samedi 25 avril 2015

ENQUÊTE - Un Steinway, sinon rien ? - Emmanuel Tresmontant

La diversité est adorable, disait Alain. Et l'uniformité, en ces temps de rapacité mondialisée, toujours suspecte. Affligé par la fermeture des manufactures Pleyel en 2013, le mélomane curieux peut se poser la question : pourquoi les plus grandes salles de concerts du monde sont-elles toutes équipées de pianos Steinway & Sons ?


L'avantage des salles de concerts est qu'on s'y ennuie avec volupté. On s'apprête à recevoir la musique comme, naguère, les fidèles recevaient la sainte hostie. On s'assure que les musiciens, comme le réclamait Toscanini, sont bien assis sur le bord de leur chaise et non vautrés dedans comme des ronds-de-cuir. Vient le moment où, n'y tenant plus, le cerveau se met, à nouveau, à tourner en rond ! «Dieu existe-t-il ? Ma femme a-t-elle un amant ? Qu'est-ce qu'on mange ce soir ?» Au cinéma, au moins, il est anesthésié. Pendant que l'oeil regarde l'image qui défile, l'oreille profite de la musique sans être parasitée par l'intellect. Image et musique se nourrissent mutuellement d'une façon parfois sublime. C'est pourquoi Barry Lyndon a plus fait pour Schubert que la salle Gaveau. La dernière fois que l'ennui s'est manifesté, nous étions au premier rang, le nez sur les chaussettes du pianiste. Passé les premiers accords, le cerveau s'est mis à chuchoter : «Au fait, pourquoi tous ces pianistes ne jouent-ils que sur des Steinway & Sons ?»

Les meilleurs pianos du monde

Pour répondre à ce genre de questions, bénignes en apparence, il suffit de téléphoner au critique musical Alain Lompech. Sa connaissance du piano et des pianistes du XXe siècle est encyclopédique. En plus, il est très drôle et, quand on l'appelle, il est souvent en train de tailler ses rosiers, car c'est aussi un jardinier d'exception. «Mon pauvre ami. La domination de Steinway & Sons est sans partage depuis l'après-guerre. Neuf pianistes sur 10 jouent sur des Steinway fabriqués à Hambourg. Toutes les grandes salles de concerts du monde ont le leur, de Carnegie Hall à la Philharmonie de Berlin. Pourquoi ? Parce que ces pianos sont les meilleurs du monde, tout simplement !»

C'était donc ça ! Une évidence qui laisse un peu sur sa faim néanmoins. Le piano moderne n'est-il pas apparu dans le Paris de Balzac, au milieu des fiacres, des lustres Baccarat et des robes de mousseline peinte ? Notre capitale comptait alors plus d'une centaine de facteurs différents. Leurs pianos étaient en forme de poire, de cube, de pyramide et parfois même de girafe... Avec son idée de piano-cocktail, Boris Vian aurait certainement trouvé un débouché. De la mécanique dite «à double échappement» (qui permet de jouer une note indéfiniment) aux marteaux couverts de feutre (pour absorber les chocs) ; des cordes croisées (plus longues que celles disposées en parallèle) au cadre en fonte (conçu pour mieux résister à la tension des cordes), tout était déjà en place. Mais la diversité régnait. Chopin jouait sur un Pleyel (à la sonorité chantante), Liszt, sur un Erard (plus spectaculaire). Chaque pays, en réalité, possédait ses propres pianos : Broadwood, en Angleterre ; Streicher, Graf, Bösendorfer et Schantz en Autriche ; Bechstein, Blüthner et Steingraeber en Allemagne ; Chickering aux Etats-Unis...

Comment une telle pluralité a-t-elle pu disparaître au profit d'une firme unique ? «Le génie de Steinway & Sons, société fondée à New York en 1853, par l'Allemand Heinrich Steinweg, reprend Alain Lompech, est d'avoir pris le meilleur des inventions des autres facteurs et d'avoir su les intégrer en un tout harmonieux. Dès la première Exposition universelle de Paris, en 1867, Steinway rafle trois médailles d'or au nez et à la barbe de Pleyel et d'Erard. Le plus incroyable est que les pianos fabriqués par Steinway sont les mêmes que ceux fabriqués en 1880 ! Rien n'a changé depuis que les brevets ont été déposés. C'est un miracle absolu.» Certes.

