mercredi 28 septembre 2011

ENQUÊTE - Angela Merkel, l'Europe malgré tout - Karl De Meyer


Les Echos, no. 21026 - L_enquête, mercredi 28 septembre 2011, p. 10

Angela Merkel a-t-elle vraiment été aussi lente, indécise, incohérente qu'on l'a dit dans la gestion des crises des trois dernières années ? Alors que le Bundestag vote demain sur l'extension du FESF, retour sur la personnalité de cet animal politique hors du commun.

Trois ans d'une crise presque continue, de la panique bancaire de 2008 à l'angoisse existentielle de la zone euro de 2011, l'ont exposée au feu médiatique comme rarement un chancelier l'a été. Elle est scrutée en permanence, en Allemagne, bien sûr, mais aussi dans toute l'Europe, et jusqu'aux Etats-Unis. Angela Merkel, à la tête du pays sans lequel rien n'est possible dans les négociations européennes, en a pris pour son grade. Manque de lucidité, manque de réactivité, manque de cohérence, manque de courage, manque de coeur, manque de vision, que ne lui a-t-on pas reproché ! Non sans raisons. Mais en omettant souvent de prendre pleinement en compte l'équation de ses contraintes. Alors que le Bundestag se prononce demain sur l'extension du Fonds européen de stabilité financière (FESF), un vote qui a suscité outre-Rhin des débats incomparablement plus vifs qu'ailleurs en Europe, que nous ont appris les trois dernières années sur la « femme la plus puissante du monde » (Forbes) ?

Force est de reconnaître qu'en 2008, Angela Merkel méconnaît le degré de gravité de la crise bancaire. Alors que Paris propose un fonds de sauvetage européen des établissements financiers, Berlin réplique : « chacun pour soi ». La chancelière est alors persuadée que l'industrie financière allemande ne s'est pas livrée aux excès des cadors de la City et de Wall Street. Las, elle découvre vite que la banque hypothécaire HRE a pris part au « capitalisme de casino ». Il faudra la nationaliser. Et l'Etat devra monter au capital d'une Commerzbank affaiblie. Il n'empêche, comme le rappelle Henrik Uterwedde, de l'institut franco-allemand de Ludwigsburg, « au début de la crise, Angela Merkel a l'impression qu'il s'agit d'une crise anglo-saxonne du modèle de soutien de la demande par le crédit ». Elle le répète à l'envi : si tout le monde avait adopté le modèle économique allemand, on n'en serait jamais arrivé là. L'Allemagne vertueuse, volontiers donneuse de leçons, voilà une constante merkélienne. Cette assurance teintée de condescendance s'explique par les efforts consentis, au cours de la décennie 2000, par les Allemands, pour redresser leur compétitivité, écornée par la Réunification. Elle n'en est pas moins pesante, à la longue, particulièrement pour les Européens du Sud.

Le « fétichisme du détail »

Son manque de réactivité, Angela Merkel le revendique presque : « Je veux tout comprendre par moi-même, pour être sûre de prendre la bonne décision. » La chancelière est physicienne-chimiste de formation et « elle était toujours dans les tout meilleurs à l'université de Leipzig », se souvient un ancien camarade. Elle se plonge au coeur des dispositifs financiers discutés à Bruxelles. « Elle veut tout maîtriser, par peur de laisser passer une clause douteuse », estime Gerd Langguth, politologue de l'université de Bonn, qui lui a consacré une biographie. De fait, le 21 juillet dernier, à l'issue du sommet de crise de Bruxelles, elle a démontré une maîtrise totale des moindres subtilités du deuxième plan d'aides à la Grèce. Mais ce « fétichisme du détail », comme l'appelle Gerd Langguth, n'a pas que des avantages. D'abord parce qu'on ne convainc pas un peuple avec des graphes. Ensuite parce que le temps passé à tester toutes les hypothèses se paie, cash, sur les marchés. Thomas Klau, de l'European Center on Foreign Relations (ECFR), lui reproche un timing désastreux : « Elle n'a pas compris l'urgence créée par cette crise. Cela reflète une méconnaissance de ce qu'est devenue la finance mondiale. Il est naïf de prétendre que le rythme du politique doit s'imposer à celui des marchés. On peut essayer de le faire, mais sûrement pas le dire. »

