mardi 27 septembre 2011

Bouée pour la Grèce, béquille pour l'euro - Laurent Cordonnier


Le Monde diplomatique - Octobre 2011, p. 17

Cette crise du libéralisme qui galvanise les libéraux

Supposons que l'urgence soit bien aujourd'hui de " sauver " la Grèce. Si l'on suit le mouvement des idées qui semblent encore dominer, cela signifierait empêcher tout défaut de paiement de l'Etat hellène, et maintenir le pays dans la zone euro. Non seulement parce qu'il serait catastrophique pour les Grecs de faillir à l'un ou l'autre de ces objectifs, mais aussi parce que les conséquences seraient dévastatrices pour le reste de l'Europe. Dans ce sens, sauver la Grèce serait bon pour les Grecs et pour les Européens dans leur ensemble. Admettons un instant cela, et posons-nous la question suivante : quelles en seraient les conditions de possibilité ?

Pour mettre les choses au mieux, supposons qu'Athènes parvienne à rétablir ses finances publiques d'ici trois ou quatre ans, en sorte que la dette ne dépasse pas l'équivalent de 200 % du produit intérieur brut (PIB). Ce n'est pas gagné : elle approche actuellement les 160 %, et le déficit budgétaire enregistré pour la période janvier-août 2011 est de 18 milliards d'euros (soit 9 points de PIB). Loin de se résorber, ce dernier s'accroît, en grande partie du fait que l'austérité effarante imposée à la population a encore approfondi la récession ; l'activité économique reculera de 5 % en 2011. La ristourne de 21 % sur le montant de leurs créances, acceptée " bénévolement sous la contrainte " par les banques européennes, en vertu de l'accord du 21 juillet, pourrait néanmoins aider à rendre ce seuil de 200 % plausible. La question revient donc à savoir qui pourrait porter à long terme une telle dette, à des conditions financières qui n'asphyxient pas complètement la société grecque (on ne parle pas de lui rendre sa joie de vivre...) ?

Alors, le pire deviendrait certain

Première partie de la réponse : en l'absence de toute mesure contraignante, seule la puissance publique européenne aura encore bientôt le goût de détenir cette dette. Comme l'énonce en toute simplicité une officine financière, " nous n'imaginons pas que les investisseurs reviennent à l'achat (1) ". Non seulement tout accroissement de la dette grecque ne pourra plus être financé que par des créanciers publics, mais, au fur et à mesure que les titres en stock devront être renouvelés, le secteur privé fera toutes les politesses pour laisser le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et le Fonds monétaire international (FMI) se servir en premier.

Dans l'intervalle, les banques et autres institutions financières trouveront même assez agréable que la Banque centrale européenne (BCE), contre toutes ses préventions doctrinales, rachète de la dette souveraine, pour accélérer le délestage de leur fardeau. En l'espace de quelques années, la dette grecque sera donc détenue intégralement par le public.

Il reste à savoir quel serait le taux d'intérêt " acceptable " par la Grèce, comme pour toute autre société. A moins de provoquer une révolution populaire, ou la prise de pouvoir d'une dictature sanguinaire, ou la disparition de la civilisation grecque, on pourrait énoncer qu'une nation développée ne saurait supporter durablement un prélèvement annuel supérieur à 6 % de sa richesse produite - ce qui équivaudrait déjà, pour Athènes, à la moitié des rémunérations de la fonction publique (2). A titre de comparaison, la charge annuelle actuelle de la dette de l'Etat français représente à peu près 2,3 % du PIB de la France. En admettant une stabilisation de la dette publique grecque à 200 % du PIB national, il faudrait limiter à 3 % le taux d'intérêt réel réclamé sur la dette du pays pour rester en deçà de ce prélèvement de 6 % du PIB.

