vendredi 30 septembre 2011

La politique du rêve et la politique du désir - Jacques-Alain Miller

Le Point, no. 2037 - France, jeudi 29 septembre 2011, p. 72,73

Le peuple veut-il être trompé ? non, absolument pas. Il ne veut pas rêver. Il sait fort bien qu'un rêve, comme l'enseigne Freud, n'est que la réalisation illusoire d'un désir.

On réclame du rêve aux candidats à la candidature socialiste, on déplore qu'ils ne fassent pas rêver. Cela veut dire : le peuple veut, désire, aime être trompé. Il est enchanté qu'on ait parlé de changer la vie, de passer de l'ombre à la lumière, avant de lui donner pour tout potage, en guise de lendemains qui chantent, Tapie et Berlusconi, le parler « chebran » et les félicitations du Financial Times, suivies de la mise au tombeau de « l'homme-de-gauche ».

Il semble que le rêve soit partout le dernier marqueur d'une politique de gauche, quand la gauche est partout ralliée à l'économie de marché. Obama a fait rêver. Chavez aussi a fait rêver. Maintenant, aux Etats-Unis comme au Venezuela, les progressistes déchantent. Le Parti communiste a cédé la vedette à Mélenchon, pourquoi ? Parce que le tribun magnifique, si vital, fait vibrer. Mais, dans l'ombre, les apparatchiks fils d'apparatchiks l'encadrent comme autant de croque-morts. Rosanvallon, lui, rêve à chaque rentrée de faire rêver. Ah ! qu'il serait beau, nous dit-il, de vivre dans une société « refondée », où les égaux - gogos, go ! - danseraient tous en rond, comme sur le pont d'Avignon.

Mais quelle société a-t-elle jamais été refondée par des « sociomanes »(Sollers) ? - mis à part le Paraguay des jésuites (Sollers encore, qui les aime et les célèbre à tout propos). La France de 1793 ? La France du « moment Guizot » ? La France de la Libération ? Les deux premières nous ont valu des Napoléon, tandis que les idéaux impeccables du Conseil national de la Résistance ne sont tant honorés que pour avoir été trahis - et quel autre destin pouvaient-ils avoir ?

Lénine, certes, a refondé la Russie et Mao la Chine, mais ce n'étaient pas des buveurs de camomille. Et pour quel résultat - sinon la refondation, ici de l'autocratie, là d'une aristocratie ? Ne parlons pas de la refondation du Cambodge, qui eut ses partisans à Paris parmi les travailleurs du concept : un petit quart de la population exterminée, pour peau de zébi. Oui, il y eut, au siècle dernier, des refondations réussies : celles de l'Allemagne, du Japon, d'Israël. Il fallut pour cela une guerre mondiale, Hiroshima, Dresde et la Shoah. Des flots de sang, Rosanvallon, non pas de l'eau bénite et des plans sur la comète.

A droite, c'est aussi la politique du rêve. Ou plutôt celle du cauchemar. Travailler plus pour gagner plus, quand c'est pour gagner moins. Sous leurs robes griffées,« la République exemplaire » de l'un et « la République irréprochable » de l'autre se révèlent ces jours-ci vérolées jusqu'à l'os. On rêve de l'immigration zéro et du blanchiment du pays par la persécution du Romanichel, du musulman, de l'immigré, version soft du nettoyage ethnique à la Milosevic. Qu'il serait beau d'être seuls au monde ! - entre Français de souche, n'est-ce pas, les sabots aux pieds depuis cinq siècles, comme le révolutionnaire officiel de France Culture, cet Onfray, ma foi, qui n'est plus si frais ni si révolutionnaire non plus : l'égérie des contre-révolutionnaires de toujours, la charmante Charlotte Corday, si joliment cambrée, le fait se pâmer.« Foutre ! »- disait le père Duchesne, commenté par Roland Barthes dans « Le degré zéro de l'écriture », son premier livre publié,« même avec sa maladie de peau, je préfère encore Marat ».

On n'aime pas le film, arrêtez la projection ! rembobinez ! démondialisez ! « Prolétaires et patriotes de tous les pays, désunissez-vous ! » Qui parle ? Les enfants de Marx et d'Hugo ? Ou ceux de Joseph de Maistre et de Gobineau ? Il faut le savoir : la pensée progressiste n'est pas moins nostalgique, désormais, que la pensée réactionnaire. En avant toute vers le passé ! Tendez l'oreille : les lendemains se sont tus. Qui chante ? C'est la veille, c'est hier, c'est jadis. Et que chantent-ils ? Non plus des chants guerriers, non, mais des berceuses.

Quant au centre, il est « structurellement », dirait Jean-Louis Bourlanges, un rêve de centristes. Mais rêver ensemble, c'est impossible : chacun est seul dans son monde rêvé. Et cela ne fait pas un parti, seulement des groupuscules, voire des singletons (ensembles à un seul élément et identiques à cet élément).

Le peuple veut-il être trompé ? Non, absolument pas. Il ne veut pas rêver. Il sait fort bien qu'un rêve, comme l'enseigne Freud, n'est que la réalisation illusoire d'un désir. Un peuple, et d'abord un peuple menacé, comme l'est le peuple français au XXIe siècle, est structurellement habité du « dur désir de durer »(Eluard), du désir de « persévérer dans l'être »(Spinoza). Il ne veut pas rendre les armes, pas disparaître, pas voir se clore et s'effacer son histoire. Si criminelle qu'elle soit, certes, par bien des côtés, elle est belle aussi, et c'est la sienne. Il ne veut pas se désister de son destin, se fondre dans le melting-pot universel. Il aime sa singularité.

