vendredi 10 avril 2015

DOSSIER - Finkielkraut : « Ma France »

Réquisitoire. Civilisation, école, laïcité, identité, mais aussi Sarkozy, Juppé, Le Pen, Hollande... Pour Le Point, le philosophe Alain Finkielkraut porte le fer sur les lâchetés d'aujourd'hui.


Le Point : « Nous manquons désormais d'ennemi héréditaire pour sacraliser la terre que nous habitons. Sans danger assignable, pas de patrie, pas de conscience nationale, mais un monde atomisé, une société éparpillée en une infinité d'îlots individuels », écriviez-vous dès 1980 dans « Le juif imaginaire ». Pensez-vous que l'attaque contre « Charlie Hebdo » et, plus généralement, la menace djihadiste peuvent aujourd'hui revigorer cette conscience nationale ? Qu'avez-vous pensé de la réaction des Français après ces attaques ?

Alain Finkielkraut : Au fanatisme et à la haine meurtrière, les Français ont réagi par un sursaut de fierté culturelle. « Nous sommes le pays de Montaigne et de Voltaire et nous entendons le rester », tel était, par-delà les différences d'opinion et de sensibilité, le message unitaire des manifestations. Mais très vite l'unité a volé en éclats. Dès le 12 janvier, et jusqu'au sommet de l'Etat, certains défenseurs de la République se sont mués en procureurs. Selon le schéma traditionnel de la critique de la domination, les assassins sont devenus les victimes d'un apartheid ethnique, culturel et territorial. Et c'est en vain que Charb a dit : « J'ai moins peur des intégristes religieux que des laïques qui se taisent » - la laïcité doit désormais répondre du délit d'islamophobie. Nous sommes même invités, pour rétablir la cohésion sociale, à une « relaxation des exigences républicaines ».

Que reste-t-il de l'« esprit Charlie » ?

Le 11 janvier, c'était l'affirmation que la France - esprit Charlie inclus - n'est pas négociable. Des voix s'élèvent depuis lors pour dire, au contraire, que la France doit être renégociée et redéfinie à partir de ce qu'elle est aujourd'hui. L'enfant d'immigrés que je suis ne se reconnaît pas dans cette exigence.

La France est, selon vous, menacée par la crise de la transmission à l'école et par l'immigration, qui auraient entraîné une « crise du vivre-ensemble ». Mais le vrai problème n'est-il pas aujourd'hui économique ?

Le vrai problème, ce n'est pas l'économie : c'est l'économisme. Asservis à la raison calculante, nous ne voulons plus rien savoir de la différence ni a fortiori du choc des cultures. Certes, nous célébrons la diversité, mais elle se réduit pour nous à la table mondiale : sushis, pizzas, couscous, tacos et canard laqué. Pour le reste, nous faisons de l'arithmétique, et l'Union européenne croit pouvoir compenser par une « immigration de remplacement » la baisse de fécondité dans les pays du Vieux Continent. Les choses tournent mal, et nous persistons à croire que la crise sera résolue par l'inversion de la courbe du chômage. L'économisme est un somnambulisme. Mais gare à ceux qui veulent réveiller les somnambules. Ils peuvent bien se réclamer de Lévi-Strauss, c'est à Maurras qu'on les assimile.

La France n'a-t-elle pas toujours été un pays d'immigration ? Quelle différence par exemple entre les immigrants musulmans d'aujourd'hui et les juifs réfugiés d'Europe orientale du début du XXe siècle, ces « Polaks » que vous avez décrits dans « Le juif imaginaire » ?

La France n'a pas toujours été un pays d'immigration. Les afflux importants de population étrangère ont commencé dans le dernier tiers du XIXe siècle. Les historiens contemporains alignent le passé sur le présent en confondant volontairement les migrations intérieures (des Bretons à Paris ou des Corses sur le continent) avec l'immigration proprement dite. Ces historiens ne font plus d'histoire. Ils font, avec la mauvaise foi des bonnes intentions, de l'idéologie. Pour ce qui est des « Polaks », comme vous dites, ils sont arrivés en France remplis d'amour pour « une nation à laquelle on peut s'attacher par le coeur et par l'esprit autant que par les racines », comme l'a dit le « Litvak » Emmanuel Levinas. Et même après la guerre, alors que le destin juif avait fondu sur eux et que Vichy les avait trahis, il ne leur serait jamais venu à l'idée de s'émouvoir qu'il y ait encore des « Français de souche » ou de répudier l'assimilation de la culture française, au nom du droit à la différence. Mon père a été déporté de France, il en est resté marqué, mais j'ai eu la chance insigne de ne pas être élevé dans le ressentiment.

Trente ans après sa création, diriez-vous que SOS Racisme a été utile ou contre-productif à la lutte contre le racisme ?

Tout a été dit en 1990 par Jean Baudrillard : « SOS Racisme - SOS baleines. Ambiguïté : dans un cas, c'est pour dénoncer le racisme, dans l'autre, c'est pour sauver les baleines. Et si, dans le premier cas, c'était aussi un appel subliminal à sauver le racisme ? » Pourquoi sauver le racisme ? Parce qu'on aime mieux jouer à se faire peur en ranimant le bon vieil ennemi que faire face à un présent sans précédent. « Il faut se méfier des traîtrises du langage. La langue de bois dit en général le contraire de ce qu'elle pense. Elle dit ce qu'elle pense en secret, par une sorte d'humour involontaire. Et le sigle SOS en fait intégralement partie », conclut Baudrillard.

Depuis « La défaite de la pensée », vous fustigez « l'idéologie dominante » du « politiquement correct ». Or ce « politiquement correct » semble aujourd'hui bien minoritaire. Qui, excepté quelques associations antiracistes et deux ou trois chanteurs, défend encore la « bien-pensance » ? Eric Zemmour a lui-même reconnu que ses idées sont devenues majoritaires dans le pays...

Vous vous trompez : tout le showbiz fredonne sans répit la même rengaine bien-pensante, et votre revue des troupes oublie Le Monde, L'Obs, Télérama, Mediapart, Les Inrocks, le magazine Transfuge, ainsi que, de Laurent Mucchielli à Luc Boltanski, l'armée mexicaine des chercheurs en sciences sociales. Malgré ce grand déploiement, le politiquement correct est peut-être moins dominateur qu'il ne l'espérait. Mais ce n'est pas la domination qui le définit, c'est la dénonciation et même la criminalisation de ceux qui refusent d'invoquer, pour penser le présent, les heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire, d'utiliser à tout bout de champ l'adjectif « nauséabond » et d'entonner, une nouvelle fois, l'inusable refrain du « ventre encore fécond d'où est sortie la bête immonde ». S'il faut en croire les listes noires qui sont les nouveaux marronniers de la presse antifasciste, ces réfractaires se comptent sur les doigts d'une main.

