mardi 31 mars 2015

La revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l'assaut de l'Europe, de Pierre-André Taguieff

La "renaissance du fascisme", une illusion tenace
Brandie en toute occasion et sloganisée jusqu'à l'incohérence, cette expression qui bouleverse nos catégories d'analyse n'est que la lecture passéiste d'une actualité qui nous dépasse.


EXTRAITS

Doit-on craindre une «renaissance» ou une «résurgence» du fascisme, ou encore un «retour des années 30», selon les formules journalistiques sloganisées qui resurgissent à intervalles réguliers depuis plus d'un demi-siècle, dans les périodes dites de crise ? Cette question rituelle, qui appelle implicitement une réponse positive, est mal posée. Elle exprime avant tout les craintes de ceux qui la posent, leur affolement étant aggravé par la confusion des idées qu'il favorise, cercle vicieux souvent observé. Ils disent craindre le «réveil» ou le «retour» des «vieux démons». Ils lancent des «appels à la vigilance» calqués sur les mobilisations antifascistes des années 30. Aveuglement et vaine agitation. Face à ceux qui dénoncent avec grand sérieux, crainte et tremblement le «retour des années 30», on pourrait se contenter d'une question ironique du type : «Et les années 30, de quoi furent-elles le retour ?» Examinons cependant la question, en espérant contribuer à stopper la circulation de ce lieu commun. [...]

La recherche de «répliques» de tel ou tel fascisme historique est vaine. Voués à être déçus dans leur quête naïve, souvent d'allure paranoïaque, d'indices d'un «retour» du fascisme ou plus vaguement des «années 30», les militants antifascistes d'après 1945 dénoncent régulièrement, selon le cliché journalistique, les «habits neufs de l'extrême droite» ou «du fascisme». C'est là sous-entendre que, derrière des apparences changeantes et trompeuses, relevant de travestissements volontaires, une même essence du fascisme ou de l'extrême droite persisterait, se dissimulerait et, sous ses nouveaux atours, ferait son chemin. Comme si, selon la célèbre boutade, la grande ruse du diable était de faire croire qu'il n'existe pas. Bref, dès lors qu'on postule l'existence permanente du «fascisme», représentation du diable, les «habits neufs» de ce dernier ne devraient tromper personne.

UN DISCOURS POLÉMIQUE

Mais cette vision néoantifasciste de la permanence du «fascisme» sous ses habillages trompeurs relève du discours polémique et ne se fonde sur aucune étude consistante, qu'elle relève de l'histoire des idées politiques, de l'analyse des formations politiques ou de l'analyse empirique de l'opinion et des résultats électoraux. Dans l'annonce d'un «retour du fascisme» en Europe, on ne trouve qu'une mythologisation de phénomènes politiques émergents aussi mal décrits que mal compris. [...]

Dans un article publié en avril 1946, «La politique et la langue anglaise», George Orwell relèvera la perte de sens d'un mot mis à toutes les sauces : «Le mot "fascisme" a désormais perdu toute signification et désigne simplement "quelque chose d'indésirable".» Notons au passage qu'on pourrait en dire tout autant du mot «populisme» tel qu'il est, depuis les années 90, suremployé dans l'espace public à des fins polémiques, et ce, sans la moindre exigence conceptuelle - ce qui a au moins le mérite d'attirer l'attention sur les exceptions. [...]

Du printemps 2002 au printemps 2014, la radicalisation de l'antilepénisme a suivi les succès électoraux du Front national, provoquant chez ses ennemis un désarroi et un affolement tels qu'ils se sont réfugiés dans les clichés de la langue de bois «antifasciste», pourtant hors de saison. On sait comment, en 1932, dans son célèbre article sur «la doctrine du fascisme», Mussolini caractérisait le fascisme comme un impérialisme, impliquant une politique de puissance et d'expansion territoriale. Pour le fascisme, l'aspiration à l'empire, c'est-à-dire à l'expansion des nations, est une manifestation de vitalité ; son contraire, l'esprit casanier, est un signe de décadence. Les peuples qui naissent ou ressuscitent sont impérialistes, les peuples qui meurent sont des renonciateurs.