En somme, si les Etats européens parvenaient à emprunter sur les marchés à 3 % (ou moins) en termes réels, ils réussiraient à financer la dette grecque sans que cela leur coûte un sou. Or, à la mi-septembre, le FESF est parvenu à lever 5 milliards d'euros (sur dix ans) pour financer le plan d'aide au Portugal, à un taux nominal de 2,75 %. En considérant que le taux d'inflation anticipé par les prêteurs tourne autour de 2 %, cela représente au final un taux d'intérêt réel de 0,75 %. Il serait donc possible de financer durablement l'intégralité de la dette grecque dans des conditions bien inférieures au seuil d'asphyxie énoncé plus haut.

Ce scénario d'urgence exigerait cependant encore trois autres conditions : que ce plan fût conçu avec cet objectif explicite, que les dirigeants européens parviennent à s'entendre à son propos, et que le FESF soit doté d'une capacité d'emprunt bien supérieure aux 440 milliards d'euros actuels. C'est ce que M. Timothy Geithner, le ministre des finances américain, a bien vu et qu'il est venu expliquer aux dirigeants européens lors du sommet de Wroclaw (Pologne). Non par affection pour le Vieux Continent, mais, plus sûrement, par amour des banques. M. Geithner ne conçoit pas de les laisser plus longtemps à la merci d'un défaut de paiement de la Grèce. Or, avec 440 milliards d'euros, le FESF dispose tout juste de quoi racheter la dette de ce pays. Cependant, il faut encore financer le plan du Portugal et de l'Irlande, et en garder sous la semelle pour montrer que l'on a éventuellement de quoi soulager l'Italie ou l'Espagne (soulager seulement...). Alors quel montant d'intervention pour le FESF ? Mille milliards d'euros constitueraient un chiffre raisonnable.

Le raisonnable ne saurait cependant produire ses effets qu'en étant mis en oeuvre dans des délais... raisonnables, avec une planification... raisonnée, et la conviction d'agir avec une résolution... raisonnée ! Toute nouvelle " avancée à reculons " de la part des dirigeants européens, même si elle s'effectue dans la bonne direction, apparaîtra a contrario comme une conversion panique devant la précipitation d'événements incontrôlés. Alors, le pire deviendra certain.

La défiance des marchés s'amplifiera. Une fois que la BCE aura cessé son programme de rachat, les taux d'intérêt recommenceront à se tendre sur les dettes italienne et espagnole. Il suffira alors d'un coup de sifflet farceur dans les tribunes pour que tout le monde croie au penalty (une rétrogradation en rafale des notes sur les dettes souveraines par les agences de notation) et pour que la prophétie autoréalisatrice se remette en branle. Les pays attaqués ne pourraient plus se permettre de renouveler les titres de leur dette parvenus à échéance, contraints qu'ils seraient d'emprunter à des taux devenus exorbitants. Au bout du compte, leur dette deviendrait insoutenable, non en raison de son montant, mais en raison de l'envolée des taux d'intérêt. Rappelons en effet qu'une dette sur laquelle ce taux serait nul ne coûterait rien ! C'est donc son augmentation qui rend la dette insoutenable (dans le sens où la charge du paiement des intérêts grève d'autant le budget de l'Etat). Cela conforte en retour les prêteurs dans l'idée que la dette est devenue insoutenable, les conduisant à augmenter la prime de risque qu'ils réclament à l'Etat emprunteur... ce qui pousse les taux d'intérêt à la hausse, et rend d'autant plus crédible leur risque de défaut futur.

Dans cette atmosphère de panique, un FESF que l'on aurait négligé de doter des moyens suffisants ne permettrait pas d'emprunter sur les marchés dans les conditions avantageuses qu'on nous présente aujourd'hui. Le renchérissement du coût de ses emprunts aurait des répercussions sur l'ensemble des dettes souveraines de la zone euro, car le poids des garanties apportées à ces emprunts s'alourdirait pour les pays qui, comme l'Allemagne, les Pays-Bas ou la France, ne feraient pas encore partie des Etats secourus. Le plan de sauvetage européen ressemblerait alors à l'adossement de deux tréteaux pourris qu'on cherche à faire tenir ensemble par la grâce de leur fatigue respective (3).