Vous continuez à témoigner votre amitié à l'écrivain Renaud Camus, alors qu'il est devenu le théoricien du « Grand Remplacement » après avoir comptabilisé dans son Journal le nombre de « collaborateurs juifs » d'une émission sur France Culture pour en fustiger la « surreprésentation »... Comprenez-vous que cela puisse choquer ?

Le politiquement correct est donc bien vivant, puisque me voici sommé de m'expliquer sur mes fréquentations. De quoi Finkielkraut est-il le nom ? « De Renaud Camus », avait déjà répondu, avec la sagacité qu'on lui connaît, Jean Birnbaum dans Le Monde des livres. Renaud Camus, première étape de la reductio ad hitlerum. Je suis sur une pente glissante, il ne tient qu'à moi de revenir en terrain plat. Eh bien, je m'y refuse. Lisez « Du sens » [de Renaud Camus], et vous verrez que l'accusation d'antisémitisme ne tient pas. Si vous voulez une description exacte et belle du monde tel qu'il va, lisez aussi, toutes affaires cessantes, « Les Inhéritiers » ou « La civilisation des prénoms », livres publiés Chez l'auteur. Mais peu importe la beauté, peu importe l'exactitude, peu importe la littérature même, Renaud Camus a, en 2012, appelé à voter Marine Le Pen. Ce crime est inexpiable et fait de lui un écrivain au-dessous du médiocre. Bien que consterné par ce choix électoral, je lui garde mon admiration et j'observe que ceux-là mêmes qui ne lui pardonnent pas de parler de « Grand Remplacement » écoutent bouche bée ces propos de Leonora Miano, Prix Femina 2013, sur un plateau de télévision : « Vous avez peur d'être culturellement minoritaires. Mais ça va se passer. Ça va se passer. Ça s'appelle une mutation. L'Europe va muter. Elle a déjà muté. Il ne faut pas avoir peur. Cette transformation est peut-être effrayante pour certains, mais ils ne seront plus là pour en voir l'aboutissement. »

N'êtes-vous pas, comme le suggérait Marc Weitzmann dans « Le Point », devenu malgré vous l'allié du Front national et d'une partie de l'extrême droite, qui s'est soudain découvert une passion pour Israël ?

Je n'ai rien à voir avec le parti « y-a-qu'à-iste » et poutinien de Marine Le Pen et je combats, comme les antifascistes patentés, la haine de l'Autre et l'esprit de clocher. Mais il ne faut pas se tromper d'époque : ce sont les habitants du village global aujourd'hui qui sont fermés à la différence. Le sentiment d'appartenance et l'identité nationale ne sont pas conformes à leur manière hors-sol d'être et de communiquer, ils les rejettent donc avec horreur. L'étranger, à l'ère numérique, c'est l'autochtone. Il n'y a pas de place sur la planète virtuelle pour les culs-terreux.

Vous avez été élu à l'Académie française au fauteuil de l'écrivain Félicien Marceau. Comment le fils de déporté que vous êtes compte-t-il faire l'éloge de cet écrivain, excellent au demeurant, mais qui a été condamné par contumace à quinze ans de travaux forcés pour avoir travaillé à la radio belge pendant les premiers mois de l'occupation allemande ?

Personne ne me demande de faire l'éloge de l'attitude de Félicien Marceau pendant la guerre. Mais je ne chercherai pas non plus à être plus résistant que le général de Gaulle, qui, au vu de son dossier, lui a accordé sans hésiter la nationalité française en 1959. De toute façon, ce ne sont pas les procès qu'il intente dans le confort de l'après-coup qui témoignent du courage et de la lucidité d'un homme.

Comment avez-vous personnellement vécu cette campagne assez mouvementée ? « C'est le FN qui entre à l'Académie », aurait déclaré un Immortel...

Un autre académicien, qui ne me connaît pas, a même dit que j'étais « un être absolument immonde » dans un magazine tout excité de publier cette révélation. Mais cela n'a gâché ni ma joie ni mon étonnement de voir mon nom si difficile à prononcer faire son entrée dans cette compagnie si ancienne. Et Hélène Carrère d'Encausse m'a assuré que j'étais maintenant l'élu de tous. J'ai la naïveté de la croire.

On sait que vous n'êtes plus de gauche car, selon vous, « la gauche a trahi sa promesse républicaine ». Faut-il comprendre que vous êtes de droite ?

A la différence des hommes de 1789 qui voulaient casser l'Histoire en deux et bâtir un monde intégralement neuf, les fondateurs de l'école républicaine se sont pensés comme des héritiers. Ils n'ont pas voulu rompre avec le passé, mais allier la liberté et la fidélité. Aujourd'hui, la gauche met les héritiers en garde à vue pour délit d'initié. Et, soucieuse d'en finir avec l'élitisme, elle fait disparaître le grec et le latin, c'est-à-dire les humanités, de l'enseignement secondaire. La gauche, autrement dit, a pris l'exact contrepied de Marc Bloch, qui écrivait à la veille de la Libération : « Nous demandons un enseignement secondaire très largement ouvert, son rôle est de former des élites, sans acception d'origine ou de fortune. Du moment donc qu'il doit cesser d'être (ou de redevenir) un enseignement de classe, une sélection s'imposera. » Ce langage républicain heurte désormais le sentiment démocratique. A l'heure du combat contre les discriminations, une tout autre conception de l'ouverture prévaut, celle du baccalauréat pour tous et du présentéisme triomphant. Mais l'héritage que la gauche abandonne au nom de l'égalité, la droite s'en débarrasse au nom de l'utilité. Il y a longtemps que je ne crains plus les foudres de la gauche divine. Si j'étais de droite, je le dirais sans hésiter. Seulement voilà : mon parti n'existe pas.

« J'ai beaucoup de considération pour Alain Finkielkraut, et je suis bien souvent d'accord avec lui », nous a récemment confié Alain Juppé. Etes-vous juppéiste ?