LA FIN DE L'IMPÉRIALISME

Rien n'est plus éloigné de l'esprit défensif du nationalisme contemporain en Europe de l'Ouest, qui a remplacé la volonté d'expansion par le désir de protection, et fait prévaloir l'esprit conservateur, voire restaurateur («réactionnaire») sur l'esprit révolutionnaire. Le Front national, par exemple, est «privé de toute velléité impérialiste, les guerres coloniales étant finies», comme le note Michel Winock, qui ajoute : «Le lepénisme se présente comme un nationalisme de rétraction, xénophobe, protectionniste, plus réactionnaire que révolutionnaire.» Une telle caractérisation pourrait s'appliquer tout autant au nationalisme maurrassien. Le nationalisme conquérant et prométhéen, visant à créer un «homme nouveau» et une «nouvelle civilisation», le nationalisme des fascistes, est bien chose du passé. [...]

Penser la politique au début du XXIe siècle, c'est ainsi, comme y invite l'historien Emilio Gentile, commencer par s'interroger sur la «fragilité de la démocratie libérale dans une époque de la modernité qui n'a pas cessé de cultiver le fanatisme de la haine comme une vertu humaine noble». C'est aussi analyser le présent sans chausser les lunettes du passé, ni s'enfermer dans l'obsession commémorative et l'indignation rétrospective, afin d'éviter de nous trouver une fois de plus, sans le savoir, dans la situation ainsi caractérisée par Valéry dans son «Discours de l'histoire» (13 juillet 1932) : «Nous entrons dans l'avenir à reculons.» [...] C'est l'abus de l'esprit historique, aggravé par l'aveuglement idéologique, qui empêche de saisir la nouveauté de l'événement. Face à un présent qui nous choque, nous souffrons de trop de réminiscences pour pouvoir espérer le comprendre.

La revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à l'assaut de l'Europe, de Pierre-André Taguieff, PUF, 224 p., 19 €.



Lire Taguieff
Alexis Lacroix

Les résultats du premier tour des départementales entrent en résonance avec une part de l'analyse développée par l'historien des idées et philosophe Pierre-André Taguieff dans son nouveau livre, la Revanche du nationalisme (PUF). Nous vous en présentons ici des extraits en exclusivité. «Le dynamisme de nombreuses formations europhobes et anti-immigrés, néopopulistes et situées à droite [...] est une question posée aux démocrates exigeants [...].» Un ensemble de peurs (pour certaines fondées), de rancoeurs, mais aussi de désorientations liées à l'insécurité culturelle, analysée par le politologue Laurent Bouvet, a accéléré dans toute l'Europe la montée en puissance de formations politiques parfois anciennes qui, à l'instar du Front national, exploitent le sentiment de nombreux citoyens d'«être "abandonnés", "oubliés", "délaissés" par des élites censées vivre dans un univers lointain et séparé, [...] et accusées d'avoir confisqué la démocratie» (voir l'analyse de Jacques Julliard). Face à cet argumentaire répandu et à ce réquisitoire global contre «les élites», il faut rester lucide, prévient Taguieff, mais aussi se garder de pratiquer l'analogie avec les années 30 : «Les esprits rigides et manichéens, convaincus d'être du bon côté [...], se rassurent en dénonçant, sans craindre la facilité intellectuelle, le "populisme", selon eux affaire de primaires conduits par leurs affects.» Taguieff, qui travaille sur ces questions depuis trente-cinq ans, voit l'urgence ailleurs : «Plutôt que de s'épuiser dans de vaines imprécations, [...] il importe de reconnaître l'ambivalence des nationaux-populismes européens». Ce travail fera date, car son auteur éclaire à nouveaux frais un phénomène complexe. Pour penser ce qui nous arrive, il ne faut pas avoir peur de faire un détour par l'érudition.
PIERRE-ANDRÉ Taguieff. Philosophe, historien des idées, directeur de recherche au CNRS, il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages.






Marianne, no. 936 - Idées, vendredi 27 mars 2015, p. 66,67



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