dimanche 11 septembre 2011

PORTRAIT - Pierre Péan 40 ans de révélations françaises - Judith Perrignon



Marianne, no. 751 - Événement, samedi 10 septembre 2011, p. 31

Du scandale des diamants de Giscard au scandale Elf en passant par la jeunesse oubliée de François Mitterrand, il n'a de cesse de dévoiler les dessous de la vie politique française. Portrait.

Il accroche sa veste au portemanteau du premier étage du café de Flore, d'un geste qui trahit l'habitude des lieux et les bonnes manières de son âge. Il a un livre sous le bras. Pas le dernier, qui circule alors encore sous le manteau, entouré d'un grand mystère et d'un film plastique opaque. Un autre de lui, qu'il pose sur la table. L'Accordéon de mon père. Une enquête intime. Celui-là n'a fait l'objet d'aucune pression, d'aucun scandale, d'aucun article de presse même, c'est le genre de livre que son éditeur lui laisse publier entre deux gros coups, pour lui faire plaisir. Il ne le propose pas, il aimerait probablement qu'on lui demande, qu'on l'emporte, qu'on fouille un peu l'enfance et les mythes de cet homme de 73 ans, désormais regardé et plus simplement regardant.

Longtemps le parfum des scandales qu'il déclenche suffisait à son pedigree. Il était le franc-tireur, l'empêcheur de magouiller en rond, il avait la carrure virile, la moustache lui allait bien et il faisait la leçon dans les écoles de journalisme. Claude Durand, son éditeur, se rappelle la sortie d'Affaires africaines en 1983 : le coup de fil de Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, qui réclama que la sortie du livre soit décalée de huit jours pour ne pas perturber le sommet africain de Vittel, ce qui fut fait ; cet autre appel d'un ministre gabonais qui voulait racheter tout le tirage, ce que l'éditeur accepta en se frottant les mains et tout en ordonnant immédiatement la réimpression. Raphaëlle Bacqué, dans son livre, le Dernier Mort de Mitterrand, ajoute un épisode à l'affaire : Omar Bongo via François de Grossouvre, conseiller de Mitterrand, proposa 3,5 millions de francs au journaliste pour qu'il renonce à son projet. Le silence - et donc les infos - de Péan valait cher. Toute enquête qu'il mène au coeur du pouvoir, politique, industriel et médiatique, apportait son lot de révélations ; "ça change pas forcément le monde, mais ça apprend dans quelle société on vit", explique Claude Angeli, patron du Canard enchaîné et ami de Péan, qui collabora longtemps au journal satirique. Péan, comme l'appelle aussi sa femme, psychologue, c'était l'envers de l'institution. On l'imaginait seul écrivant loin de Paris, dans la petite dépendance au fond de son jardin à Bouffémont, dans le Val-d'Oise. Sa grosse moto garée devant la maison. Homme sur écoutes légales et illégales. Et on attendait la suite.

"Un républicain"

Et puis quelque chose a changé. "Pas moi", dit-il, d'une voix qui rappelle le lait frémissant sur le feu. D'attaquant pourtant, il s'est retrouvé défenseur. Tout a commencé en 1994. Il publie Une jeunesse française. Celle de François Mitterrand. En couverture, une photo jusqu'alors inconnue et qu'il a retrouvée : Mitterrand recevant la francisque des mains de Pétain. L'image met le feu aux poudres, la sortie du livre libère tout le ressentiment accumulé contre un président en fin de course, rongé par le cancer, les secrets et les sombres affaires du palais. Péan se cabre, il refuse que l'on fasse de son travail une arme contre le chef de l'Etat. Il a vu Mitterrand longuement et plusieurs fois. "Il y a une nuance difficile chez lui à définir, explique Claude Durand. Une fois qu'il a son gibier, il ne le tue pas, il le relâche." Mitterrand, c'est mieux que du gibier, il vote pour lui depuis 1965 ; "C'était mon homme politique." Et Mitterrand, de son côté, l'a en quelque sorte choisi pour se mettre en règle avec l'histoire. "Allez-y, bousculez-le", a même conseillé Jean Védrine, père d'Hubert, proche de Péan. L'Elysée a compris que, si cet homme ne s'achète pas, il peut se laisser séduire. Jacques Chirac en sait quelque chose qui aura droit à une véritable hagiographie quelques années plus tard, fruit de la rencontre amicale de deux vieux lions sur fond de France déclinante.