Quand j'ai un accès d'immodestie, je me récite cette phrase du philosophe colombien Nicola Gomez Davila : « L'intellectuel n'oppose pas à l'homme d'Etat l'intégrité de l'esprit mais le radicalisme de l'inexpérience. » J'évite ainsi de le prendre de haut avec les responsables politiques. Tiraillés par des impératifs contradictoires, ils doivent rendre des arbitrages difficiles. Et, comme le fossé ne cesse de se creuser entre temps médiatique et temps politique, ils suscitent inévitablement l'impatience et la frustration. Dans cette classe politique soumise de surcroît à la douche glacée du ricanement permanent, Alain Juppé se distingue par son élégance et sa hauteur de vue. Mais je crois que, sur la question du « vivre-ensemble », il succombe à l'angélisme qui est, en règle générale, le péché mignon des intellectuels. Ce n'est pas en niant ou en minimisant, comme il le fait, le phénomène de séparatisme culturel qui se développe dans notre pays qu'adviendra le règne de « l'identité heureuse ».

Nicolas Sarkozy ne serait-il pas plus proche de votre vision de l'« identité malheureuse » ?

L'ancien président de la République est un pragmatique. Son problème, ce n'est pas l'angélisme, c'est la versatilité. Il voulait introduire la diversité dans la Constitution, il est maintenant partisan de l'assimilation. Il prônait une laïcité ouverte, et voici qu'il veut interdire les repas de substitution à l'école. Ces sincérités successives donnent le tournis.

Etes-vous d'accord avec lui sur le sujet des cantines ?

Maintenant que la plupart des cantines sont en self-service, il est très facile d'éviter aux enfants musulmans d'avoir à manger du porc. Ce qui doit être formellement défendu, en revanche, c'est l'introduction de repas halal ou casher dans les écoles de la République.

François Fillon a demandé à vous rencontrer. Le courant est-il bien passé entre vous ?

Je n'ai aucun titre à distribuer des bons et des mauvais points. Je dirai simplement que François Fillon me semble prendre le problème du choc des civilisations très au sérieux. Mais ce qu'il partage avec tous les leaders de la droite, c'est un très étrange tropisme poutinien, au moment même où le président russe redécouvre les charmes de l'Empire et adopte une vision complotiste de l'Histoire.

Ce culte poutinien ne trahit-il pas une nostalgie française pour l'homme à poigne ?

L'actuel président français peine à habiter sa fonction. Poutine est donc d'autant plus admiré par nos bonapartistes qu'il leur apparaît comme l'anti-Hollande.

Ce problème d'incarnation suffit-il à expliquer l'échec de François Hollande ?

Les socialistes n'étaient pas préparés à l'exercice du pouvoir. L'antisarkozysme leur a tenu lieu de programme de gouvernement. Ils paient cher aujourd'hui cette facilité inaugurale. Et puis, il y a la question de la langue.

La langue ?

Difficile d'incarner la nation quand on pratique systématiquement le redoublement du sujet. « La France, elle a des atouts. » Cette syntaxe sied aux enfants, pas au chef de l'Etat.

Vous êtes cruel ! Feriez-vous les mêmes reproches au Premier ministre, Manuel Valls ?

Comme l'écrit Jean-Louis Bourlanges, en choisissant la voie d'un libéralisme tempéré pour relancer l'emploi et la croissance, Manuel Valls a pris le risque de la discorde à gauche. Puis, à la veille des élections, il a voulu refaire l'unité sous le drapeau de l'antifascisme. Mais le Front national n'est plus un parti fasciste, ni même maurrassien. C'est pour son programme explicite qu'il doit être critiqué, non pour les arrière-pensées qu'on lui suppose.

A vos yeux, quelle est la plus grosse faute des socialistes ? Leur conversion libérale, comme le pense Régis Debray ? Ou bien leur gauchisme culturel ?

Leur faute majeure, à mes yeux, c'est la politique éducative. L'antiélitisme en matière scolaire provoque des dégâts irréparables.

Ne seriez-vous pas un indécrottable conservateur ?

Ne me résignant pas à l'ordre établi, c'est-à-dire à ce que le destin de chacun soit fixé par sa naissance, je me définirai plutôt comme progressiste. Mais l'entrée fracassante dans une société post-nationale et post-littéraire constitue-t-elle un progrès ? La transformation de l'art d'enseigner en liste de recettes pour « tenir sa classe » est-elle un progrès ? La défiance généralisée est-elle un progrès ? Doit-on se réjouir de voir les Petites Poucettes du troisième millénaire délaisser la fréquentation des textes pour la pratique frénétique du texto ? La France d'après est-elle vraiment plus civilisée que la France d'avant ? On n'a pas le droit aujourd'hui de poser ces questions cruciales, car « avant », c'était avant la diversité. Toute nostalgie, dès lors, est raciste et relève des tribunaux.

Jeune, à défaut d'éducation religieuse, vous expliquez avoir hérité de vos parents une passion pour le sionisme. « J'aimais Israël pour ses tomates dans le désert, pour les pelouses et le socialisme, pour ses kibboutz, pour ses ministres en chemisette. » Comment voyez-vous l'Israël d'aujourd'hui, qui vient de réélire un Benyamin Netanyahou dont la seule promesse de campagne a été la politique sécuritaire ?

Aimer Israël, ce n'est pas idolâtrer ce pays, c'est se faire du souci pour lui. Et ne soyons pas angéliques : face à toutes les formes de l'islamisme radical, les Israéliens ont raison d'être inquiets. Ils habitent une petite nation, c'est-à-dire, selon la définition de Kundera, « une nation dont l'existence est sans cesse en question ». Mais l'existence de l'Etat juif est aussi menacée par la perspective d'un état binational. Voilà pourquoi il faut reprendre au plus vite les négociations avec l'Autorité palestinienne.

Comment reprocher aux enfants de l'immigration maghrébine de brandir des drapeaux algériens après les victoires de leur pays d'origine durant la Coupe du monde de football de 2014, alors que vous-même avez ce lien particulier avec Israël ?

« C'est un pauvre coeur que celui auquel il est interdit de renfermer plus d'une tendresse », écrit Marc Bloch dans « L'étrange défaite ». Mais, pour certains enfants de l'immigration maghrébine, les matchs de football sont l'occasion de montrer qu'ils réservent toute leur tendresse à leur pays d'origine, soit en sifflant « La Marseillaise » et l'équipe de France, soit en remplaçant le drapeau français par le drapeau algérien sur le fronton des mairies, comme à Provins par exemple, après la qualification de l'Algérie pour les huitièmes de finale de la dernière Coupe du monde.

