dimanche 15 mars 2015

Denis Tillinac : « Si la droite est une version libérale de la gauche, elle mourra »

LE FIGARO. - Pensez-vous comme Manuel Valls que les valeurs républicaines sont menacées ?

Denis TILLINAC. - Les valeurs républicaines, ça n'existe pas. On confond valeurs et principes. L'honneur, l'altruisme, la liberté, l'élévation spirituelle, l'oubli de soi, la pudeur, le panache sont des valeurs. La République est un mode d'organisation sociale et politique et ne recèle, en soi, aucune valeur morale, aucune vertu pédagogique. Ces « valeurs républicaines » sont invoquées sans être jamais définies.


La République, c'est un moment de l'Histoire de France qui a généré à gauche des figures symboliques. Elles composent une mythologie tout à fait respectable. La droite a aussi ses symboles et sa mythologie. Malheureusement, les politiques qui s'en réclament ne les connaissent pas.

Lesquels ?

Cyrano de Bergerac, Tintin, le Cid de Corneille, la comtesse de Ségur, Bonaparte au pont d'Arcole, la gouaille de Jean Gabin, la crypte de Saint-Denis, Jean Chouan, le baron de Coubertin, la voix de la môme Piaf, une passe croisée des frères Boniface, Mermoz, Anquetil, de Gaulle à Londres et, bien sûr, d'Artagnan, Porthos, Athos et Aramis. Entre autres...

Qu'est-ce que la droite aujourd'hui ?

Un foisonnement intellectuel qui échappe complètement aux représentants de cette famille politique.

Les marches pour tous et les « veilleurs » ont été les symptômes d'une évolution considérable du champ des idées. En témoigne l'audience croissante de penseurs aussi différents que Pierre Manent, Rémi Brague, François-Xavier Bellamy, Chantal Delsol, Alain Finkielkraut, Bérénice Levet, Robert Redeker, Shmuel Trigano et bien entendu Éric Zemmour. En témoigne le succès d'une vague d'historiens libérés des mots d'ordre de la pensée officielle. Nous pourrions citer Patrice Gueniffey, Jean-Christian Petitfils, Franck Ferrand, Jean Sévillia et tant d'autres. En témoigne aussi le nombre grandissant de disciples ou d'admirateurs de Philippe Muray, de Georges Bernanos ou de Charles Péguy. De Jean-François Mattéi, de Jean Brun ou de Jacques Ellul. Pour la première fois depuis la Libération, ce qu'en philosophie on appelle le champ épistémologique n'est plus à gauche. L'hégémonie culturelle, pour employer les termes de Gramsci, a viré de bord. L'héritier du gaucho-freudo-marxisme des années 1960 est devenu un bobo hédoniste et égocentré dont les centres d'intérêt ne tournent qu'autour de son nombril. Malheureusement, la plupart des dignitaires de l'UMP et de l'UDI s'accrochent aux restes de l'idéologie dite de la déconstruction.

C'est Mai 68, au fond, que vous remettez en cause ?

Après vingt ans de prépondérance intellectuelle et morale du stalinisme, les années 1960 ont vu prévaloir une dogmatique qui me paraît inepte : innocence du désir, créativité spontanée de tous, immanence totale. La conséquence est un individu exigeant une liberté confondue avec l'ouverture des vannes aux pulsions. Une liberté sans référence et sans ancrage. Qu'ils soient familiaux, historiques ou confessionnels. Les effets de cette pensée sur la pédagogie ont été calamiteux. Elle a entraîné, entre autres, l'occultation des pages les plus glorieuses de l'histoire de France et l'abâtardissement de notre langue. Mais que ce soit dans le domaine de la parité (couple hétéro imposé aux élections européennes), de l'habitat (mixité ethnique et culturelle prévue par le premier ministre) ou la fin de vie (projet de loi Leonetti-Claeys), c'est une même idéologie qui est en oeuvre : le socialisme. À savoir l'homme socialisé dans tous ses instants depuis le berceau jusqu'à la tombe. Cette idéologie vise à promouvoir la royauté sans frein d'un individu hors sol, sans mémoire, sans phare ni balise, fétu de paille livré aux caprices d'un désir immature imposé par l'air du temps. Or, la politique ne doit jamais être l'esclave d'un air du temps mesuré en sondages. Son objet devrait être de proposer une alternative à cette idéologie dont le nihilisme a produit une des pires déprimes de notre histoire.

