vendredi 30 septembre 2011

Le repenti qui accuse le système Guérini - Hervé Gattegno

Le Point, no. 2037 - France, jeudi 29 septembre 2011, p. 74,75

EXCLUSIF. Un ancien conseiller de l'élu marseillais s'est livré à la justice. Confessions.

Jean-Marc Nabitz ne voulait pas continuer à se cacher. Encore moins à se taire. Voilà bientôt deux ans qu'il avait fui Marseille, effrayé par la progression d'une enquête qui, il le savait, mènerait un jour la justice sur ses traces. Réfugié en Israël, dans la ville côtière de Netanya, où les touristes français sont légion, il a suivi à distance les découvertes sur les affaires douteuses d'Alexandre Guérini et la mise en cause progressive de son frère, Jean-Noël Guérini, sénateur et président (PS) du conseil général des Bouches-du-Rhône : les deux hommes pour qui il a travaillé, dans la pénombre, de 1998 à 2008. Alors, il y a quelques semaines, il a décidé de rentrer. Et de se confesser.

« Je regrette très amèrement cette période de ma vie et tous les actes que j'ai commis », a-t-il affirmé, le 16 septembre, devant le juge Charles Duchaine, qui l'a mis en examen pour « corruption », « association de malfaiteurs » et « blanchiment en bande organisée ». Depuis, l'ex-conseiller des Guérini s'est mué en « repenti ». Il a fêté ses 59 ans en prison, mais sa déposition éclaire de l'intérieur - pour la première fois - le système de pouvoir, d'influence et d'intérêts liés que les enquêteurs s'efforcent de mettre au jour.

Devant les gendarmes de la section de recherches de Marseille, puis devant le magistrat, Nabitz a décrit sans détour l'emprise qu'aurait exercée Alexandre Guérini sur le conseil général et ses dirigeants. Après avoir observé« l'influence et l'importance du frère du président » sur les nominations et les choix politiques, il explique avoir perçu, à partir de 2005,« l'implication d'Alexandre Guérini dans les marchés publics » : « Je constate que, sans mandat électif et sans légitimité, il sollicite un peu partout des gens qu'il présente comme ses "amis". Il est omniprésent dans le fonctionnement économique de la collectivité. »

« Tout le monde obtempérait. » Rares sont alors les responsables locaux, politiques ou fonctionnaires, qui osent s'interposer.« Au-delà de cette omniprésence, poursuit Nabitz,il existait chez Alexandre Guérini une insistance permanente telle qu'elle s'imposait comme une obligation et que personne ne pouvait s'y opposer(...)Il était d'abord insistant, puis le ton, si cela n'avançait pas, devenait fort et virait à l'engueulade. » Ses colères étaient efficaces : « Tout le monde obtempérait. »

Et pour cause : à en croire Nabitz,« l'ensemble du cabinet du président disait clairement que son frère devait être pris en considération ».« Autant son cabinet qu'une partie des services du conseil général, a-t-il précisé au juge,considéraient qu'Alexandre Guérini parlait au nom de Jean-Noël Guérini de manière systématique, qu'il n'y avait pas de hiatus entre les deux et que la parole de l'un valait celle de l'autre. » Avant d'ajouter, visiblement apeuré : « Je sais ce que je risque dans cette affaire, mais j'affronte. »

Ancien ingénieur des travaux publics, Nabitz dit avoir été recruté au conseil général des Bouches-du-Rhône non par son président, mais par « Alexandre ». En 1994, alors qu'il dirigeait une filiale de la Société des eaux de Marseille, il l'avait aidé à remporter l'appel d'offres d'une déchetterie à La Fare-les-Oliviers, près de Salon- de-Provence. Quatre ans après, il entrait au cabinet de Jean-Noël Guérini, qui venait de prendre la tête du département. Bientôt, il fut nommé président de la société d'économie mixte Treize Développement, chargée des plus grands projets d'aménagement du département.

A ce titre - qui faisait de lui l'un des hommes les plus influents de Marseille -, Jean-Marc Nabitz avoue avoir favorisé l'attribution de marchés publics à une entreprise de bâtiment qui lui avait été désignée par Alexandre Guérini : la société ABT. Structure fantomatique domiciliée dans une villa isolée de la campagne aixoise, ABT a obtenu d'importants chantiers de construction : un bâtiment associatif à Marseille, une maison de retraite et une caserne de pompiers à La Ciotat, une gendarmerie à Orgon. Or l'enquête a établi de longue date que la société était animée par des proches d'un gangster en cavale, Bernard Barresi (finalement interpellé au printemps 2010).