Au chapitre de la lenteur, on peut encore incriminer l'étroitesse du cercle des conseillers autour de la chancelière. Angela Merkel accorde difficilement sa confiance. La conséquence des trente-cinq ans passés sous le régime communiste ? Quoi qu'il en soit, elle a géré la crise en s'appuyant, essentiellement, sur deux hommes : Uwe Corsepius et Jens Weidmann. Deux noms qui n'ont pas laissé que de bons souvenirs, à Paris et ailleurs. Le premier est désormais secrétaire général du Conseil de l'UE, le deuxième a remplacé Axel Weber à la Bundesbank. « Des technocrates pur jus, juge Gerd Langguth, comme elle les aime, sans sensibilité politique. » Or, l'Europe aurait certainement pu s'accommoder d'un peu plus de doigté. Une équipe plus large et variée aurait peut-être reconnu l'urgence.

Un parangon de pragmatisme

Quant au manque de cohérence, difficile de le nier... Un exemple, parmi beaucoup d'autres : la chancelière critique en mai les vacances trop généreuses des Européens du Sud, elle est démentie quelques jours plus tard par une étude de la banque Natixis, et, encore un peu plus tard, elle rend hommage « aux sacrifices consentis par le peuple grec ». Pour Claire Demesmay, de l'Institut allemand de politique étrangère, « c'est qu'elle porte deux casquettes : chancelière, certes, mais aussi chef de la CDU. Sa déclaration sur l'Europe du Sud, c'est un message à l'électorat CDU. Mais elle a sous-estimé l'impact de telles déclarations, n'ayant pas tout de suite compris que sa parole était surveillée en permanence, surtout à l'étranger ».

Des incohérences, il y en a eu, aussi, entre la chancelière et son ministre des Finances, Wolfgang Schäuble. Notamment sur l'opportunité d'impliquer le FMI dans le premier paquet grec. Les rapports entre ces deux animaux politiques d'exception sont d'une grande complexité. Wolfgang Schäuble, dans les années 1990, est un artisan majeur du traité de Réunification et de l'Union monétaire. Au même moment, Angela Merkel n'est qu'un ministre de second rang, qui va prendre son envol grâce au scandale des caisses noires de la CDU. Elle tue alors symboliquement le « père » Helmut Kohl ; Wolfgang Schäuble est une victime collatérale du parricide. Angela Merkel s'empare de la CDU en 2000, mais reste singulièrement étrangère à ce parti, en tant que femme, protestante, élevée à l'Est, divorcée sans enfant, guère religieuse. Si elle n'a jamais été contestée en interne, en onze ans, c'est en partie parce qu'elle a, en vraie « tueuse », soigneusement éliminé ses rivaux. Malgré tout, selon Ulrike Guérot, à l'ECFR, « la CDU est en pleine crise d'identité. Avec Merkel, elle a perdu des repères essentiels comme la religion, le système scolaire à trois piliers, l'atome, l'armée, et... l'Europe ». Si l'on ajoute à cela une sensibilité certaine de la chancelière aux sondages, à la presse populaire, la récurrence des élections régionales, les dérives de ses alliés libéraux du FDP et bavarois de la CSU, on comprend mieux ses déclarations à l'emporte-pièce.

