jeudi 8 septembre 2011

Aldo Naouri contre la tyrannie des mères - Émilie Lanez


Le Point, no. 2034 - Société, jeudi 8 septembre 2011, p. 76,77,78,79,80,81

Explosif. Dans un livre (publié chez Odile Jacob), le pédiatre dresse un portrait noir de la famille. La faute aux mères.

Le père ? « Un porte-sperme réduit au statut de colifichet ». Les enfants ? « Hissés au sommet de la pyramide familiale, ils ont été l'objet d'un véritable culte, jalousement préservés de la moindre frustration.» Leur sont « octroyés tous les droits, sans que leur ait été imposé le moindre devoir ». Aldo Naouri, le célèbre pédiatre, broie du gris très très foncé. La famille est foutue. Les mères ont pris le pouvoir. Ivres de leurs enfants, elles se sont débarrassées des empêcheurs d'y goûter pleinement, les pères. Pour parvenir à accomplir totalement cette démission masculine, les femmes ont obtenu le soutien de toute la société. Autorité parentale conjointe, congé de paternité, partage des tâches, tout ce dispositif législatif moderne serait une aberration nuisible, émasculant plus encore les pères, gonflant d'orgueil ces femmes, « auxquelles la permanente disponibilité sexuelle n'assigne aucune li mite ». Résultat, selon l'auteur : « Nos sociétés occidentales ont retiré leur soutien à l'instance paternelle pour voir le patriarcat annihilé avec l'installation d'une forme de matriarcat dégoulinant d'amour qui a obéré plus qu'on ne l'imagine la maturation des enfants. » Vous l'aurez compris, le charmant réactionnaire n'a pas choisi de ménager ses lecteurs, ni de s'attacher les bienveillances des critiques. On oublie presque que Naouri promet de nous parler des « belles-mères, beaux-pères, brus et gendres ». Oh, il le fait pourtant, juste assez pour clamer ainsi qu'il est urgent de redonner une place au père.

Les belles-mères : Les beaux-pères, leurs brus et leurs gendres

Le Point : On se demande, en lisant votre livre, s'il vous est arrivé de rencontrer de bonnes mères ?

Aldo Naouri : Bien sûr que j'en ai rencontré. Ces mères « bonnes suffisamment » - pour reprendre en la formulant correctement l'expression fameuse de Winnicott - étaient des femmes qui avaient conscience que leur enfant n'était pas leur possession, qu'elles n'en avaient pas la jouissance. Elles avaient conscience de l'avoir fait avec son père et qu'il était destiné à devenir lui-même, à distance de ses parents. J'ajouterai que ces mères étaient elles-mêmes les filles de mères qui avaient su ne pas les envahir pleinement.

A vous lire, « le patriarcat est annihilé, le matriarcat dégoulinant d'amour règne désormais ». Expliquez-nous.

Le patriarcat a instauré le pouvoir du père en lui conférant une place prévalente au sein de la famille. Mais tout institutionnalisé qu'il ait été, ce pouvoir s'est toujours heurté à la puissance intrinsèque, naturelle et individuelle de toute mère. Le conflit qui a résulté de ces dispositions a été le garant de l'homéostasie qui est la condition par excellence de la vie. Or, sous prétexte d'introduire de la démocratie dans la cellule familiale, on a retiré au père tout soutien social. Son pouvoir a disparu et il a été invité à être une mère de substitution.

Où avez-vous vu que le père a été appelé à devenir une mère bis ?

Je l'ai vu tout au long de ma carrière, chez les « nouveaux pères », les « papas poules », et jusque dans la manière dont a évolué le Code de la famille, par exemple. Ses prérogatives de chef de famille ont été rognées les unes après les autres. On lui a supprimé la dernière qui lui restait et qui le laissait être chef pour la résidence de la famille en 1972. On a installé la coparentalité. Qui est une véritable injustice. Car l'ultime et très anodine prérogative qui lui restait compensait l'avantage énorme que la gestation permet à la mère d'avoir dans la relation à ses enfants. On l'a alors invité à « rattraper ses neufs mois de retard dans l'amour » en donnant le biberon, en changeant les couches, et en finissant par lui accorder un « congé de paternité » qui est une aberration totale. Ce n'est pas ainsi que se fabrique un père.

Et comment donc ?

« Si vous voulez être un bon père votre vie entière, faites en sorte que votre vie entière la mère de vos enfants soit amoureuse de vous, ce n'est pas plus difficile que cela. » C'est ce que je réponds aux hommes qui me posent la question. Là on est père. Car le père n'est pas celui qui agit sur l'enfant, mais celui qui agit sur la mère pour lui rappeler qu'elle est femme, pour l'extraire du gouffre de la maternité dans lequel elle risque de longtemps se complaire. En formulant les choses ainsi, je n'attente pas le moins du monde à la dignité des femmes. Je ne suis pas le misogyne pour lequel on me fait passer. Je suis tout le contraire. Je trouve en effet regrettable, pour elles comme pour leurs enfants, que les femmes se laissent prendre au piège de la maternité au point d'en oublier leur féminité.

