jeudi 8 septembre 2011

Beigbeder - "Le livre numérique : apocalypse d'amnésie et de vulgarité"


Le Point, no. 2034 - Littérature, jeudi 8 septembre 2011, p. 102,103,104,106

L'homme qui aimait les livres
Propos recueillis par Thomas Mahler et Christophe Ono-dit-Biot

Dans « Premier bilan après l'apocalypse », Frédéric Beigbeder attaque le livre numérique. Entretien.

C'est son oeuvre la plus sentimentale. Avec « Premier bilan avant l'apocalypse » (Grasset), le prix Renaudot 2009 dévoile les 100 livres qu'il souhaiterait voir échapper au feu nucléaire qui s'abattra bientôt sur les oeuvres de papier. Ces « petits tas de feuilles sèches », disait Sartre, que le règne programmé de la tablette numérique fera flamber sans même une étincelle : en les dématérialisant. Certains crieront à la provocation. D'autres se régaleront avec cet hommage joyeux d'un écrivain à ses pairs, autoportrait d'un bibliophage qui a fait son éducation sensuelle, bien avant les mannequins russes, en compagnie des romans. Un genre condamné, dit-il, car la révolution numérique n'annonce pas seulement une nouvelle ère techno-économique, mais la fin même du roman, ce tour de prestidigitation qui, depuis Cervantès et Rabelais, nous a permis de fuir la réalité tout en nous obligeant à nous tenir face à nous-mêmes. Le chant du cygne, aussi, de toute une civilisation, amenée à entrer dans une « apocalypse d'amnésie et de vulgarité ».

Le Point : Comment un écrivain branché comme vous, qui a toujours soutenu que l'écrivain devait être de son temps pour que son art n'en soit pas exclu, peut-il refuser la modernité en vouant aux gémonies le livre numérique ?

Frédéric Beigbeder : C'est peut-être mon premier livre de vieux. J'ai passé la barre des 45 ans, je suis devenu réactionnaire. Je plaisante, mais la vérité, c'est que j'ai vraiment peur de la dématérialisation. Je ne pense pas que ce soit un progrès. Et cela ne m'a pas du tout plu quand mes disques ont été remplacés par un boîtier qui choisit à ma place les morceaux. Et peut même les jouer aléatoirement, d'une façon indépendante de ma volonté. Et là, ça ne me plaît pas non plus que les livres sur papier soient remplacés par un écran. Ma vraie inquiétude, c'est qu'en supprimant le livre dans sa version papier on en arrive à supprimer l'existence même du roman. Je crois qu'on n'en parle pas assez, et je suis effrayé par l'indifférence générale qui a accompagné l'arrivée de l'e-book. Bret Easton Ellis, l'écrivain contemporain que je préfère, a haussé les épaules quand je lui en ai parlé. Il m'a dit : « Oui, le livre en papier va disparaître dans cinq ans et on lira tout sur écran. Mais ça ne me dérange pas, parce que c'est comme ça. » « Parce que c'est comme ça », vous vous rendez compte ? Et si on n'aime pas que ce soit « comme ça », on est immédiatement traité de paranoïaque. Alors oui, peut-être que je suis parano, mais je crois vraiment que la situation est apocalyptique. Et au moment de faire ce bilan sous forme d'un hit-parade des romans que j'aime, cela m'a paru nécessaire d'alerter les gens. Parce que peut-être que, dans cinq ans seulement, on ne pourra plus les acheter sur papier. Ou alors chez les antiquaires. Ils seront alors en dehors de notre temps, ce qui m'attriste.

Mais qu'est-ce que vous leur reprochez, aux livres numériques ? Pourquoi la lecture devrait-elle être associée à une pratique figée ?

D'abord, j'aime l'idée que chaque livre est unique et que tous les livres ne soient pas uniformisés dans un même support. « Novövision », d'Yves Adrien, n'a pas le même format, la même couverture, la même odeur que « Splendeurs et misères des courtisanes », de Balzac. Un livre donne un plaisir sensuel : c'est tactile, les pages ont un parfum. Alors qu'un écran ne sent que le métal, le verre et le plastique. Par ailleurs, je crois que c'est faux de dire qu'on va lire tout Proust sur iPad. Essayez donc ! D'abord, le texte de Proust disponible en ligne est truffé de coquilles. Ensuite, c'est quand même un effort de concentration, un effort qui est lié au plaisir que cette lecture procure : lire est une conquête. Cet effort de déchiffrer un univers mental, plus personne ne va le faire avec une tablette, car il y a bien trop de distractions, de tentations, entre les mails, les tweets, les alertes Google, les demandes de faux amis sur Facebook... Mon téléphone, si je veux lire, je l'éteins, mais là, c'est le même support qui contient tout !