La montée du FN vous inquiète...

Le FN a été le point de focalisation de la mauvaise conscience de la gauche qui a perdu sa foi révolutionnaire. « Je ne suis pas intégralement le salaud sartrien parce que je me bats contre Le Pen », dit l'intello recru de scepticisme. On crie au fascisme, mais plus personne n'y croit. La diabolisation continue de servir la fille Le Pen comme elle a servi le père, et les leaders de la droite donnent dans le panneau par naïveté, par lâcheté ou par bêtise. Au choix. Ils seront les derniers à se laisser duper, comme on disait, autrefois, que les recteurs bretons seraient les derniers marxistes.

Le Front national est-il un parti républicain ?

S'il ne l'était pas, ce serait une lâcheté incroyable que de ne l'avoir pas fait interdire depuis plus de trente ans qu'il participe à la vie démocratique normale ! Le fait est qu'il ouvre à sa façon des débats cruciaux que la droite a le tort d'éviter. Sur les flux migratoires bien sûr, mais aussi sur le marasme pédagogique et sur la pertinence des institutions européennes. Sur la dépossession économique et psychologique des gens de peu. Tant qu'on n'aura pas levé le tabou sur ces sujets, le FN continuera de prospérer et on peut raisonnablement imaginer, après l'actuelle phase de tripartisme, un bipartisme opposant un môle souverainiste, populaire, conservateur, identitaire, dominé par le FN aux soi-disant défenseurs des trop fameuses et inexistantes « valeurs républicaines » . Ce n'est pas ce que je souhaite, c'est ce qui peut arriver, si la droite continue de nous parler exclusivement d'économie et ne conduit aucune réflexion sur la géopolitique, sur le péril islamiste, sur l'agonie des espaces ruraux et des villes moyennes et surtout sur l'absence d'idéal. J'attends le premier politique de droite qui osera dire aux jeunes qu'il y a une façon plus noble d'aborder son destin que de gagner de l'argent. PS, UMP ne semblent s'opposer (à la marge) que sur la meilleure façon de récolter un ou deux ou trois points de croissance supplémentaire. Or, les Français ont pris conscience de l'impuissance des politiques sur la macroéconomie. Là n'est pas le débat.

Que vous inspirent les débats sur la laïcité tels qu'ils se déroulent depuis le 11 janvier ?

« L'esprit du 11 janvier » n'est qu'une combine de communicant peu honorable eu égard à la tragédie que nous avons subie. La laïcité, directement issue de notre héritage catholique, discrimine clairement le pouvoir temporel du pouvoir spirituel. Aucun religieux, aucun catholique, protestant, orthodoxe, juif, ne le conteste aujourd'hui. Le problème ne se pose qu'avec l'islam mais le vieil anticléricalisme le détourne pour régler ses comptes avec l'héritage catholique sans se mettre à dos les imams. Peut-être parce qu'ils en ont peur.

Vous parlez en tant que catholique...

Croyant ou pas croyant, il faut admettre que l'égalité évidente des confessions devant la loi n'est pas l'égalité devant la mémoire. Quinze siècles de notre histoire sont étroitement liés au catholicisme. Ça oblige. Je suis choqué quand, sous prétexte d'égalité, nos dirigeants reçoivent sur le même pied les représentants de confessions qui n'ont pas la même profondeur historique dans notre vieux pays. Je suis encore plus choqué quand, au sommet de l'État, on refuse de signifier que les martyrs du terrorisme islamique à la frontière de l'Égypte étaient des coptes : preuve supplémentaire d'un déni de mémoire et d'une sorte de haine des pères qui paralysent toute conscience.

Vivons-nous une crise de l'intégration ?