On vous a souvent reproché d'évoquer des lieux que vous n'avez pas visités ou des oeuvres que vous n'avez pas vues. Comment peut-on par exemple parler du conflit israélo-palestinien sans avoir visité les Territoires palestiniens ? Comment condamner les technologies numériques sans posséder d'ordinateur ou de smartphone ? Comment déplorer l'incivisme des jeunes de banlieue sans se promener dans ces périphéries urbaines ?

Qui vous a dit que je ne suis jamais allé dans les Territoires palestiniens ? Il y a deux ans, sous la conduite d'un militant de Shalom Archav, j'ai traversé la Cisjordanie. J'ai vu les implantations qui surplombaient Ramallah ou Hébron. Et cela m'a renforcé dans l'idée qu'il n'y avait pas d'alternative à la solution, si risquée soit-elle, de deux Etats pour deux peuples. Vous me reprochez, en outre, de critiquer les nouvelles technologies sans rien y connaître. Mais c'est sans doute parce que je n'ai pas de portable et que je sais à peine me servir d'un ordinateur que les ravages de l'instantanéité et de la connexion perpétuelle m'apparaissent avec une clarté aussi aveuglante. Pour étudier les Dogons, il vaut mieux ne pas être dogon. J'essaie de poser le même regard ethnographique sur ceux qui incarnent, non le passé, mais l'un des avenirs de l'espèce humaine : les accros de l'écran tactile. Quant aux banlieues, on n'apprend pas que ce sont des territoires perdus de la République en s'y promenant mais en lisant, par exemple, les témoignages de ceux qui y enseignent. Avez-vous remarqué que les experts s'appuient constamment sur les enquêtes de « terrain » pour déposséder les gens de leur expérience et pour les persuader que tout se passe dans leur tête ?

Vous déplorez que l'Europe soit entrée dans « l'âge post-identitaire ». Mais cette Europe qui a aboli les frontières n'a-t-elle pas garanti une paix de plus d'un demi-siècle ?

Vous inversez l'ordre des choses. Ce n'est pas l'Europe qui a garanti la paix, c'est l'immense fatigue post-hitlérienne de la guerre qui a permis la construction européenne. Je n'ai rien contre cette construction, je voudrais seulement rappeler que l'Europe est aussi une civilisation. Il nous incombe de faire l'Europe en évitant que, par la même occasion, elle ne se défasse. Et n'oublions pas l'avertissement de Raymond Aron : « Renier la nation moderne, c'est rejeter le transfert à la politique de la revendication éternelle d'égalité. »

Pourquoi parlez-vous si peu aujourd'hui de l'Europe ? Mais où est donc passé le créateur de la revue « Le Messager européen » ? L'horizon national serait-il devenu indépassable pour vous ?

J'ai fondé cette revue en 1990 pour faire entendre la voix de ceux qui, vivant sous le joug russe, défendaient l'identité européenne. Moi qui ne voyais dans l'Europe qu'une bureaucratie à la fois lointaine et invasive, j'ai découvert, grâce à ces écrivains tchèques, hongrois ou polonais, que la culture, depuis l'aube des Temps modernes, était au fondement de la civilisation européenne à laquelle j'ai la chance d'appartenir. Mais, si la culture s'éclipse et qu'il ne reste que la bureaucratie, alors il faudra définir avec Kundera l'Européen comme « celui qui a la nostalgie de l'Europe ».

Vous commentez volontiers l'actualité sur les plateaux de télévision ou dans les journaux, ce qui déclenche souvent des polémiques. Vous avez nourri votre dernier essai, « L'identité malheureuse », d'articles de presse. N'y a-t-il pas un risque, pour un penseur, de se laisser gagner par l'éphémère ?

J'ai l'impression que ce sont des articles de presse qui ont nourri votre lecture de « L'identité malheureuse ». Car, pour penser son temps, ce livre dialogue avec Pascal, avec Hobbes, avec Hume, avec Kant, avec Péguy, avec Lévi-Strauss et avec Rabbi Haïm de Volozine. Tout en mesurant le risque de me laisser gagner par l'éphémère, je pense, avec Michel Foucault, que la tâche maintenant assignée à la philosophie est de rompre avec les analogies paresseuses et de « diagnostiquer le présent » en montrant en quoi il diffère du passé ancien ou récent.

Votre ami Milan Kundera, dans « L'art du roman », s'en prenait aux « agélastes », c'est- à-dire ces personnes qui ne savent pas rire. Or vous-même avez l'image médiatique d'un Droopy pessimiste. Seriez-vous un agélaste ?

Ne vous y trompez pas : l'esprit de sérieux fait maintenant des blagues. Les agélastes sont devenus humoristes. Ils sanctionnent par le rire tous ceux qui pensent en dehors des clous. Je me console en explorant, après Philippe Muray, l'immense territoire du risible laissé en déshérence par le gloussement unique. Ainsi cette réforme des collèges qui conduit, interdisciplinarité oblige, un professeur de français et un professeur de gymnastique à mettre leurs compétences en commun pour demander aux élèves de réaliser ensemble une vidéo sur le thème « comment persuader vos camarades de jouer au handball ».

Le mécontemporain que vous êtes ne trouve-t-il rien à sauver dans la France d'aujourd'hui ?

Au contraire. A l'ère des flux, le verbe « sauver » doit impérativement prendre la place du verbe « changer » dans notre vocabulaire politique : sauver les paysages, sauver les livres, sauver la langue, sauver les vaches, les poules et les cochons, en mettant fin à l'élevage en batterie et aux gigantesques fermes-usines, bref, sauver les meubles et ce qui reste de la civilisation française.

Etes-vous heureux ? Optimiste ? Pessimiste ?

Les pessimistes croient que la catastrophe est à venir. Je ne partage pas leur optimisme. La catastrophe est en cours. A part ça, je suis très heureux.

Propos recueillis par Jérôme Béglé, Anna Cabana, Sébastien le Fol et Thomas Mahler


 Finkielkraut en quelques dates
-30 juin 1949 Naissance à Paris.
-1972 Agrégation de lettres modernes.
-21 septembre 1985 Lancement de son émission « Répliques », sur France Culture.
-10 avril 2014 Election à l'Académie française.