« Freedom », de Jonathan Franzen, aussi ambitieux que volumineux, s'est pourtant téléchargé légalement plus de 300.000 fois aux Etats-Unis. C'est encourageant, non ?

Non, c'est angoissant. Ce n'est pas parce que les gens téléchargent qu'ils lisent. Moi, je préfère que les gens aillent dans une librairie fureter, traîner, feuilleter, humer, palabrer, au lieu de cliquer, zapper, chatter, bloguer... Car il faut cesser de s'aveugler : à terme, le livre numérique, c'est évidemment la mort des librairies, et tous ceux qui prétendent l'inverse sont des mythomanes.

La forme même du roman est selon vous intimement liée au papier, et donc mise en péril par le format numérique. Pouvez-vous nous expliquer ?

Historiquement, le roman moderne est né après Gutenberg, avec Rabelais puis Cervantès. Si on fait disparaître l'imprimerie, est-ce qu'on ne risque pas de faire disparaître le concept d'histoire longue ? On va assister à l'éclosion de récits brefs, avec des renvois à des photographies, des chansons, des vidéos, des habillages sonores. Je crois que c'est autre chose, et que le risque d'ADD - Attention Deficit Disorder, ce syndrome de déconcentration qui touche de plus en plus d'utilisateurs d'ordinateurs - sera permanent, et pour tous. L'idée qu'on ait envie d'écrire « Guerre et paix » pour un iPad, je n'y crois pas. Ce que je dis, mais Ray Bradbury l'a décrit bien avant moi dans « Fahrenheit 451 », c'est que tout dans cette société semble organisé pour empêcher de nous isoler, de nous concentrer et de nous asseoir avec un livre pour penser, réfléchir, voyager dans l'esprit d'un autre être humain.

Vous utilisez l'expression de « guerre du goût », que vous empruntez à Philippe Sollers. Vous pensez vraiment que c'est un conflit de valeurs qui se joue à travers ces bouleversements technologiques ?

Bien sûr. Les camps ne sont plus la gauche contre la droite, le fascisme contre la démocratie, mais plutôt d'un côté ceux qui défendent un certain art de vivre, une civilisation, l'humanisme, et de l'autre ceux qui prônent l'efficacité, la vitesse, le zapping, le matérialisme (qui paradoxalement, et assez cyniquement, passe par la dématérialisation de tout). Mais, contrairement à Sollers, je ne crois pas à un complot organisé. Je pense que c'est plutôt une grande paresse qui s'empare de l'humanité. On a fait des découvertes technologiques qui sont extrêmement pratiques et je m'en sers comme tout le monde. Mais je trouve triste de perdre la mémoire, le sens de l'effort, l'idée de solitude, aussi. Lire, c'est résister. C'est même le dernier acte de résistance à un monde entièrement huilé autour de la consommation. Le type qui décide d'aller lire dans un coin ne sert pas à grand-chose et ne rapporte rien. Mieux, il va même se mettre à douter, et finir par trouver intéressantes des choses gratuites comme les nuages, le délicat mollet d'une fille qui passe, un parfum, le livre qu'elle lit... Parce qu'à cause de l'iPad on ne pourra pas savoir qu'elle lit Jean-Jacques Schuhl ou Hunter Thompson et donc la trouver immédiatement séduisante...

Oui, mais cela évite aussi de savoir qu'elle lit Marc Levy ou Katherine Pancol...

Vous voyez à quel drame peut conduire l'iPad ! Sérieusement, quand je parle de choses gratuites, poétiques, de celles qui font la valeur de la vie, je suis parfaitement au premier degré. Le lecteur pose problème à la société contemporaine parce qu'il n'est pas rentable. Quand je lis durant cinq heures « L'art français de la guerre », d'Alexis Jenni, je ne les passe pas à traîner dans un centre commercial. Pourquoi est-ce que Bradbury a eu cette idée de pompiers pyromanes qui seraient chargés de débusquer les livres pour les brûler ? Il a bien sûr pensé aux autodafés des nazis. Mais c'est avant tout parce que le livre est quelque chose d'inquiétant, qui nous apprend à ne pas faire partie du troupeau, à désobéir, à être improductifs.

En 1936, dans « La fêlure », votre idole Francis Scott Fitzgerald craignait déjà que le cinéma et les « marchands de Hollywood » n'entraînent la disparition du roman. Ce n'est pas advenu...