Vous êtes furieusement réactionnaire...

Quand je parlais aux mères de mes patients, qui me reprochaient de tout leur mettre sur le dos, je leur disais ceci : ce n'est pas de ma faute si c'est vous qui conduisez la voiture. Qu'a-t-on fait en vous flattant, en vous donnant toutes ces prérogatives ? On vous a dit de conduire à votre seule guise. Et, au motif de vous faciliter la tâche, on a bâillonné au ruban adhésif le pilote assis à votre côté, le père de vos enfants. Voilà pourquoi vous êtes dans cet état. Faites en sorte qu'au moins le type à côté de vous retrouve l'usage de sa parole... Ne m'apportez pas le symptôme de vos enfants. Cet enfant ne réclame rien d'autre que les conditions de l'homéostasie. Le père et la mère lui sont nécessaires. Je ne dis pas qu'il faille laisser aux pères toutes les initiatives. Si on livre un enfant au pouvoir singulier du père, on le rend fou. Les dégâts sont les mêmes si on le laisse livré à la seule puissance de la mère. Avec cette nuance : l'interposition de la mère est naturelle et quasi automatique, celle du père doit être agréée par la mère, et ce n'est pas si simple.

Comment les rôles devraient-ils se répartir entre les parents ?

Le père s'est historiquement fabriqué lorsque, fonctionnant sur son seul intérêt, il a délibérément ignoré son enfant pour ne s'intéresser qu'à l'objet sexuel qu'était sa femme. Ce faisant, il a indirectement écarté l'enfant et la mère en mettant de la distance entre eux. La mère n'était plus toute pour son enfant. C'est ainsi que les choses se sont passées dans l'histoire de l'espèce, c'est ainsi qu'elles sont attendues dans la psyché, dans l'équilibre des forces. C'est ainsi qu'elles devraient se passer et qu'elles ne se passent plus.

En constatant l'absence de père, vous dénoncez la perte de l'autorité, de la verticalité.

Oui. On investit désormais le seul plaisir et, avec lui, l'instant et le court terme. On vit dans les dimensions féminines du temps. Tout dans la famille est mis au même niveau, et il n'y a plus de hiérarchisation, cela est ressenti dramatiquement par les enfants, même devenus grands.

Nos enfants ont des grands-parents, très présents. C'est bien du vertical cela, non ?

Pas toujours. Parce que, dans la mesure où ils s'ennuient, ces grands-parents essaient souvent de devenir à nouveau parents... de leurs petits- enfants, bien sûr ! Ils devaient se borner à se rendre disponibles pour leurs enfants lorsque ceux-ci leur demandent de l'aide, les respecter et cesser de les infantiliser.

Vous n'avez pas peur d'écrire que le mariage devrait durer ?

Je l'assume totalement. Depuis 1954, je vis avec mon épouse et lorsqu'on demande à celle-ci comment il se fait que nous n'ayons pas divorcé, elle répond que nous avons déjà divorcé deux cents fois. Et cela est vrai. Parce que, tout comme elle, je ne fais pas de la vie un accident dans le règne de la mort. Je fais de la mort une ponctuation dans le règne de la vie. Si bien que, quelles que soient les difficultés rencontrées dans ma vie conjugale, je me dois de les dépasser. Je prétends que ce que je construis dans ma génération portera ses fruits dans les générations suivantes. Si je dis en revanche qu'il n'y a que ma jouissance, mon plaisir qui comptent, parce que la mort borne mon existence, qu'il n'y a que moi qui existe, alors je suis dans l'instant, dans le féminin. Je consomme sans penser à ma responsabilité face aux générations suivantes. Ma défense du mariage et de sa durabilité n'est rien de moins à cet égard qu'une option écologique. Mais, de nos jours, cette vision des choses est extrêmement difficile à faire passer.

Et lorsqu'on ne s'aime plus ?

On dit le plus souvent que l'amour s'éteint parce que notre environnement privilégie la vision adolescente de l'amour et qu'on en est intoxiqué. Cette vision, certes exaltante, est indispensable à l'adolescence afin que, répondant à l'attractivité de son partenaire, on accepte de quitter le giron parental et surtout maternel. Une fois ses parents quittés, l'amour change complètement de nature et de composition. Il ne cesse pas pour autant. Rechercher à nouveau cet amour adolescent, c'est céder au désir de revenir au giron parental et à sa mère. Ce qui, aujourd'hui, est devenu de plus en plus courant.