Cinq livres clés de Finkielkraut
Thomas Mahler

« Le nouveau désordre amoureux», avec Pascal Bruckner (Seuil, 1977)

Sexologie, pornographie, prostitution, godemichés... Deux soixante-huitards tirent le bilan de la supposée révolution sexuelle. Prenant leurs distances avec les maîtres à jouir Félix Guattari et Gilles Deleuze, ils réhabilitent ce sentiment bourgeois qu'est l'amour et dénoncent le totalitarisme de l'éjaculation. Alain Finkiel kraut n'avait pas 30 ans, mais déjà le goût de penser contre.

« Le juif imaginaire» (Seuil, 1980)

« Le Juif errant, c'est moi; le détenu famélique en pyjama rayé, c'est moi; le petit gosse de Varsovie qui fait face aux mitraillettes allemandes (...), c'est moi encore... » Avec une fougue digne de Philip Roth, Finkielkraut analyse l'usage narcissique et victimaire qu'il a fait, jeune, de son judaïsme, tout en épinglant les combats de sa génération. Etre juif, pour lui, sera désormais maintenir une fidélité à ses racines et transmettre une mémoire.

« La défaite de la pensée» (Gallimard, 1987)

Le tournant décliniste. Après avoir présenté les deux visions de la nation et de la culture qui se sont opposées au XIX e siècle (le Volksgeist ethnique allemand contre le pacte social français, la Kultur particulière contre l'universalisme des Lumières), Alain Finkielkraut en conclut que les particularismes ont aujourd'hui gagné, au détriment de la « vraie culture ». Tout le Finkielkraut actuel est déjà présent dans ce lamento contre le relativisme (« Une paire de bottes égale Shakespeare »), le multiculturel, l'antiracisme, le jeunisme et le consumérisme.

« Le Mécontemporain : Péguy, lecteur du monde moderne» (Gallimard, 1991)

Un hommage vibrant à l'antimoderne Charles Péguy, épinglé dix ans plus tôt par Bernard-Henri Lévy dans son « Idéologie française ». Pur produit de l'école républicaine, ce mécontemporain est passé du socialisme au patriotisme, conscient que « la France peut périr et qu'elle est physiquement menacée ». « En pleine euphorie progressiste et seul entre tous les républicains, Péguy avait rompu avec l'illusion proprement moderne d'une supériorité automatique d'aujourd'hui sur hier. » Un autoportrait ?

« L'identité malheureuse» (Stock, 2013)

Vingt-six ans après, Finkielkraut reprend la trame de « La défaite de la pensée ». Mais, de l'universalisme des Lumières, il a basculé vers la défense romantique d'une identité française menacée, selon lui, par le commu nautarisme, l'entrée dans l'âge « post- identitaire », la remise en cause de la laïcité, l'incivisme... Gros succès, grosse polémique, Le Monde l'accusant notamment de « ventriloquer » son ami Renaud Camus. L'auteur pense, lui, qu'il y a une alternative entre le « politiquement correct » et le « politiquement abject ».





Pascal Bruckner : « Lui en McCartney, moi en John Lennon »

Extraits : Un bon fils


Tout fils unique se cherche un frère spirituel avec qui partager ce qu'il ne peut confier à ses parents. Alain Finkielkraut fut celui-là. Nous nous connaissions depuis l'hypokhâgne du lycée Henri-IV, mais la vraie rencontre s'était produite à Dublin, lors d'un séjour linguistique au Trinity College, l'année de la sortie de « Sgt Pepper's Lonely Heart Club Band » des Beatles que nous adorions et commentions, morceau après morceau, avec une minutie de talmudistes, cherchant les correspondances poétiques, le message subliminal sous les mots. Spontanément, et en toute modestie, nous nous départageâmes, lui en McCartney, moi en John Lennon. (...)

Plus tard, beaucoup plus tard, Alain et moi nous retrouvâmes par hasard voisins dans le quartier de l'Odéon. Cette coïncidence géographique nous rapprocha. Nous nous croisions le matin, à midi et le soir et devînmes peu à peu inséparables. Un jour, exaspérés par les mêmes discours tonitruants sur la libération sexuelle - nous procédons lui et moi par allergie au langage dominant -, nous décidâmes de faire entendre ensemble un son de cloches différent. (...)

Avec le temps, tels ces jumeaux qui finissent par dissembler l'un de l'autre, nous avons quand même réussi à trouver une divergence, et de taille : Alain est profondément pessimiste sur l'avenir du genre humain, je crois à l'inverse au pouvoir de la liberté de surmonter les problèmes qui se posent à lui. Il semble avoir désespéré de l'homme alors que je ne cesse de m'en émerveiller. Il vit dans la nostalgie du passé quand je suis tout entier l'appétit du présent. Où il voit des catastrophes, je perçois des transformations. Il déteste la technologie, s'afflige d'Internet quand j'en tire bénéfice, dans la mesure de mes compétences limitées. Il paraît si malheureux parfois, si touchant, perdu dans une angoisse abyssale, qu'on a envie de le consoler, de lui dire que le monde nous survivra et n'a pas besoin de nous. Après tout, nous ne sommes que des saltimbanques des idées. Si le bateau coule, autant trinquer joyeusement au naufrage plutôt que sombrer dans la déploration. Au moins avons-nous gardé en commun la passion des controverses, la dévotion aux textes, la haine du fanatisme, l'indifférence aux honneurs. Au-delà des brouilles et des susceptibilités, il est et restera pour toujours mon frère d'encre




Bruno Le Maire : « Je ne partage pas son pessimisme »
Propos recueillis par Thomas Mahler

Je pense beaucoup de bien d'Alain Finkielkraut. Le rôle d'un intellectuel est de pousser au débat et d'inviter à réfléchir. Ma conviction forte est que la France doit retrouver sa place de grande nation. Dans mon livre « A nos enfants », j'explique que la fierté de ce que nous sommes est une condition de cette restauration. Il s'agit de connaître sa mémoire, son histoire, car il n'y a pas d'intégration possible dans un pays qui ne se respecte pas. Il s'agit aussi de retrouver la maîtrise de la langue française. C'est dans cet esprit que j'ai demandé la suppression de l'enseignement des langues et cultures d'origine (Elco), qui permet en primaire à des enfants dont l'un des parents est issu d'un pays étranger d'apprendre la langue de ce pays. Il faut réhabiliter le français et tout faire pour assurer sa compréhension en primaire, car c'est la clé de notre unité nationale. En revanche, et c'est là un point de divergence avec Alain Finkielkraut, je ne crois pas à un abaissement inéluctable, car la France a des réserves d'énergies et de talents. Je suis très volontariste et confiant. Les responsables politiques ont longtemps entretenu les Français dans l'illusion, mais en restaurant le respect et le goût du mérite, nous pouvons redonner un sens au destin de notre nation. Je ne partage pas le pessimisme d'Alain Finkielkraut.