C'est vrai. Céline disait aussi qu'avec le développement du cinéma cela ne servait plus à rien de raconter des histoires et qu'il fallait réinventer la langue. Sans doute qu'avec cette révolution numérique on écrira autrement, comme je le disais précédemment. Mais, faisant partie de cette génération qui est peut-être la dernière à aimer le roman, je me suis dit que j'allais rédiger un manifeste pour témoigner du bonheur et de la chance qu'ont représentés pour moi les livres de papier. La génération suivante pourra lire sur un écran. Mais ça ne concernera que quelques milliers de gens, alors que le livre a occupé une place centrale dans la société pendant six siècles. Quand on crée ainsi une même machine qui contient YouTube, Facebook, TF1 et Dostoïevski, eh bien ayons l'honnêteté de le dire : Dostoïevski est mal barré. C'est évidemment plus compliqué de se concentrer sur le destin de Raskolnikov et de s'interroger en tournant les pages pour savoir si sa culpabilité va l'obliger à dire qu'il a tué la vieille... que de filer rancard à une fille sur Facebook. Le danger, c'est ça. Arrêtons de tout centraliser sur une même machine.

En numéro un de votre « hit-parade », vous placez « American Psycho », de Bret Easton Ellis. « Le roman qui a assassiné le XXe siècle », écrivez-vous.

Chaque jour qui passe donne raison à ce livre. « American Psycho », c'est la description des quarante dernières années et des quarante prochaines. Bret Easton Ellis a tout compris et tout prévu. Rien que cet été, chaque jour, Patrick Bateman faisait la une des journaux. Le tueur de Norvège, les émeutiers qui volent des plasmas à Londres, les boursicoteurs fous, c'est lui, toujours lui. C'est un livre à la fois insoutenable et désopilant, extrêmement provocateur, sexy comme le serpent Kaa du « Livre de la jungle », qui vous fascine et vous hypnotise. Est-ce qu'un livre est sexy ? Voilà une question qui est à mon avis plus urgente pour sauver la littérature que de savoir s'il y a une césure à l'hémistiche.

Cette lutte pour défendre les livres doit-elle passer par une nouvelle façon d'enseigner la littérature ?

Sans doute. Parce que décortiquer des textes ne me semble pas être la bonne manière pour transmettre le plaisir de lire. Il faut séduire les enfants avec des textes qui leur parlent de leur vie. Jouer sur les émotions, le rire, la tristesse, la peur, la colère. Je ne dis pas qu'il faille céder à la démagogie. Mais, personnellement, lire dans ma jeunesse « Le loup des steppes », de Hesse, ou « Sur la route », de Kerouac, a transformé mon existence et me changeait de ces commentaires composés auxquels je n'ai jamais rien compris. Les profs devraient avoir ce genre de réflexion : que peuvent-ils conseiller aux gosses après « Twilight » ?

« Premier bilan après l'apocalypse » ne sera téléchargeable sur aucun site Internet. Comptez-vous vous opposer à la numérisation de vos prochains livres ?

Je ne suis pas sûr que cet immense sacrifice suffira à enrayer le processus !


Premier bilan après l'apocalypse. Grasset, 430 pages, 20,50 euros.

LIRE AUSSI : Alain Finkielkraut "La France est une nation littéraire"

« Un livre par an » - Age par âge, la méthode Beigbeder pour donner le plaisir de lire.
12 ans : « Twilight », de Stephenie Meyer. Quand tu lis des histoires de vampires qui n'ont pas le droit de s'aimer parce que c'est dangereux, tu peux t'intéresser à d'autres histoires d'amour interdites : « Roméo et Juliette », « La princesse de Clèves », « Anna Karénine », « Madame Bovary »...
13 ans : « Le seigneur des Anneaux », de J. R. R. Tolkien. Plutôt que Harry Potter, le jeune sorcier binoclard qui fait des matchs de foot aérien sur un balai-brosse, lis Tolkien, c'est un peu plus ambitieux. Il invente un monde avec une langue, une géographie.
14 ans : « L'attrape-coeurs », de J. D. Salinger. Passer des Hobbits à Holden Caulfield, c'est découvrir qu'il y a des livres qui font fonctionner l'imagination et d'autres qui parlent de votre vie.
15 ans : « Women », de Charles Bukowski. Des histoires de fesses et de vomi. Une liberté, un souffle, et en même temps une tendresse et une poésie. Avec ça, tu pourras devenir un vieil alcoolique dégueulasse.
16 ans : « San Antonio », de Frédéric Dard. N'importe quel « San-Antonio » des années 70, car ils étaient tous géniaux. Dard joue avec les mots et cite beaucoup d'écrivains.
17 ans : « Voyage au bout de la nuit », de Céline. Un chef-d'oeuvre, mais jamais ennuyeux : il y a de l'argot, on fait le tour du monde de la place de Clichy à l'Amérique.
18 ans : Dostoïevski ou Proust. Avec la majorité, il est temps de passer aux choses sérieuses


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