Ce quinquagénaire autodidacte, aux accents de Bourgeois gentilhomme chinois, vient d'acquérir une tapisserie bouddhiste tibétaine du XVe siècle pour 45 millions de dollars.
On atteint son QG perché dans la jupe de verre translucide de « l'Ouvre-bouteille » , gratte-ciel futuriste surplombant le quartier des affaires de Pudong, grâce à un ascenseur aussi rapide qu'une fusée. Puis l'on traverse un dédale de bureaux paysagers de Sunline, la firme d'investissement qui a fait de notre homme un milliardaire. Enfin, la porte s'ouvre sur le saint des saints, où trône un aquarium géant digne du Spectre de James Bond mais, où, déception, aucun requin ne tourne en rond parmi les flamboyants exotiques. Derrière la baie vitrée, une nage de pollution ouatée enveloppe l'horizon et nimbe les tours de Shanghaï de mystère. La « New York d'Asie » est à nos pieds. Mais plus près de nos orteils, un type allongé sur un sofa en cuir croûté ahane en nous tournant le dos. L'homme enveloppé dans un pull-over noir trop large tente maladroitement de se verser des gouttes dans l'oreille. Nous avions bien rendez-vous à 13 h 30. Liu Yiqian se redresse finalement, et son visage renfrogné de fermier matois semble se remettre d'une sieste. « Vous avez une heure » , dit-il en bâillant, faisant chauffer l'eau pour le thé sur la plaque électrique intégrée à sa table basse.
C'est depuis ce bureau présidentiel que le tycoon collectionneur a réussi son plus beau coup, le faisant entrer une nouvelle fois dans le livre des records. Le 26 novembre dernier, accroché à son téléphone, il bataille pour arracher un thangka,une tapisserie bouddhiste tibétaine du XVe siècle, mise aux enchères par Christie's à Hongkong. Après un bras de fer interminable de vingt-deux minutes, Liu remporte la mise pour 45 millions de dollars. Record historique pour une oeuvre d'art chinoise. Jinqing Cai, la présidente de Christie's en Chine, qui était au bout du fil, surenchérissant en mandarin face au Français François Curiel, président de Christie's Asie, se souvient encore avec émotion de cette lutte intense. M. Liu, lui, est resté de marbre, à l'heure de la victoire. « Je me suis dit j'ai gagné, et j'ai raccroché. L'art est un hobby, mon métier, c'est la Bourse. »
Étaler sa richesse
N'attendez pas des grandes tirades sur la profondeur du trait du calligraphe, ou la subtilité de la porcelaine Ming de la part du plus célèbre collectionneur chinois. Pour ce quinquagénaire autodidacte, ancien chauffeur de taxi, dont la fortune est estimée à 1,6 milliard de dollars, par Forbes, il s'agit d'un élan intérieur visant à palper du doigt les racines de l'histoire chinoise millénaire. « Je suis un impulsif. Quand je me suis retrouvé devant le thangka de trois mètres de haut, je me suis senti tout petit. J'ai de l'argent, je me suis dit, c'est une occasion unique. » Et l'achat, un acte patriotique. « Je suis fier d'avoir ramené en Chine une oeuvre si significative » , affirme Liu, après la bataille qui l'a opposé à un collectionneur « étranger » , dont il n'a même pas cherché à connaître la nationalité. Un « barbare » , croit-on l'entendre dire, comme disaient les mandarins à l'époque de la splendeur impériale. De fait, sa collection se concentre sur les oeuvres chinoises, anciennes ou contemporaines.
« Il ne connaît rien à l'art. Je crois qu'il achète des oeuvres uniquement pour étaler sa richesse » , raille une journaliste chinoise spécialiste du domaine. L'an dernier « M. Excentrique » , comme le surnomme la presse locale, a déclenché la controverse en sirotant son thé dans son dernier trophée : une petite tasse en porcelaine Ming, décorée d'un coq délicat. Une merveille de finesse, arrachée pour la modique somme de... 38 millions de dollars, établissant alors un record. « L'Empereur Qianlong a bu dans cette tasse, c'est un immense honneur de faire pareil. Mais tout le monde en a fait tout un plat. Cela ne change pas le goût du thé » , réplique Liu.
Les commentaires des biens-nés et des exégètes n'intéressent pas ce fils d'ouvrier qui a quitté l'école à 14 ans et fustige le système éducatif chinois. « C'est un moule, où les professeurs imposent du par-coeur. Moi, je suis quelqu'un de curieux et d'indépendant. La société est la véritable école de la vie. » Dans la rue, il aide sa mère à vendre des sacs, conduit des taxis, avant de découvrir, dans les années 1980, un nouveau jeu, inconnu dans la Chine communiste qui s'ouvre au capitalisme : la Bourse. À 27 ans le jeune homme mise avec flair ses économies sur le décollage effréné du géant chinois et décroche le jackpot à la Bourse de Shenzhen. Immobilier, pharmacie, finance, le self-made-man est aujourd'hui parmi les 150 Chinois les plus riches et posséderait une centaine d'appartements à travers sa métropole natale.
Avec sa femme, Wang Wei, qui gère leur collection, il ouvre en 2012 le Long Museum, sur le Bund, le plus grand musée privé du pays, sur 10 000 mètres carrés, pour permettre à la foule d'admirer ses oeuvres. Trop petit ! En 2014, il dévoile une « annexe » trois fois plus spacieuse, le long du fleuve. Un bunker-cathédrale audacieux de béton où les tableaux s'offrent aux visiteurs superposés les uns sur les autres sur quatre rangs, comme pour mieux étaler l'ampleur de son butin. « La Chine retrouve sa place de grande nation, d'ici à vingt ans nous serons numéro un mondial. Peut-être que je m'intéresserai à l'art occidental » , prévient Liu, en tapotant son iPhone doré. L'Europe et l'Amérique n'ont qu'à bien se tenir. D'ici là, il lui reste à payer « son » thangka, selon sa méthode habituelle pour régler les trésors de sa collection : la carte American Express...
Le Figaro, no. 21948 - Le Figaro et vous, mardi 3 mars 2015, p. 36
Sébastien Falletti
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