Jacques Rancière : « Il a détourné la laïcité de son sens »
Propos recueillis par Thomas Mahler

Le Point : Comment voyez-vous l'évolution intellectuelle d'Alain Finkielkraut ?

Jacques Rancière : J'ignore ses motivations personnelles. Je sais seulement comment ont évolué beaucoup de jeunes gauchistes qui avaient à l'époque le sentiment d'être dans le sens de l'Histoire. Quand ils ont vu les choses tourner autrement, ils ont pris en haine le peuple ouvrier, qui avait trompé leurs espérances, et les théories révolutionnaires, qui les avaient suscitées. Ils se sont mis du côté des vainqueurs. Mais ils ne pouvaient pas simplement revenir à l'ordre existant. Il leur fallait toujours jouer, à leurs propres yeux, les esprits subversifs. Ils sont alors devenus non d'honnêtes conservateurs, mais des réactionnaires enragés. Ils ont assimilé la liberté à la conduite de l'individu égoïste insoucieux du bien public. Et dans toute mesure destinée à combattre les inégalités - parité homme-femme, discrimination positive ou autre -, ils ont dénoncé un « communautarisme » fatal à la République. Ils ont fini par faire de l'égalité le péril suprême pour la civilisation.

En quoi sa défense de la laïcité serait-elle réactionnaire ?

La laïcité a été entièrement détournée de son sens. Elle signifiait jadis que l'Etat n'imposait aucune religion aux élèves. Cela n'empêchait pas l'école publique de respecter les fêtes chrétiennes et de servir du poisson le vendredi. Les intellectuels républicains ont déclaré que c'était aux individus d'être laïques et ont identifié cette obligation à une prohibition vestimentaire qui ne pouvait concerner qu'une population bien spécifique. L'universalisme laïque est ainsi devenu son exact contraire, un moyen de rejeter une partie de notre société, par ailleurs la plus pauvre.

Les 25 % du Front national ne lui donnent-ils pas raison ?

Spinoza disait que les prophètes n'avaient pas eu de mal à prophétiser les malheurs d'Israël puisqu'ils en étaient les premiers responsables. Les grandes campagnes « républicaines » ont travaillé activement à créer l'atmosphère délétère au sein de laquelle le FN a pu prospérer. Mieux encore, elles ont fourni à celui-ci les moyens de prendre son visage respectable. Le FN a parfaitement compris l'avantage qu'il y avait à troquer la vieille défroque des arguments racistes pour les habits neufs de la laïcité et de la République.

Rémi Brague : « Au mépris de la déontologie de l'intellectuel médiatique, il parle des livres après les avoir lus »

J'ai eu la chance d'être invité trois ou quatre fois à « Répliques ». Alain Finkielkraut a coutume d'y apporter non seulement les livres dont il va être question, mais une petite bibliothèque personnelle où il y a, ô surprise ! pas mal de titres de Hannah Arendt et d'Emmanuel Levinas. Or les ouvrages des deux groupes, occasionnels ou de souche, semblent avoir subi mille sévices. Ils sont soulignés au stylo ou au crayon, surlignés au marqueur fluo, cornés, griffonnés en marge, entrelardés de petites fiches elles-mêmes gribouillées. Ne parlons pas du brochage, à ce point démantibulé qu'il faut souvent un élastique pour assurer la fragile cohésion de ses feuilles éparses. Bref, tout porte à croire qu'A. F. a dit aux livres : « Nous avons les moyens de vous faire parler... »

Devant cette accumulation d'indices accablants, A. F. ne peut le nier, il fait ce que tout bibliothécaire redoute : il lit les livres. Et, qui plus est, au mépris de la déontologie la plus élémentaire de l'intellectuel médiatique, il en parle après les avoir lus.

Il y a quelques années, un manifeste a circulé contre l'auteur d'un livre. Parmi les signataires, il en est qui ont demandé à l'éditeur qu'on leur fasse envoyer un exemplaire de l'ouvrage... contre lequel pourtant ils venaient d'en appeler à la vindicte publique. La directrice de collection a conservé leurs messages électroniques qui, après la disparition de toutes les personnes concernées, serviront à documenter une histoire de l'intelligentsia française au XXIe siècle. A. F. n'était pas de leur nombre.

La cruauté barbare d'A. F. envers les livres est compensée, dans une large mesure, par sa clémence envers leurs auteurs. Quand, ce qui est de très loin le cas le plus fréquent, il les apparie et s'arrange pour que la discussion ne tourne pas à ces engueulades dont les animateurs de certains programmes télévisés considèrent qu'elles montrent que leur émission est réussie, les noms d'oiseaux faisant s'envoler l'Audimat. Il choisit en effet des gens qui, d'une part, savent rester courtois et qui, d'autre part, sont dans un désaccord intéressant sur le fond d'une estime mutuelle. Là aussi, A. F. prend les moyens de les faire parler, mais sans leur faire subir le même pénible sort qu'aux livres qu'ils ont eu l'imprudence de lui confier. Donc, amis, un conseil : si vous voulez fréquenter A. F., soyez plutôt écrivains qu'écrits !

Elisabeth Badinter : « L'équation "Finkielkraut = Zemmour = FN" est absurde »
Propos recueillis par Thomas Mahler

J'avais beaucoup aimé « Le nouveau désordre amoureux », son livre avec Pascal Bruckner. C'était très gai, mais en même temps assez iconoclaste. J'apprécie les penseurs qui saisissent les moments de rupture, les changements dans les moeurs. En 1989, à la suite de l'affaire de Creil sur le voile à l'école, nous avons cosigné avec Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler et Régis Debray un appel à défendre la laïcité. Je pense qu'il a raison, comme il le rappelle dans « L'identité malheureuse », de dire que c'est un tournant malheureux. Si, à cette époque, Lionel Jospin, alors ministre de l'Education nationale, avait dit non à l'Assemblée et refusé les signes ostentatoires à l'école, nous n'en serions pas là aujourd'hui. Avec Alain, nous étions sur la même longueur d'onde, nous avons ressenti la même suffocation. Comment la gauche a- t-elle pu abandonner l'idée de laïcité ? C'était un tel bouleversement de nos convictions. 1989, c'est vraiment le moment où nous avons mesuré la montée en puissance des communautarismes. Beaucoup de nos amis de gauche nous ont critiqués en disant qu'on donnait « des armes au Front national » alors que, de notre point de vue, c'est en défendant la laïcité qu'on fait le mieux obstacle à la montée du Front national.