Les euro-obligations (ou eurobonds) ne constitueraient pas, pour cette raison même, une bien meilleure solution. Sur le papier, la formule, qui consiste en une mutualisation des dettes souveraines, modulée par d'ingénieux bonus-malus sur les taux d'intérêt, est élégante et politiquement ingénieuse (4). L'Europe économique surgissant du chaos des dettes dans une cosmogonie enfantant le fédéralisme budgétaire, le mythe est même attendrissant : cotillons et dragées pour tout le monde ! Mais cela ressemblera aux mêmes tréteaux pourris.

Car le brassage de toutes les dettes publiques dans un seul titre distillera paradoxalement un parfum de vins coupés, rappelant par trop les crédits subprime, compilés, structurés et titrisés... un tour de passe-passe visant à mélanger le bon grain et l'ivraie.

Il ne restera plus, alors, dans l'urgence, et comme unique solution, qu'à forcer les banques européennes à détenir l'ensemble des dettes publiques des Etats européens attaqués. C'est peut-être cela que cherchent au fond les dirigeants européens. Adeptes d'une sorte de trotsko-libéralisme, ils en seraient venus à penser que, tant que la crise n'est pas parvenue à son terme, on ne saurait voir se dégager les bonnes solutions. Qui pourrait leur donner tort ?

Une fois l'urgence passée, les autres bonnes solutions pourraient être envisagées sereinement. D'abord (enfin), instaurer une taxe sur les transactions financières, ainsi qu'une taxe carbone au niveau européen, comme le propose maintenant l'économiste Michel Aglietta (5). Ensuite, abandonner la cible d'inflation mortifère des 2 %, pour aller jusqu'à 4 % ou 5 %. Le plus dur serait toutefois de générer de l'inflation. Comme le note en effet un autre spécialiste, Robert Boyer : " Le seul espoir, dans ce paysage, serait que l'on bute sur des pénuries de main-d'oeuvre en Chine, mais aussi sur des conflits sociaux, qui permettent une inflation en Chine. Cela provoquerait un retour de l'inflation, porté par les salaires en Chine, et qui réduirait le poids des dettes dans le monde. Ce serait un magnifique scénario (6). " Pour aider, il faudrait peut-être (quand même) que le patronat européen donne un petit coup de pouce aux négociations salariales...

Et, pour finir, faire adopter au niveau européen une règle d'or. Mais vraiment rigoureuse, sérieuse, et comportant ses décrets d'application ! Interdiction pourrait être faite à tout Etat de dépasser 3 % de déficit budgétaire, avec une cible de dette publique inférieure à 30 % du PIB. En cas de dépassement de l'un ou l'autre seuil, une disposition aussi juste que courageuse : l'instauration d'un relèvement automatique de la tranche marginale de l'impôt sur le revenu (à 90 %, au-dessus de 35 000 euros net, par unité de consommation et par an), de manière à ramener le déficit dans les clous de la règle d'or.

On n'en voudrait pas à une social-démocratie européenne, redevenue friande de bonnes idées, de fixer un taux plus raisonnable de 85 %.

(1) Nomura, cité par Les Echos, Paris, 13 septembre 2011.
(2) Avec 12 % de son PIB consacrés aux rémunérations publiques, la Grèce est en ligne avec la plupart des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (10 % à 12 %). Cf. " Tableaux de bord de l'emploi public ", Centre d'analyse stratégique, Paris, décembre 2010.
(3) Lire " La "rigueur" qu'il nous faut ", Le Monde diplomatique, septembre 2010.
(4) Cf. l'étude de Natixis, rapportée par Isabelle Couet, " Un Eurobond qui profitera à tous ", EchosMarkets, 1er septembre 2011.
(5) Entretien accordé aux Echos, 15 septembre 2011.
(6) " La crise est plus grave que celle de 1929 ", entretien avec Ludovic Lamant, Mediapart, 21 août 2011.


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