mardi 24 mars 2015

La douleur du non-fumeur

On n'est pas fumeur. Alors, imposer le paquet de cigarettes anonyme, comme cela figure dans le projet de loi actuellement présenté au Parlement par la ministre de la santé, nous laisse aussi impassible que naguère la dégaine virile du cow-boy Marlboro ou la disparition des Boyard maïs.
On n'est pas fumeur, donc, mais on le regretterait presque. Comment dire le sentiment de solitude chaque fois que les voisins de bureau lancent leur mot de passe maçonnique. " Clope? " " Allez! " Affaire conclue. Parfois, c'est pire : cela se fait par courriel, et les collègues vous laissent là sans rien dire, comme vieille chaussette. Les larrons se dirigent vers la terrasse ou le trottoir.

Parfois, des rencontres de hasard, des conversations impromptues se nouent autour du cendrier. Par la vitre, on jalouse ces moments de partage dont on est exclu par la vertu. On devine les messes basses ou les commentaires du dernier film, bref, tout ce qui fait une relation sociale. Sans être parano, entre deux tafs, ces comploteurs se moquent-ils du camarade ficelé à son siège par l'abstinence? Avec leurs doigts tordus sur le filtre, ils ressemblent à une confrérie d'aliens sortis de la vieille série " Les envahisseurs ". Et que dire quand, à table, on se retrouve soudain seul, entre la poire et le fromage, tandis que les autres convives poursuivent la conversation sur le trottoir ou dans la cuisine à la fenêtre grande ouverte.

Le printemps revenu, il n'y a même plus le réconfort de les voir grelotter, ces lâcheurs. Bien sûr, on pourrait les rejoindre, mais avec le sentiment d'être bêta, les bras ballants. Impossible d'avoir la même contenance, sans le jeu d'acteur de la bouffée. Ne reste pour la mise en scène que l'infect gobelet de café à la machine, à condition d'en supporter l'accumulation.

Qui plus est, si l'entreprise tolère l'abandon de poste pour fumer, elle ne le permet pas pour ne rien faire. L'empoisonnement est permis dans le code du travail, pas la paresse. On envie les Etats-Unis où les sociétés prévoient des espaces détentes - non-fumeurs - pour tous. On se venge mesquinement de nos frustrations en pensant que le péché mignon coûte tout de même près de 7 euros le paquet et que l'Académie de médecine nous assure mordicus quelques années d'espérance de vie en sus.

Aux moments de faiblesse, prêt à en griller une, on a en tête la voix râpée de Yul Brynner. Se sachant condamné par un cancer du poumon, il avait enregistré en 1985 un message qui a été diffusé après sa mort : " Maintenant que je suis parti, je vous le dis, ne fumez pas. " Depuis cette admonestation d'outre-tombe, les avertissements en caractères gras sur les emballages se font toujours plus impérieux, plus terrorisants.

Le nouveau projet de loi prévoit donc l'emballage neutre, sans logo, comme il est testé en Australie. Cela ennuiera les compagnies de tabac et les buralistes, relancera la mode des étuis en argent. Mais en quoi interdira-t-il à un adolescent le rite convivial de la première cigarette? En quoi épargnera-t-il au récalcitrant le sentiment de mise à l'écart? Le tabac est une addiction, mais la cigarette reste une fête.

Peloton amnésique

Un journal anglais annonce que Lance Armstrong veut revenir sur le Tour de France. L'ancien coureur américain, déchu de ses sept maillots jaunes pour dopage, souhaite promouvoir la lutte contre la leucémie. Cris d'orfraie du peloton et des instances dirigeantes contre cette indécence. Il nous souvient que les mêmes arboraient, au temps de sa splendeur, le bracelet jaune de Livestrong, la Fondation contre le cancer lancé par le Texan. Tout en expliquant, en aparté bien sûr, qu'ils n'avaient aucun doute sur les mauvaises pratiques derrière les performances du champion. Preuve s'il en était que le poison mortel du cyclisme, ce grand sport en dépit de tout, n'est pas l'EPO mais l'hypocrisie.

Mots d'amour

La Macédonienne Kaliopa Stilinovic est désormais chevalier de la Légion d'honneur. Les insignes ont été remis à la consule honoraire de France à Bitola, le 10 mars, des mains du secrétaire d'Etat aux anciens combattants et à la mémoire, Jean-Marc Todeschini, en visite dans les Balkans. Bitola, anciennement Monastir, abrite un cimetière militaire français, datant de la guerre de 14-18, des milliers de tombes et de corps sur lesquelles veille avec attention cette charmante dame de 57 ans. Dire si cette rosette n'est pas usurpée, contrairement à tant d'autres accrochées au petit bonheur.

Dans son discours de remerciement, Kaliopa Stilinovic a expliqué qu'elle considérait la France comme une seconde patrie. Elle a raconté comment elle avait découvert le charme et la complexité de la langue française en entendant puis écrivant, à l'âge de 6 ans, le mot " coquelicot ". C'est vrai qu'il est beau et piégeux, ce faux gentil coquelicot. Heureusement que les étrangers sont là pour nous vanter la richesse de notre langue. Feu Yasser Arafat nous avait rappelé la gourmandise du mot " caduc /que ". L'acteur Johnny Depp adore le mot " guingois ", à l'écriture si bancale.

Tout ça sonne mieux au final que " pays de merde ". La formule, on le sait, a été lancée à l'encontre de la France par le footballeur Zlatan Ibrahimovic, le 15 mars, soir d'énervement et de défaite. Le joueur pourra avancer qu'au pays de Rabelais, cela ne devrait pas choquer. Au même moment d'ailleurs, un grand philosophe, Michel Onfray qualifiait de " crétin " le premier ministre français.

On s'indignera donc moins du fond que de la forme : pourquoi, cher Zlatan, avoir proféré l'outrage en anglais? On n'est pas chauvin mais notre langue est infiniment riche en insultes. Le mot de Cambronne est universellement connu, ce nous semble? C'est pas compliqué, merde! Ce n'est pas coquelicot, guingois ou caduc/que. Quant à savoir si la France ressemble à la vision de Kaliopa Stilinovic ou à celle de Zlatan Ibrahimovic, cela nous mènerait trop loin.

Benoît Hopquin

Le Monde - Dernière heure, mardi 24 mars 2015, p. 30


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