Contrairement à Alain, je suis beaucoup moins imprégnée du passé, je ne regarde pas dans le rétroviseur. Il a une nostalgie et un pessimisme que je ne partage pas. Je suis optimiste à long terme et suis convaincue que les valeurs que nous défendons finiront par l'emporter. La polémique autour de « L'identité malheureuse » était excessive, pour ne pas dire idiote. Comme s'il avait commis le péché absolu : faire l'éloge des vertus passées. Cela m'a exaspérée. Je ne trouve ainsi pas qu'il ait le même discours qu'un Eric Zemmour, qui, à mes yeux, est une figure réactionnaire. L'équation « Finkielkraut = Zemmour = FN » est parfaitement absurde. On peut le qualifier d'antimoderne, mais on ne peut pas dire qu'il ait une pensée et une prose d'extrême droite. Je déteste l'idée qu'on fasse de lui une tête de Turc et qu'on le caricature, alors qu'il a le courage de ceux qui osent rompre le consensus.

Eric Naulleau: « Il a cessé de nous éblouir de son savoir pour nous assourdir de ses marottes »

Enfant, yeux grands ouverts dans la nuit, nous guettions le passage de frontière entre veille et sommeil, mais l'instant décisif chaque fois nous échappait, la sentinelle finissait par piquer du nez au fond de sa guérite et entrait paupières closes dans le pays des rêves. De même est-il malaisé de situer avec précision le moment où un homme bascule de Levinas à Renaud Camus, de l'universalisme au communautarisme, de la philosophie au militantisme, du « Banquet » aux banquettes, des idées aux idées fixes, du « Juif imaginaire » au musulman fantasmé. Du virtuose indicatif de l'émission « Répliques » sur France Culture au disque volontiers rayé des interventions de son animateur, islam et immigration en tête. Il s'en faut chaque samedi matin d'un battement de cils pour passer de l'autre côté du miroir, dans cette dimension parallèle où la réalité procède de l'idéologie et non plus l'inverse.

I want my Finky back ! où est-il donc passé ? A l'Académie française - tel Diogène qui aurait abandonné son tonneau pour le 21 quai de Conti, troqué sa lanterne tenue devant lui contre un projecteur braqué sur lui, renoncé à sa nudité pour l'habit vert et à sa coupelle pour une coupole. En la circonstance, les Immortels évoquaient un congrès de météorologues plus admirateurs du tonnerre que des éclairs. Car il y a trop longtemps qu'Alain Finkielkraut a cessé de nous éblouir de son savoir pour nous assourdir de ses marottes. Nous avons un jour perdu de vue celui dont nous éprouvions la proximité intellectuelle, celui dont nous touchaient l'amour des livres, l'éloge de la verticalité, le silencieux colloque avec les défunts, la passion de transmettre, la désobéissance aux sottes injonctions de la modernité.

L'une des étymologies de « bistrot » relie ce mot au russe bystro (« vite »). « L'identité malheureuse »développe trop souvent une philosophie de comptoir, une réflexion hâtive non plus validée par les patientes rigueurs de l'étude et de la méditation, mais par quelques lignes piochées dans la presse du jour. L'intellectuel se fait intellectuel médiatique, il délaisse l'alambic pour le percolateur, le nectar pour l'expresso, l'infusion pour l'effusion. La pensée de minuit pour celle de 18 heures. Captif du pays des Merveilles, Alain a besoin de notre aide pour retrouver son chemin, revenir à lui et parmi nous. Tous les lapins aux yeux roses vous le confirmeraient (« Par ma moustache et mes oreilles, comme il se fait tard ! ») : le temps presse.


Le mécontemporain capital
Thomas Mahler

Portrait. Parcours d'un combattant de la pensée. Et répliques de ses pairs.

On peut être le contempteur du jeunisme et regretter sa jeunesse. Avoir maintes fois fustigé le devenir adolescent du monde et se voir en baby-boomer éternel. Le 13 mars, allongé sur le divan cathodique de Marc-Olivier Fogiel, Alain Finkielkraut, 65 ans, a été saisi d'effroi en découvrant une vidéo de lui dans les années 70. « Dans ma tête ou devant mon miroir, j'ai une image de moi qui n'est pas celle d'un vieux monsieur, confie-t-il dans son appartement du 6e arrondissement. Chez Fogiel, j'ai été horrifié, car je me suis dit que les téléspectateurs allaient se demander : "C'est atroce, que lui est-il arrivé ?" » Qu'est-il arrivé en effet au fringant Dominique Rocheteau de l'émission « Apostrophes » pour qu'il se soit métamorphosé en prophète du déclinisme, au dos voûté par le poids de l'actualité, aux mains agitées de soubresauts, à l'humeur ronchonne, prêt à intimer un « Taisez-vous » ?

« Alain avait beaucoup de succès auprès des femmes », se souvient Pascal Bruckner, son jumeau de plume. Pour leur « Nouveau désordre amoureux » (1977), le duo écume les cinémas pornos et disserte en talmudiste sur l'orgasme féminin. « J'étais beaucoup plus timide et sentimental que Pascal, qui descendait dans la rue pour trouver des filles », corrige Finkielkraut. S'ils sont assidus au séminaire de Barthes, les deux anciens d'Henri-IV ressentent une « allergie à l'idéologie dominante ». « Alain avait déjà ce goût pour la citation. On commençait à considérer Barthes, Deleuze et Foucault avec suspicion et on cherchait une échappatoire du côté de Levinas ou d'Arendt. »

