samedi 29 janvier 2011

Alain Finkielkraut : "La France, c'est d'abord une nation littéraire"

Marianne, no. 719 - Idées, samedi, 29 janvier 2011, p. 76

A l'invitation de "Libération" et de "Marianne", le philosophe prononce une conférence, le samedi 29 janvier, lors des Etats généraux du renouveau de Grenoble. Tour d'horizon idéologique en avant-première.

Marianne/Libération : Pourquoi culture et identité sont-elles des notions qui n'ont cessé de se disjoindre au cours des dernières décennies ?

Alain Finkielkraut : En 1925, le grand philologue allemand Ernst-Robert Curtius écrivait, dans son Essai sur la France : "La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d'elle-même et de sa civilisation. Aucune autre nation ne lui accorde une place comparable. Il n'y a qu'en France où la nation entière considère la littérature comme l'expression représentative de ses destinées." Ce n'est plus vrai, hélas. Cependant, au lieu de se soucier de l'appauvrissement culturel de l'identité nationale, on s'acharne contre le concept même d'identité nationale. Au nom de la mémoire, bien sûr, mais il s'agit d'une mémoire égarée. La référence à l'identité nationale, dit-on, a nourri le nationalisme, et le nationalisme a déchaîné le pire. Le mot d'ordre est donc de se défaire de l'identité, au moins sous cette forme extrême. Mais, face au risque du particularisme, on ne peut plus tabler sur l'universel. Le XXe siècle a été le siècle du colonialisme : au nom des valeurs occidentales érigées en norme universelle, nous nous sommes crus en droit de dominer d'autres peuples. Le résultat, c'est la situation dans laquelle nous nous trouvons : d'un côté, rejet de tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à l'identité française, séparation farouche de la question identitaire et de la question culturelle ; et, de l'autre, célébration effrénée des autres identités. Car l'identité est un thème à la mode pour peu qu'elle ne soit pas européenne et française. Pour un film de la collection "Empreintes", réalisé par Ilana Cicurel, je suis retourné dans l'école communale de mon enfance, rue des Récollets, à Paris. Il y trônait une carte du monde avec des photos d'élèves épinglées sur divers pays des continents africain et asiatique, avec cette légende : "Je suis fier de venir de..."

Aujourd'hui, l'école célèbre la fierté de "venir de", et stigmatise la fierté d'être français. La France a été longtemps un peuple littéraire, qui connaissait ses classiques. Encore faudrait-il qu'elle puisse le demeurer. Et il ne suffit pas, pour accomplir un tel dessein, de chanter les louanges d'un livre boudé par le président de la République, la Princesse de Clèves.

Réhabiliter la Princesse de Clèves, c'était tout de même un bon début ?

A.F. : Sans doute, mais, lorsqu'un des ministres de Nicolas Sarkozy, André Santini, a réclamé la suppression des épreuves de culture générale, personne ne s'est ému. Au contraire, le Conseil représentatif des associations noires (Cran) l'a félicité au nom de la lutte contre les discriminations. L'enseignement de la culture générale est désormais jugé discriminatoire. Quand il est attaqué par la droite au nom de la professionnalisation, tout le monde se mobilise, mais quand il est attaqué par la gauche au nom de l'égalité réelle, tout le monde applaudit. Voilà une contradiction que seule une réflexion sur l'identité peut permettre de surmonter.

N'est-ce pas le propre de l'exception française que d'avoir poussé jusqu'à son paroxysme le découplage de la culture et de l'identité ?

A.F. : Ce découplage a eu lieu en Allemagne aussi, comme le montre le débat sur l'intégration et sur le multiculturalisme. Dans un récent article, le philosophe Jürgen Habermas se fait l'avocat de ce découplage en critiquant la référence à une Leitkultur, à une culture de référence, suggérant par là même que son pays n'aurait le droit qu'à un patriotisme abstrait, de simple adhésion à des normes. En France, un débat fait rage autour du projet de musée de l'Histoire de France. Parmi ceux que ce projet indigne, pour utiliser un verbe à la mode, je retiens la position d'un des grands historiens de l'affaire Dreyfus, Vincent Duclert. Selon ce dernier, il faudrait créer non un musée de l'Histoire de France, mais un musée de l'Histoire en France. La France, autrement dit, doit être un contenant susceptible d'accueillir tous les contenus.