« M.Gilles », alias Barresi. « J'étais soumis à une pression terrible », a plaidé Nabitz devant le juge, soulignant que « la pression était un mode de fonctionnement habituel au sein du conseil général et des entités satellites ». Mis en relation par Alexandre Guérini avec le dirigeant officiel d'ABT, Patrick Boudemaghe, qui était en réalité l'émissaire de Barresi, l'ancien ingénieur dit avoir rencontré le gangster lui-même, présenté sous l'identité de « M. Gilles ».

Mais, en 2008, un détail l'alerte. Sur une demande de stage, la fille de cet homme d'affaires intimidant porte un autre nom : Barresi.« Par curiosité et par crainte », il effectue une recherche sur Internet, tombe sur « la photo et le parcours judiciaire » du caïd.« Ce sera le détonateur de mon départ précipité du conseil général », souffle-t-il.

Quelques mois après sa démission, il apprend par Boudemaghe que Barresi, furieux, exige le remboursement de plusieurs sommes versées par ABT à une société dirigée par le fils de Nabitz. Paniqué, ce dernier quitte alors Marseille, coupe son téléphone et s'envole pour Israël. Outre ses souvenirs compromettants, il emporte avec lui un secret : en 2006, Alexandre Guérini lui a versé 2,2 millions d'euros au Luxembourg, via une société-écran du Panama. Boudemaghe l'avait accompagné à la banque. Le même jour, trois comptes aux numéros consécutifs avaient été ouverts : l'un pour Nabitz, le deuxième pour Raymond Bartolini, un élu socialiste de Berre-l'Etang, proche des Guérini (mis en examen et écroué début septembre), le troisième au profit de Barresi en personne...

« Alexandre m'a dit : "C'est à toi", mais j'ai toujours eu mauvaise conscience à le détenir », a relaté Nabitz au juge au sujet de ce virement occulte. Mais quelle en était la contrepartie ? Contre toute vraisemblance, il assure que lui-même l'ignorait. Il avance cependant une hypothèse : les 2,2 millions auraient « récompensé » ses « efforts » dans l'élaboration du plan départemental d'élimination des déchets, qui était alors l'enjeu d'une âpre bataille politique dans les Bouches-du-Rhône.

Futurs adversaires pour la mairie de Marseille, Jean-Claude Gaudin et Jean-Noël Guérini s'affrontaient à l'époque autour du projet de l'incinérateur de Fos-sur-Mer. Le premier y était favorable, le second opposé.« La raison officielle était la défense de la santé publique, mais il est certain que les énormes enjeux économiques des marchés passés à l'occasion d'une telle délégation de service public ne pouvaient échapper aux décideurs... », avance Nabitz dans un sous-entendu lourd de sens.

Chargé de concevoir dans l'urgence une autre solution pour traiter les ordures de l'agglomération marseillaise, l'ex-conseiller des Guérini dit avoir mis en avant un procédé de recyclage par « méthanisation » et réussi à boucler son plan avant que le feu vert définitif du préfet à l'incinérateur intervienne. Mais, inexpliquablement, le président du conseil général choisit alors de temporiser - ce qui laissa le champ libre au projet de l'incinérateur.

« J'ai moi-même perçu de l'argent. » Pourquoi, dès lors,« récompenser » Nabitz ? Pourquoi, surtout, la récompense est-elle venue d'Alexandre Guérini ?« On peut supposer que le plan a servi ses intérêts », a suggéré Nabitz. De fait, la prolongation de l'imbroglio politico-administratif autour de l'incinérateur profitait aux exploitants de décharges - à commencer par le frère du président du conseil général, dont les installations tournaient à plein régime.« Pensez-vous que cela ait pu échapper à Jean-Noël Guérini ? » a demandé le juge Duchaine. Nabitz : « Je vais répondre à cette question, v ous comprenez qu'elle est terrible pour moi. Non, je pense que ça n'a pas pu échapper à Jean-Noël Guérini. »

Au reste, le plan conçu par Nabitz prévoyait aussi l'extension de sa décharge de La Ciotat. Agrandissement qui fut ensuite favorisé par une manoeuvre du conseil général dictée par le cabinet de Jean-Noël Guérini (et déjà évoquée par Le Point). Une autre manifestation de l'efficacité du « système » décrit par Nabitz...« J'ai vu des gens promus, j'ai moi-même perçu de l'argent. Sur le plan du ressenti, je peux penser que d'autres ont pu bénéficier de largesses sans que j'en connaisse la portée ni les modalités d'attribution.(...)Ce système existait également dans la sphère politique, à travers des jeux d'influence.[Il]va au-delà de mon champ de vision. » La justice, elle, commence à en cerner les contours.

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