Les Lennon-McCartney de la nouvelle philosophie se séparent au carrefour de la nouvelle décennie, conscients que deux ambitions ne peuvent plus cohabiter. Chacun s'en ira vers son destin : optimiste et hédoniste chez Bruckner, de plus en plus pessimiste pour Finkielkraut. Dans le tonitruant « Juif imaginaire » (1980), il solde les engagements de sa génération. Son « Bella Ciao » entonné en Mai 68 ? Une pantomime des combats passés. « Nous jouions à la fois le rôle du révolutionnaire et celui du résistant. Nous étions des enfants protégés qui courions après la grande histoire. »

L'urgence n'est plus de changer le monde, mais de le sauver. « La défaite de la pensée » (1987), tournant antimoderne, contient tous les leitmotive des lamentos à venir : la barbarie a contaminé la culture, rien ne sépare plus Shakespeare d'une paire de bottes, l'antiracisme, en défendant l'Autre, a conduit à la haine de soi... Déjà une mention à ces « immigrés du tiers-monde » qui n'ont pas la même gratitude que les « réfugiés d'Europe orientale ». Déjà l'incompréhension face aux nouveaux arrivants qui ne font pas preuve du même zèle que lui, fils de maroquinier polonais devenu normalien et bientôt professeur à Polytechnique. « Son amour de la France est celui de beaucoup d'émigrés ou d'enfants d'émigrés juifs , décrypte Elisabeth Badinter. C'est l'amour d'un pays qui vous a reçu et vous a permis de vous émanciper. La France est pour lui quelque chose de sacré. » Par la suite, son engagement pour la Croatie de Franjo Tudman (« C'est là où j'ai compris les dangers de l'anachronisme. Il ne faut pas être antifasciste au mauvais moment »), le 11 Septembre ou les émeutes de 2005 n'ont fait que le conforter dans ses obsessions.

Mais la vraie pierre de Rosette pour déchiffrer cet itinéraire intellectuel est « Le mécontemporain » (1991), bel hommage à Charles Péguy. Péguy et « Finkie » : mêmes produits de la méritocratie républicaine, mêmes colères explosives, même trajectoire de la gauche à un patriotisme mystique, mêmes anathèmes contre les technologies . Comme son modèle, Finkielkraut ne se considère d'aucun parti. Un déçu de la gauche, mais pas un transfuge pour la droite. Un inclassable. « Il n'est pas heureux dans la droite d'aujourd'hui, car il n'est pas très attaché aux valeurs du marché , confirme son ami Philippe Raynaud, professeur de sciences politiques. Il ne dénonce pas non plus une supposée décadence des moeurs. »

Péguy a eu son « sang pur » qui lui a valu « l'enfer idéologique au XXe siècle ». Finkielkraut se voit lui aussi en martyr du « politiquement correct » à la suite de ses propos sur « l'équipe de France black-black-black ». Pourtant, même s'il leur emprunte le mot « race », Péguy n'est ni Barrès ni Maurras. Tout comme Finkielkraut, s'il jongle avec des concepts sulfureux, n'estime pas avoir rallié le camp du nationalisme intégral. Qu'importe alors que son « Identité malheureuse » soit associée au « Suicide français » d'Eric Zemmour, puisqu'il est irréductible. Qu'importe aussi son amitié avec Renaud Camus, théoricien du « Grand Remplacement ». « Il m'a encore dit ce matin que nous n'avons pas les mêmes vues sur la stratégie, tout en étant d'accord sur l'essentiel, témoigne ce dernier. Il n'a jamais souscrit à l'expression "Grand Remplacement" qu'il juge trop spectaculaire. Et il y a chez lui un barrage ferme face au FN. »

Fulminant. Ses détracteurs lui reprochent de ne plus voir le monde que par les livres et les médias. Quitte à donner son avis sur un film à partir d'une recension. Quitte à généraliser un article du Monde sur le désarroi d'une habitante de La Courneuve. Quitte aussi à tomber dans l'éphémère. « Péguy travaillait dans les misères du présent. Moi aussi, j'ai besoin pour penser d'être secoué par les événements. » L'actualité s'avère un moteur indispensable quand l'inspiration est en panne. « L'identité malheureuse » lui a coûté cinq ans et une profonde dépression, d'où sans doute l'impression de ratiocinations de citations et de collages d'articles. « Il cherche à mettre de l'éternel dans le présent, mais il lui arrive de mettre un peu trop de présent dans l'éternel », estime Philippe Raynaud. « Il y a chez lui une angoisse fondamentale de s'assécher, analyse son amie la journaliste Marion Van Renterghem. Il a besoin d'être dans la réaction permanente. Il fonce à la télévision, et s'y oublie parfois. » Mais à côté de ce penseur rongé par l'oeuvre à écrire, ses proches décrivent tous un homme à l'intelligence généreuse et tellement drôle avec son humour ashkénaze . « Il se moque du politiquement correct, mais il se moque aussi de lui se moquant du politiquement correct », souligne Marion Van Renterghem

Longtemps, Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut ne se sont plus que croisés. Le premier voyait son ancien frère siamois parlant tout seul dans la rue, comme s'il dialoguait avec un adversaire potentiel. « Il y a une anxiété, peut-être liée à son histoire familiale, que rien n'apaise. Alain est beaucoup trop pessimiste pour être de droite. » Pour la première fois depuis trente ans, ils ont déjeuné ensemble. « Il semblait chercher une approbation. Alain peut endurer des quolibets pendant des années car il trouve une justification dans son malheur. Sauf qu'aujourd'hui il entre à l'Académie. Ça fait vingt ans qu'il martèle le même message : école, culture, transmission. Son obsession a fini par rejoindre celle des Français. »

Le mécontemporain capital est devenu majoritaire. Mais, chut, n'allez surtout pas le lui dire, car vous déclencheriez un torrent d'invectives. S'y distinguent les noms de Jean Birnbaum ou de Transfuge, qui se serait lancé dans une cabale. Il ressemble alors au Moses Herzog de Saul Bellow, un universitaire fulminant contre la planète entière. Deux jours après, il nous appellera pour commenter un article de L'Obs qui le ciblerait. « Je sais, vous allez me dire que je suis parano. »

De temps en temps, il écoute Paul McCartney, seule fidélité à sa jeunesse. « La gauche, c'étaient les Rolling Stones, et la gauche des Beatles, c'était Lennon. Moi, j'étais fan de McCartney. C'est la première fois qu'on m'accusait d'être de droite. » Sans doute, comme le chantait l'idole de son adolescence, se demande-t-il encore à quoi il ressemblera « quand il aura 64 ans ».

Le Point, no. 2222 - France, jeudi 9 avril 2015

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