POLYVALENCE OBLIGE

Dans le monde des concerts, il est un personnage occulte que les pianistes se gardent bien de mettre en avant, mais dont, pourtant, ils ne peuvent se passer : le technicien du piano. C'est lui qui prépare (parfois deux jours durant), répare, entretient l'instrument qui, rappelons-le, compte plusieurs milliers de pièces. Ses compétences couvrent aussi bien la physique et les mathématiques que le solfège, et, bien sûr, il se doit de posséder une grande culture musicale. Professeur au Conservatoire national de musique et de danse de Paris, Philippe Copin est le seul Européen à avoir été formé dix ans au coeur des usines Yamaha, au Japon. Son expertise et sa capacité à obtenir une couleur de timbre correspondant à la palette sonore voulue par l'interprète lui ont valu d'accorder les pianos des plus grands : Sviatoslav Richter, Alfred Brendel, Martha Argerich, Maurizio Pollini... «Les pianos Steinway, nous dit-il, se distinguent par leur capacité de résonance. Ils peuvent projeter le son dans des salles de 3 000 places, ce qui ne s'était jamais fait avant eux. Steinway a ainsi su répondre, le premier, aux exigences de compositeurs comme Liszt, Prokofiev et Rachmaninov qui avaient besoin de pianos plus percussifs : car un fortissimo chez Prokofiev n'a pas du tout le même impact que chez Mozart ou Beethoven...»

Pour Philippe Copin, il y a bel et bien une sonorité Steinway reconnaissable entre toutes : brillante et claire, avec des aigus riches et lumineux comme des cloches. Mais la suprématie de Steinway a sans doute une autre explication : «A l'exception d'Alfred Brendel et d'Arturo Benedetti Michelangeli, la plupart des pianistes ignorent tout de leur instrument. Ils ne savent pas comment il est fabriqué et à quoi est dû son timbre. Surtout, ils demandent tous la même chose : que leur piano soit polyvalent et qu'il leur permette de jouer tous les répertoires. Ils veulent que leur instrument joue à la fois très pianissimo et très fortissimo, qu'il soit percussif mais aussi legato, etc. Or, pour répondre à toutes ces demandes contradictoires, on s'est aperçu qu'une seule marque tenait la route : Steinway ! Ajoutez à cela qu'un grand piano à queue de concert coûte 140 000 €, quelle que soit la marque. Vous comprenez alors pourquoi il y a si peu de diversité.» D'après Copin, c'est donc ce bon rapport polyvalence-investissement qui expliquerait que tous les concurrents de Steinway soient désormais condamnés à l'imiter.

BOUILLIES SONORES

L'autrichien Bösendorfer, par exemple, était réputé autrefois pour sa sonorité ronde et moelleuse, profonde, un peu bleutée, que Wilhelm Backhaus savait sublimer comme personne. Comme les pianistes lui reprochaient son manque de puissance, la marque décida de grossir ses cordes et d'alourdir ses marteaux : les Bösendorfer devinrent alors durs et métalliques. L'italien Fazioli et l'allemand Blüthner (choisi par le grand pianiste russe Mikhaïl Pletnev) fabriquent, toutefois, aujourd'hui d'excellents pianos. «Mais le seul facteur vraiment capable de rivaliser avec Steinway, affirme Copin, c'est Yamaha, avec son nouveau modèle CFX.» Derrière un rideau, il est impossible de les distinguer. Un peu comme si l'on dégustait deux grands bordeaux vinifiés en fût neuf. C'est bon... Mais a-t-on envie de terminer la bouteille ?

Il y a trente ans, le gastronome qui dînait au restaurant n'avait le choix qu'entre des vins de Bordeaux et de Bourgogne. Aujourd'hui, c'est un connaisseur affûté qui veut aussi pouvoir accompagner sa poularde aux morilles avec un beau vin blanc du Jura au goût de noix et de curry. Salle Pleyel, en revanche, plus personne ne se demande sur quel piano joueront Nelson Freire, Nikolaï Lugansky ou Pierre-Laurent Aimard : l'instrument n'est devenu qu'un simple faire-valoir. «Si je veux donner le meilleur de moi-même, je ne peux jouer que sur un Steinway», déclare le virtuose chinois Lang Lang.

Pour le musicologue Ziad Kreidy, si Steinway est devenu «la référence immortelle du piano», c'est parce que la puissance des pianos à queue n'a cessé d'augmenter depuis plus d'un siècle, et que celle des Steinway, phénoménale, dépasse de loin celle de tous ses concurrents. De plus, «pour satisfaire la demande à l'échelle mondiale, la fabrication du piano est devenue extrêmement automatisée et standardisée». On aurait ainsi perdu, selon lui, la chaleur, la clarté et le naturel qui avaient fait la réputation des Pleyel et des Erard fabriqués à la main par des artisans passionnés, dépositaires d'un savoir-faire complètement perdu de nos jours... Conséquence ? «Les pianos modernes, nous dit Ziad Kreidy, possèdent des basses tellement lourdes, riches et sonores qu'il est devenu impossible de respecter les indications de pédale données, par exemple, par Chopin dans certains de ses Nocturnes.» Pour éviter la bouillie sonore, une seule solution : trahir le texte de la partition ! Même constat pour le deuxième mouvement du Concerto no 3 de Beethoven : «Sur un Steinway moderne, l'instrumentation de Beethoven est impossible à réaliser. La résonance trop insistante brouille la sonorité et le discours devient cacophonique. Sur un Pleyel de l'époque, en revanche, il suffit de respecter les indications de la pédale pour que la mélodie se dégage naturellement.»