Problème : la chancelière donne ainsi le sentiment qu'elle n'a pas de convictions. Pour Gerd Langguth, « là où Kohl était un acteur de l'Histoire, elle se contente de résoudre des problèmes de manière non idéologique ». Claire Demesmay renchérit : « Elle a rarement des avis tranchés, c'est un parangon de pragmatisme. Relisez son programme de 2005, très libéral, et comparez avec son action au gouvernement ! Voyez son revirement à 180 degrés sur le nucléaire ! »

Du pragmatisme à la navigation à vue, il n'y a qu'un pas, que ses adversaires lui ont fait franchir depuis longtemps. En déplorant tout particulièrement son ambivalence à l'égard de l'Europe. On a beaucoup glosé sur cette différence majeure avec Helmut Kohl, historien de formation, né avant la Seconde Guerre mondiale, de culture rhénane. L'Europe, elle ne l'a pas chevillée au corps, c'est sûr. Les grands discours vibrants, les actes de foi, ce n'est pas Merkel. Elle a bien prononcé un discours nettement plus européen que les précédents, le 7 septembre, dans la foulée de l'arrêt du Tribunal constitutionnel - finalement conciliant -sur les aides à la Grèce. Mais dans le camp des europhiles, à Berlin -il en reste -, on aurait attendu quelque chose de ce tonneau il y a un an et demi. Et on n'a pas oublié le discours de Bruges, en novembre 2010 : « Une position coordonnée de l'Europe n'est pas nécessairement le résultat de l'application de la méthode communautaire. Cette position commune est parfois aussi le fruit de la méthode intergouvernementale. L'essentiel est d'avoir sur les sujets importants une position commune. »

L'Europe selon Merkel se dessine entre Etats membres, au Conseil. La Commission, déjà affaiblie structurellement par le traité de Lisbonne, est marginalisée. Au Berlaymont, un haut-fonctionnaire allemand hoche la tête : « Le Conseil est devenu un club, et ce club se croit plus important que toute la mécanique communautaire. Barroso n'y a pas trouvé sa place. » La chancelière n'a rien fait pour lui faciliter la tâche. Bien qu'elle l'ait soutenu pour la reconduction de son mandat, en 2009, Angela Merkel a constamment rembarré le Portugais, quand celui-ci se permettait de demander d'étoffer le FESF ou d'envisager la création d'euro-obligations. « La réserve de l'Allemagne vis-à-vis de la méthode communautaire remonte toutefois aux années Schröder, tempère Ulrike Guérot. Et elle n'est pas décrétée par le sommet de l'appareil d'Etat. Elle provient de toute une génération de fonctionnaires trentenaires, quadragénaires, qui ont une mentalité différente de leurs prédécesseurs et défendent, avant tout, les intérêts allemands. » Le hic, selon Thomas Klau, c'est qu'en accentuant cette tendance, « on se prive d'un des leviers les plus puissants de l'appareil communautaire ».

Prise de conscience

Dans le concert des lamentations entendues depuis trois ans, on perçoit depuis peu des notes plus positives. Elle aurait finalement compris. « A partir du moment où l'infection s'est étendue des extrémités jusqu'à la cage thoracique de la zone euro, Angela Merkel a pris pleinement conscience que ce sont les intérêts existentiels, économiques et politiques, de l'Allemagne, qui sont en jeu », diagnostique Thomas Klau. On la dit mûre, « intellectuellement », pour les euro-obligations, mais à moyen terme, et assorties d'un transfert de souveraineté sur les finances publiques. On salue la qualité de son dialogue avec Nicolas Sarkozy, et on la dit prête, aussi, pour sauver l'Europe, à sacrifier sa coalition actuelle avec des libéraux déboussolés. Car ce que les livres d'histoire retiendront de ses deux (premiers ?) mandats, ce ne sera pas la réforme de l'armée ou l'abandon de l'atome, c'est bien la direction prise par l'Europe. Ulrike Guérot, longtemps très critique, est plus optimiste depuis l'été : « Si l'Allemagne veut aller plus loin dans l'intégration, elle peut très bien changer sa constitution. Et ça, c'est un grand projet mobilisateur. Je ne pense pas que le seul commerce avec la Chine puisse nourrir le sentiment national. »

Karl De Meyer

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