C'est que Péan croit à la raison d'Etat, aux secrets, c'est "un républicain", "un patriote", disent ses amis, un homme qui le 14 Juillet emmena longtemps ses petits-enfants à la retraite aux flambeaux et n'aurait pas imaginé qu'ils ne se mettent pas debout au moment de la Marseillaise. Lorsqu'il se rendit aux obsèques de Pierre Guillaumat, ancien ministre de De Gaulle, premier président d'Elf, dans la cour des Invalides en 1991, un murmure parcourut la foule, qui trouvait déplacée la présence de celui qui révéla l'histoire des avions renifleurs, incroyable arnaque qui ridiculisa les grands commis de l'Etat, dont celui qu'on enterrait. "Tout le monde croyait que nous étions ennemis, mais ce n'était pas vrai, il était dans son rôle, moi, dans le mien. Sa fille avait consigne de me prévenir. Il symbolisait pour moi l'indépendance de la France. J'ai toujours dénoncé les dérives du système, pas le système."

"Au fond, déclarait-il dans la revue Médias à l'automne 2010, durant toute ma carrière, j'ai mené la même enquête. J'ai commencé par travailler sur le pétrole, qui m'a orienté vers l'Afrique d'un côté, le Moyen-Orient de l'autre. Le pétrole, c'est l'énergie, et, derrière, il y a les services secrets qui défendent les intérêts vitaux de la France..." Ces derniers mots usés aux tribunes des discours officiels sont d'ordinaire ceux qu'on oppose aux enquêteurs. Péan les revendique. Comme l'accordéon de son père posé d'entrée sur la table du Flore. Il l'a bercé, enfant, des airs populaires des années 50, ceux d'une France qui s'affichait résistante, victorieuse, s'étourdissait au bal musette et au passage du Tour de France. Péan a grandi dans ce théâtre où se pansaient les blessures françaises. Sa mère, forte femme, faisait entendre l'histoire de sa famille, des chouans très pauvres dont la Révolution écrasa la révolte, elle inscrivait en lui le souci de ne pas laisser aux vainqueurs la seule écriture de l'histoire. Son père enflammait l'imagination du fils à coups de souvenirs de guerre et de camaraderie du STO. Ancien domestique de ferme devenu coiffeur, fils de parents illettrés, il jurait qu'il n'y aurait plus de gueux après lui dans la famille. Il a été exaucé. Son fils navigue dans les hautes sphères, un monde de correspondants, de services de police et de renseignements, et couve encore quelques légendes familiales.

Naviguer seul

Voilà pourquoi en 1994 Péan, après un minutieux travail d'enquêteur, est atteint par son succès et l'usage que l'on fait de son livre. Il est à contretemps. Deux septennats de Mitterrand ont débouché sur l'ère sans fin des illusions perdues et le rejet des politiques. Et il y a longtemps déjà que les historiens ont fait leur travail, exhumé la collaboration, les lois antijuives de 1940, et largement revu à la baisse l'héroïsme français. "La lecture de la guerre a changé. La hiérarchisation aussi. La Résistance est minimisée ; le vice rédhibitoire, c'est de ne pas s'être intéressé aux juifs. Et je me retrouve comme les gens de mon âge avec une tout autre vision de la France. Cette honte généralisée d'être français me fait mal."