Quelles sont, d'après vous, les implications de cette réduction de la France au statut de contenant ?

A.F. : Dès lors que la France est un contenant, cela signifie qu'il y a d'autres contenus ailleurs, donc un risque de ségrégation et d'exclusion. Mais voulons-nous vraiment habiter un contenant ? Quels sont, d'ailleurs, les purs contenants dans le monde contemporain ? Ce sont les gares et les aéroports. Toute la question est de savoir si, au nom de l'hospitalité telle qu'elle est conçue aujourd'hui, la France doit devenir un aéroport. De la même façon, il existe un récit de l'histoire de France, dont certains historiens, tel Nicolas Offenstadt, ne cessent de vouloir souligner le caractère fictif et artificiel. Les artisans du projet de musée de l'Histoire de France n'ont pas lésiné sur les précautions ; ils ont multiplié les concessions ; ils ont fait valoir la pluralité des approches et des points de vue. Ils ont même accepté que le terme de "musée" soit remplacé par celui de "maison". En vain : c'est l'idée même que les Français puissent s'inscrire dans une histoire qui fasse sens qui, justement, n'est pas tolérée. Ceux-là mêmes qui déconstruisent le récit national croient vaincre tous les préjugés, alors qu'ils se soumettent à tous les clichés du présent - à commencer par celui du métissage. Ou plutôt, il existe une tentative inlassable de rendre l'histoire passée conforme aux idéaux du présent. Le métissage est à tel point inscrit dans notre présent que nous souhaiterions le projeter dans le passé de la France. Les historiens et les sociologues vont ainsi répétant, au mépris de toute vérité historique, que la France a toujours été une terre d'immigration. Ce n'est pas exact. Entre les grandes invasions et le XIXe siècle, la France a connu une remarquable stabilité démographique. Si la France actuelle ne sait plus où elle en est, c'est parce que nous vivons un changement très rapide et spectaculaire, sous le double effet de la mondialisation et de l'immigration. Culpabiliser l'inquiétude que suscite une telle transformation, c'est faire le jeu du Front national. C'est la raison pour laquelle il appartenait, à mon sens, aux intellectuels de s'emparer du débat sur l'identité nationale, au lieu de le frapper d'interdit ; il convenait aussi de se demander si nous n'entrions d'un seul tenant dans une ère postnationale et postculturelle.

Justement. Des deux notions, la culture et l'identité, laquelle est la plus malmenée ?

A.F. : La culture ne peut vivre que de hiérarchie. A cet égard, un récent rapport du ministère de la Culture, intitulé "La culture pour chacun", m'a particulièrement ému. Pour son auteur, Francis Lacloche, le véritable obstacle à une politique de démocratisation culturelle n'est rien d'autre que la culture elle-même, car, comme nous dit Lacloche, elle conduit, sous couvert d'exigence et d'excellence, à un processus d'intimidation sociale. Preuve que ce qui tue, aujourd'hui, la culture, c'est l'anti-élitisme.

Dans les années 60, il y avait encore un consensus. Malraux et le Parti communiste défendaient "l'élitisme pour tous". Faut-il regretter cette époque ?

A.F. : Ce qui est sûr, c'est qu'il y a quelque chose de décevant dans le procès intenté au président de la République. Il incarne la société postculturelle, il est donc l'objet de tous les quolibets, mais la seule chose qu'on sache lui opposer, c'est une démocratie totalement nivelante. La langue française, il y a peu, était encore nourrie par la littérature. Aujourd'hui, ce qui disparaît avec le bon usage, c'est jusqu'à la simple idée du bon usage. Florent Pagny a expliqué récemment qu'il n'était pas très heureux que ses enfants, de retour de l'école, "parlent rebeu". Benjamin Biolay lui a répondu que, si les siens s'exprimaient dans cette langue, il serait le plus heureux des papas antiracistes...

Propos recueillis par Gérard Desportes et Alexis Lacroix

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