Revenons au propos central de votre livre. Votre description des relations entre brus et belles-mères n'est franchement pas joyeuse...

Je vous l'accorde. Mais c'est universel. J'ai retrouvé dans toutes les langues la tension qui caractérise la relation réciproque qu'entretiennent brus et belles-mères. C'est absolument stupéfiant, le pire étant selon moi l'idéogramme chinois qui, pour nommer la bru, dit « celle qui balaie ». Pourquoi cette tension ? On imagine que c'est parce qu'entre ces deux femmes il y a un homme, l'époux et le fils, objet dont elles se disputent l'amour. Mais cette explication ne saurait suffire. Car entre gendre et beau-père il y a aussi une femme, et ça ne pose pas de problème. De fait, c'est qu'au moment où elle devient belle-mère de bru une femme change complètement. Elle qui était jusque-là dans la puissance, rétive à l'ordre du pouvoir, va se mettre à vouloir soutenir le pouvoir et à combattre la puissance. Elle change et trahit sa condition de femme, telle que la nature l'a mise en place. La belle-mère de bru devient une femme qui adhère à la culture. Et je rappelle que culture ne signifie pas ici une accumulation de savoirs, mais bel et bien la loi de l'espèce, ce mur de soutènement de tout ce qui découle comme loi et comme ordre dans l'univers. La belle-mère de bru comprend qu'elle doit soutenir son fils. Elle sait, par expérience personnelle, ce que sa bru peut faire et produire comme méfaits sur le pouvoir de son fils. Seulement pour que cette belle-mère ait une place dans la famille, il faudrait que le père en ait une, mais il n'en a plus.

Vous savez que ce que vous dites là, ce que vous venez de publier, fera hurler ?

Tous mes livres ont fait hurler. Rendez-moi justice, dans ce livre je prends nettement le parti des femmes dans leur lutte contre l'inégalité. Ce que je regrette dans cette histoire, c'est qu'on a cru pouvoir éradiquer les inégalités en effaçant la différence des sexes. Ce qui a amené les hommes à baisser les bras, à flancher et à démissionner sous la poussée de deux forces : les forces dites progressistes et le néolibéralisme. Les conséquences sont là.

Qui défendez-vous, alors ?

Je défends l'enfant. Je tiens ce discours radical, violent, téméraire parce que j'ai derrière moi une expérience de clinicien, des centaines et des centaines de cas où j'ai pu constater que, dès lors qu'on restaure la dualité père/mère, pouvoir/puissance, on sort l'enfant de ces états de souffrance.

Qui était votre mère ?

Une femme fantastique, extraordinaire. Je lui consacrerai un jour un livre.

Comment vous a-t-elle élevé ?

Oh ! Ma mère a été veuve à 34 ans. Elle était enceinte de sept mois, elle m'attendait, j'étais son dixième enfant. Je suis un fils posthume. Je ne pense cependant pas que quelqu'un ait eu dans l'existence plus de père que moi.

Comment existait-il, votre père mort ?

Il était là tout le temps. Non pas parce que ma mère n'arrêtait pas d'en parler. C'était son attitude, tout ce qui la gardait à l'abri du désir de flatter ou de combler. Bien que très tendre, elle était avare de louanges et elle ne cessait pas de rappeler chacun à ses devoirs avant de lui reconnaître le moindre droit. Elle n'a jamais fait d'aucun de nous, ni même de nous tous, sa raison de vivre. Tout le contraire de ce qui se passe aujourd'hui.




« Naouri constate que la société est devenue sans tabou, donc sans limite. » Ali Magoudi

Avec « Les belles-mères... », Aldo Naouri nous entraîne dans un texte dont il a le secret. A l'aide de cas cliniques rigoureusement agencés et de commentaires acérés, il provoque chez son lectorat une levée partielle de refoulement, cette dernière permettant à l'auteur de distiller certaines vérités autrement irrecevables. Fort de ses quarante ans de clinique, l'auteur est formel : le matriarcat est de retour, livrant l'enfant à la puissance aliénante de la mère. Cette interprétation ne porte pas sur les seuls individus, mais sur tout le corps social. Ce qui, même si elle est partagée par beaucoup, la rendra difficilement recevable. Naouri constate que la société est devenue sans tabou, donc sans limite. Que, pour « accélérer la lutte légitime contre les inégalités de droit, on a prétendu effacer deux différences indispensables au bon fonctionnement du psychisme : la différence générationnelle et la différence sexuelle ». Naouri a- t-il raison ou se fourvoie-t-il dans la nostalgie du bon vieux temps ? Une chose est sûre. Pendant des millénaires, l'autorité s'est fondée sur un ordre patriarcal favorisant l'autoritarisme. Et le bébé a été jeté avec l'eau du bain. Au point qu'il n'est pas rare d'entendre : « La frustration fabrique des frustrés. » Sur quoi se fonde l'autorité ? Sur quoi se base la possibilité de dire non ? Toutes les nuances de la pensée, toutes les libertés chèrement acquises en démocratie n'y pourront rien. Les limites que la loi impose à chacun s'appuient sur l'arbitraire. Resterait à inventer un ordre patriarcal où l'arbitraire ( celui du signe), vecteur de liberté, serait débarrassé de l'autoritarisme.