La France n'est pas comme les États-Unis, le Canada, l'Australie, le Brésil, un pays d'immigration, mais un pays de sédentaires où des étrangers ont été assimilés au cours des âges et sont devenus des Français. La France a su assimiler. Sa nature même lui interdit d'intégrer. Le multiculturalisme la mènerait à sa perte, surtout s'il est sous-tendu par une idéologie cosmopolite. Le problème n'est pas tant la foi de nos compatriotes musulmans qui, dans leur grande majorité, respectent plutôt les valeurs et les règles de notre société mais le nombre. En outre, la tentation existe, dans un pays démoralisé, de se regrouper en communautés. On considère qu'il y a en France six ou sept millions de musulmans. C'est beaucoup. Des fanatiques profitent de nos fragilités, de la haine de soi et du déni de mémoire qui caractérisent certaines de nos élites, et recrutent ici ou là pour rémunérer leur nihilisme. Nous en avons eu récemment la preuve tragique.

Allez-vous voter aux départementales ?

Je voterai sans enthousiasme, aucun, pour l'UMP, parce que c'est encore ma famille politique : de Gaulle, Pompidou, Giscard, Chirac, Sarkozy... Mais je voterai pour des inconnus, car mon canton a été englobé dans une entité plus vaste. Vraiment sans enthousiasme car, outre les incohérences de l'UMP, le département - un des rares héritages positifs de la Révolution française - est menacé de disparition au profit de grands duchés sans âme qui n'ont aucune résonance dans notre mémoire nationale et risque de fractionner le pays. À chacun son héritage. La France n'est ni l'Allemagne ni les États-Unis.

Que pensez-vous du retour de Nicolas Sarkozy ?

J'ai beaucoup de sympathie personnelle pour Nicolas Sarkozy. Son charisme, son énergie, sa fidélité à ses amis. Je ne suis pas persuadé que sa stratégie soit très judicieuse : l'avenir nous le dira. S'il est vrai que son parti s'appellera « les Républicains » , qu'il sache que les mots s'usent comme les êtres. Celui-là est largement démonétisé et son usage est devenu dérisoire. De Mélenchon à Mme Le Pen, tout le monde se veut républicain ! Du reste, Manuel Valls a déclaré que les prétendues « valeurs républicaines » coïncident avec les valeurs de la gauche. La droite serait bien inspirée de trouver un mot plus printanier.

En tout cas, s'il s'agit simplement aux échéances de 2017 de choisir entre Sarkozy, Juppé, Fillon, Le Maire, Bertrand... ou Marine Le Pen, franchement, on s'en fiche. Les leaders de l'UMP doivent proposer une réforme intellectuelle et morale très profonde. Ils doivent rompre totalement avec feu l'utopie soixante-huitarde. Si cette remise en cause n'a pas lieu, si la droite en reste à des propositions d'ordre économique, aux habiletés tactiques, aux trouvailles de communicants comme l'ouverture, on peut craindre que les vents de l'histoire ne soufflent loin des urnes... Et qu'ils soient tous balayés, droite, gauche et centre confondus.

Quand on lit l'ouvrage de Vincent Peillon La Révolution française n'est pas terminée, on s'aperçoit que la vision socialiste de l'homme perdure dans la gauche française. Au moins dans une partie. En l'occurrence, elle est totalitaire et évoque fâcheusement Saint-Just et Robespierre mais elle a le mérite de la cohérence. On ne peut pas empêcher la gauche d'être fidèle au credo d'une humanité pacifiée par la raison des lumières dont le bonheur serait rationnellement concocté par le législateur. On peut, en revanche, déplorer que la droite relaye une approche qui a révélé ses méfaits, précarisé les classes moyennes, atomisé le peuple, affadi l'art de vivre et, à terme, promet de fabriquer des générations de fauves amoraux, inculturés et avides.

Votre constat est crépusculaire...

Il y a des moments où l'optimisme est le refuge des imbéciles heureux. Mais je ne désespère pas. Le salut ne viendra probablement pas de la classe politique. Elle est trop soumise aux diktats des médias et donne l'impression d'être de plus en plus éloignée des ressorts profonds de l'inconscient collectif. Le salut viendra peut-être d'autres horizons, mais on ne sait ni d'où, ni quand, ni comment...

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