Il prononce cette dernière phrase en sachant le sujet dangereux. Il y a trois ans, il se retrouve devant la justice française à devoir répondre d'incitation à la haine raciale à la suite d'une plainte de SOS Racisme contre son livre sur le Rwanda, Noires fureurs, blancs menteurs (2005). "Le moment le plus difficile de ma vie." Pierre Péan a écrit pour récuser la thèse d'un génocide tutsi avec le silence complice de la France. Il était avec Mitterrand le 1er juillet 1994, alors que le sang coulait sur les collines rwandaises. "Savez-vous que les Tutsis massacrent aussi ?" lui a dit le président. Toute la démonstration de son livre se veut illustration de cette phrase. A l'audience, le président de l'Union des étudiants juifs de France l'accuse de négationnisme, dérape et compare son livre à Mein Kampf. Péan sera relaxé. Restent un désaccord profond, des rancunes tenaces entre de nombreux témoins du drame rwandais et Pierre Péan. Et aussi, plus ou moins conscient, le bégaiement des mots : "génocide" et "culpabilité" de la France.

Quand il avait 20 ans, il y avait les "mino" et les "majo". Minoritaire et majoritaire. Ça pouvait encore se traduire par gauche et droite, ce qui serait impossible aujourd'hui. Il était catholique, pas marxiste, pas antimilitariste, il était de Sablé dans la Sarthe, il avait collé quelques enveloppes pour Joël Le Theule, le député-maire, parfois ministre de De Gaulle... Bref, tout concourait à en faire un majo. Mais la guerre d'Algérie fit de lui un mino. Comme bien des enfants des années 40, épris de résistance, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ça lui parlait. Péan fut de toutes les manifs, il était étudiant en droit section sciences économiques, d'abord à Angers puis à Paris, et repoussait tant qu'il pouvait son service militaire pour ne pas avoir à partir dans les Aurès. Quand, finalement, il décrocha un DESS, il n'était pas libéré de ses obligations militaires, il ne pouvait donc trouver un travail stable. Il devint chauffeur de voiture de luxe à Paris. Parmi ses clients, le ministre gabonais de l'Education nationale qui sympathise avec lui et le recommande à son collègue des Finances. Lequel le recrutera comme son attaché de cabinet. Péan découvre alors de l'intérieur le Gabon, l'Afrique et les puissants de l'ère néocoloniale. Il fallut un retour à Paris, une courte vie d'agent immobilier, pour qu'il se lance dans le journalisme, malgré des complexes qu'il a encore, ceux du type qui n'a jamais eu la moyenne en français et ne connaîtra pas le talent de l'écriture. Il frappa aux portes des journaux, entra à l'AFP au service économie, puis à l'Express pour le grand reportage, vinrent ensuite des collaborations, et puis des désaccords, sur Israël notamment. Il n'était pas homme à travailler en équipe. Son carnet d'adresses pénétrait les entreprises, l'armée, le renseignement, les sommets de l'Etat, il pouvait naviguer seul.

Dans la salle de conférences du Monde au moment de la sortie du livre de Péan et Cohen, la Face cachée du Monde, en 2003, une tirelire cochon fut installée : toute personne qui prononçait le mot "Péan" devait verser son obole, Edwy Plenel y laissa son porte-monnaie. Et puis sa place, puisque le livre entraîna sa chute. Une guerre de journalistes investigateurs était déclarée, parfois teintée d'un procès en non-patriotisme. Elle n'est pas terminée. Péan, qui veille à ne pas avoir un seul cheveu blanc, a une vie assez longue pour avoir des comptes à régler et l'ego qui va avec, il s'aime bien en mino d'une profession qui perd ses étoiles. Ses fortes ventes lui offrent le confort financier et la lenteur quand la vitesse, la tyrannie du scoop et du Net poussent le journalisme d'investigation à fournir vite. Il dénonce la collusion des juges et de la presse, se prétend d'une autre école, celle qui prend son temps, travaille sans agressivité, "pas comme les jeunes journalistes d'aujourd'hui". Son dernier gibier devrait plaire à tout le monde. Il l'a mitonné comme tous les autres dans son bureau, au fond de son jardin. Seul le nom de la rue a changé : c'est, depuis quelques années, la rue François-Mitterrand qu'il habite : elle fut rebaptisée par la volonté commune de la mairie et de Pierre Péan. J.P.

LIRE EXTRAITS - "La République des mallettes" par PIERRE PÉAN

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