Quand Churchill galvanisait la résistance contre « le boche »(en français dans le texte), il ne faisait pas rêver. On avait assez rêvé comme ça. « Mein Kampf » avait tout dit en clair, on ne l'avait pas cru, pas vu, et ce livre avait été comme « la lettre volée » de la politique mondiale, cette lettre qui, dans le conte d'Edgar Poe, traduit par Baudelaire et analysé par Lacan, est voilée par son évidence même. Tandis que les rêveurs célébraient l'aube d'une paix éternelle entre les nations, tout esprit lucide lisait à livre ouvert, depuis janvier 1933, la marche à la guerre.

De quoi s'agissait-il pour Churchill ? 1) d'avoir raison de l'« esprit d'assoupissement »(Isaïe, 29, 10); 2) de nettoyer la merde qu'on avait dans les yeux, pour que ces yeux consentent à s'ouvrir sur un réel jusqu'alors impossible à supporter; 3) et d'établir avec ce réel un rapport véridique.

« L'âpre vérité ». Churchill inventa à cette fin une cause, celle des démocraties, qui valait que l'on meure pour elle - comme l'exige la structure discursive de tout pouvoir digne de ce nom. Ce qui aujourd'hui manque sur cette planète, et dont le défaut devient patent pour chacun, c'est une « cause du désir »(Lacan) qui ne soit pas celle qui suscite l'agression suicidaire des terroristes, mais qui, pour autant, ne soit pas ce culte du Veau d'or à quoi les peuples, partout, sont invités à sacrifier.

Oui, les gens veulent rêver. Il y a pour les satisfaire, en ces temps de détresse, des poètes, des artistes, des acrobates et des jongleurs. Là n'est pas la tâche des politiques. Depuis toujours, depuis qu'il y a des êtres et qui parlent, et des maîtres mots émergeant de leurs balbutiements, un peuple attend de ses dirigeants qu'ils disent le vrai sur le réel. Ni petites phrases, ni petites blagues, ni misérables spins de tireurs de ficelle appointés : « La vérité, l'âpre vérité »(Danton, cité par Stendhal, qui aurait forgé la citation).

Churchill, ce grand homme, était aussi, bien entendu, un fieffé impérialiste. Mais, quand j'écoute les paroles qu'il adressait aux Français en français à la veille de la bataille d'Angleterre, j'ai la gorge qui se serre. C'est ce qui m'a fait anglophile à jamais. Eh bien, il faudrait que les Français deviennent plus francophiles. « Un peu d'estime de soi, que diable ! » comme disent les psychothérapeutes.

Il y a un visage rayonnant de la France. Ce n'est pas le seul, mais c'est celui que je reçus, enfant, de l'école de la République. C'était un mythe, sans doute, mais ce n'était pas un rêve, car l'amour pour la France s'est avéré au cours de l'Histoire être une cause de désir capable de devenir une force matérielle. Que la France ait tourné vers moi ce visage a fait d'un garçon dont les deux parents étaient nés dans le ghetto de Varsovie, et leurs ancêtres avant eux des siècles durant, un Français aimant son pays, fier de sa lignée de rois comme des traditions révolutionnaires de son peuple, amoureux de sa littérature. Or la destruction de l'histoire du peuple français et le démantèlement de l'école républicaine, entamés sous Giscard par la réforme Haby, furent poursuivis sans faiblir sous les gouvernements de gauche comme de droite (hormis la parenthèse Chevènement, qu'inspira mon ami Milner) par ces hauts fonctionnaires à qui les politiques avaient remis la charge de la mémoire nationale. En deux générations, ils ont rendu la France méconnaissable, inconnaissable. Combien d'enfants d'immigrés, dans ce pays, attendent-ils sans le savoir que la France tourne vers eux sa face idéale et sublime, et non sa face raciste et répressive ? N'y aura-t-il personne pour leur offrir ce visage-là de notre pays ? Il serait beau, il serait nécessaire que ce soit celle ou celui à qui nous confierons ces jours prochains la première place dans l'Etat.

Parions qu'une rumeur finira par monter de l'opinion éclairée, à gauche, à droite, au centre, qui fera dire : « Ne savez-vous pas ? Le peuple français ne demande pas du rêve, vomit l'illusion, hait le mensonge. Il veut la vérité. Il aime encore la patrie. Et il n'a pas perdu tout sens de l'honneur. »

Non, tout sens de l'honneur n'est pas mort en France. Pourquoi Rama Yade, cette jolie trublionne née au Sénégal, est-elle si populaire ? C'est pour avoir su dire la phrase qu'il fallait, au moment qu'il fallait, sur Kadhafi reçu avec tous les honneurs de la République. Elle qui n'a jamais eu recours à un psy (elle me l'a dit), elle sut, ce jour-là, interpréter le désir du peuple français. Et une interprétation analytique, une vraie, c'est inoubliable.

Reste alors à débattre de ce qu'est la justice.

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