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3 commentaires:

Anonyme a dit…

j'ai 67 ans, je suis entrée à 23 ans dans une famille macho et assez misogyne, j'ai eu 2 fils. l'ainé a suivi l'exemple de la famille paternelle, le second a choisi de ne pas le suivre et de s'évader du système.
Ils ont chacun une fille.
mes relations avec mes belles-filles ont été un peu cahoteuses au départ, pensant vivre le même relation que celle que j'ai eu avec ma propre belle-mère, c'est à dire super . mais autre génération,autre éducation,autres moeurs, il a fallu que je comprenne que je n'étais plus en première place, mais en seconde, et qu'effectivement il y avait entre nous un homme : fils et mari.j'ai aussi compris que chaque couple a le stricte droit d'éduquer ses enfants en toute liberté. seulement ce n'est pas une raison pour reléguer les parents au rang des "serviteurs que l'on utilise au gré de ses besoins, et qui doivent se contenter de la toute petite place qui leur est désormais octroyée.
Pour que la paix, l'entente et le lien familial continue d'exister, aucune suggestion, aucune allusion, aucun petit appel ne doit surgir, dans le sens parents-enfants. C'est quand même un peu amère.
Quant à encore et toujours depuis des générations culpabiliser les mères, et les décrire comme des ogresses, c'est risquer auprès des hommes qui n'ont pas compris qu'ils détiennent aussi une grande part de responsabilité pour n'avoir pas su être équitables auprès de leurs épouses en reconsaissant leur qualités de femmes à part entière, de leur besoins et de leurs droits: pas en être subalterne, "puisqu'elles sont n° 2 à la sécurité sociale" comme on bien su me le faire remarquer dans mes jeunes années d'épouse!
voilà à quoi nous en sommes arrivées, nous les femmes, à un pouvoir que nous n'aurions jamais revendiqué, si la gent masculine avait par le passé été plus ouverte et plus "équilibrante".
je comprends parfaitement la pensée de Mr Aldo Naouri, et suis assez d'accord, mais il serait bon de penser que ses propos feront le bonheur de tous les "mâles" qui se sentent dépouillés de leurs prérogatives.
quant aux enfants, oui ils seront les victimes du système laxiste dans lequel ils auront été éduqués. Il est urgent de remettre une réelle autorité intelligent au sein de la famille.

Anonyme a dit…

D'une certaine façon nous voyons dans la situation actuelle le résultat d'un patriarcat mal compris... ou qui n'a pas su évoluer. Maintenir les femmes dans la maternité lorsque c'était le seul moyen d'assurer la survie de la race est une chose, continuer à faire la même chose lorsque cette survie est assurée ne se justifie plus. Lorsque Monsieur Naouri suggère à l'homme de rendre sa femme amoureuse, il a raison, malheureusement dans les faits il n'est guère suivi et bien trop de femmes n'existent qu'en tant qu'objet sexuel ou en servante et cela reste vrai aujourd'hui en dépit des protestations officielles. Du coup la femme en est arrivée à surinvestir un enfant qui est son seul admirateur, son seul intérêt dans la vie, sa seule raison sociale et la seule justification de son existence. L' hypersexualisation de notre société qui produit les petites filles maquillées de 8 ans n'arrange rien. Qu'on donne d'autres centres d'intérêt aux femmes, et les choses changeront peut être.

Anonyme a dit…

Une lectrice anonyme....écrit en fin de témoignages qu'il faut donner aux femmes des raisons de s'investir, en fait c'est de la victimisation des femmes dans une société sexiste et féministe déjantée. Et curieusement elles revendiquent en permanence à en croire les médias...donc pas si heureuses ! le sont-elles un jour ?
En fait c'est à elles de s'investir et arrêter d'être assistées comme des gamins en maternelle. Beaucoup d'immaturité : on le voit ds les films, la pub, les médias.
Se remettre en question mais encore faut-il le vouloir. C'est toujours la faute des autres. C'est pénible ces réquisitoires contre la société, les machos ( où sont-ils ? Disparus...!).
Réponse bienvenue.
J. de FERRIER