À LA RECHERCHE DU SON PERDU...

Dans son appartement parisien tapissé de toiles de Joan Miro, Alain Planès ressemble à un bouddha que plus rien n'étonne : «Tout finit par s'arranger... en mal !» Ce poète du clavier confirme l'analyse de Ziad Kreidy : «Certaines indications de Chopin, ayant trait à la pédale, c'est-à-dire à la résonance, ne peuvent être respectées sur un piano d'aujourd'hui. Elles le sont, en revanche, sur un instrument d'époque, comme le Pleyel de 1836 que j'ai eu la chance de trouver, totalement authentique, et qui sonne exactement comme le voulait Chopin.»

Initié aux instruments anciens par le chef d'orchestre Philippe Herreweghe, Alain Planès s'est peu à peu détourné des pianos modernes, de plus en plus «criards et percussifs», pour reprendre l'expression d'Alfred Brendel. «Ma rencontre avec le vieux Pleyel de Chopin ou avec ce magnifique Bechstein de 1897 avec lequel j'ai enregistré les Préludes de Debussy fut un coup de foudre.» Avec ces instruments, aussi rares que fragiles, on entre, de fait, dans un autre univers poétique. Le son est naturel, rond et doré comme de l'ambre. Le bois vibre, craque même, parfois...

La qualité première du Steinway serait d'être malléable et de ne pas imposer sa personnalité au pianiste, lequel n'aurait ainsi plus qu'à en façonner le son à sa guise pour affirmer sa propre «vision de l'oeuvre». Planès renverse totalement cette idée reçue. Pour lui, l'avantage du piano ancien, c'est, au contraire, qu'il résiste ! «Il s'impose à vous et vous donne les limites de votre interprétation. C'est plus difficile, car il vous faut adapter votre technique, en apprenant, par exemple, à ne pas forcer le son ! L'instrument ancien pousse le pianiste dans ses retranchements et l'oblige à jouer d'une façon qu'il ne soupçonnait même pas... C'est ce qui est passionnant.»

Avec le Pleyel de Chopin, Planès confie avoir découvert des aigus certes plus faibles que sur un Steinway moderne, mais, en revanche, un médium plus chaleureux, des basses plus rondes et plus claires, ce qui lui a permis d'obtenir des effets harmonieux avec la pédale, conformément au souhait du compositeur. «Les Steinway d'aujourd'hui ont aussi des marteaux plus durs. Rudolf Serkin imputait cette dureté aux poils de mouton qui composent le feutre des marteaux. Il pensait que les moutons d'aujourd'hui sont mal nourris, que leur laine n'a plus la même qualité que celle de leurs ancêtres et que cela a naturellement une conséquence directe sur le son du piano...»

Trois siècles après son invention à Florence par Bartolomeo Cristofori, le pianoforte est donc devenu le symbole d'une civilisation obsédée par la puissance et l'éclat sonore, un rhinocéros. A Ziad Kreidy, Pierre Boulez n'a d'ailleurs pas caché son souhait de voir le piano évoluer au point de vue de ses modes d'expression : «J'aimerais qu'il puisse, comme le clavecin, disposer de plusieurs jeux (un jeu de luth par exemple) avec la possibilité d'étouffer les cordes lors de leur percussion. Il s'agit de faire évoluer cet objet massif et spectaculaire vers des sonorités inouïes. Au sens propre du terme, jamais encore entendues !»

Pour cela, des facteurs indépendants ont vu le jour, ces dernières années, tels Wayne Stuart, en Australie, David Klavins, en Allemagne, et Stephen Paulello, en France. Capables de créer des pianos à 108 touches, ces artisans singuliers ne cachent pas leur admiration pour Pleyel et Erard, dont nous avons oublié, en France, à quel point ils faisaient partie de notre patrimoine.

À LIRE

Grands pianistes du XXe siècle
d'Alain Lompech, Buchet-Chastel, 2012.

Les avatars du piano
de Ziad Kreidy, Beauchesne, 2012.

Abécédaire d'un pianiste
d'Alfred Brendel, Bourgois, 2014.

Dictionnaire amoureux du piano
d'Olivier Bellamy, Plon, 2014.




Marianne, no. 940 - Quelle époque !, vendredi 24 avril 2015, p. 80,81,82,83

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