jeudi 11 juin 2015

La Chine, nouveau banquier du monde - David Pilling

La Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures lancée par Pékin pourrait bien surprendre ses détracteurs - et faire mieux que la Banque mondiale, s'enthousiasme le quotidien de la City.


Groucho Marx a dit un jour qu'il ne voudrait jamais faire partie d'un club qui l'accepterait comme membre. Mais il n'essayait pas de dissuader ses amis d'y adhérer, contrairement à ce qu'ont fait les Etats-Unis au sujet de la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (AIIB), un organisme créé par la Chine et que Washington voit d'un oeil méfiant.

Le simple fait d'imaginer la Chine à la tête d'une institution multilatérale provoque l'hilarité de certains : d'après un cadre américain basé à Pékin, les Chinois n'ont aucune idée de la façon dont il faut s'y prendre pour diriger une banque pareille. Les détracteurs de l'AIIB pensent qu'elle accordera des prêts aux dictateurs, vandalisera l'environnement et foulera au pied les droits de l'homme (les institutions occidentales, bien entendu, n'ont jamais fait ça). Mais il se pourrait que l'AIIB ne ressemble pas du tout à cette caricature. Il est même tout à fait possible que ses règles soient plus strictes que celles des institutions existantes. Avec 57 membres, dont des pays européens comme le Royaume-Uni, l'Allemagne et la Suède [la France en fait aussi partie], elle évolue très vite et risque d'être très différente de ce qu'imaginait Pékin.

Ces membres se sont réunis en mai à Singapour pour négocier les articles de l'accord. Grâce aux contributions de la Chine (qui a prouvé qu'elle savait deux ou trois choses sur le développement) et des pays occidentaux (qui ont un meilleur palmarès dans le domaine des garanties), le projet a pris un départ prometteur. La banque aura un capital initial de 100 milliards de dollars, le double de celui initialement prévu. Cela fera d'elle une concurrente sérieuse pour la Banque asiatique de développement, née il y a près de cinquante ans, qui est présidée par le Japon et dispose d'un capital de 150 milliards de dollars. La Chine possédera la plus grande quote-part, probablement proche de 25 %. L'Inde aura la deuxième, puis viendront la Russie, l'Allemagne, l'Australie et l'Indonésie. Au total, 75 % du capital - et donc des droits de vote - seront probablement asiatiques. Selon les premières indications, la Chine n'aura pas de droit de veto.

L'AIIB aura son siège à Pékin. Son conseil d'administration, non-résident, se réunira régulièrement dans la capitale chinoise et par vidéoconférence. De prime abord, on peut craindre qu'elle soit soumise à une surveillance moins stricte que la Banque mondiale, dont les administrateurs, basés sur place, approuvent tous les prêts. Mais beaucoup trouvent ce système lourd et onéreux (70 millions de dollars par an).

Selon David Dollar, un ancien de la Banque mondiale qui a travaillé comme consultant à titre gratuit pour l'AIIB, la Banque mondiale est devenue si lente et si réticente à prendre des risques que la plupart des Etats ont cessé de la solliciter pour financer des infrastructures. "Monsieur Dollar, la combinaison de notre bureaucratie et de votre bureaucratie est mortelle", lui a lancé un jour un fonctionnaire indien exaspéré. Il faut espérer que l'AIIB pourra combiner le meilleur des deux mondes, ajoute-t-il. "L'enthousiasme des pays d'Asie en développement pour le concept de l'AIIB montre qu'ils aiment l'idée qu'une banque puisse offrir de bonnes garanties et être néanmoins plus rapide et plus efficace que les organismes existants."

Technocrate. Avec Jin Liqun, pressenti pour devenir son premier président, la nouvelle institution chinoise aura l'un des technocrates les plus expérimentés du pays : il a été vice-ministre des Finances de Chine et vice-président de la Banque asiatique de développement. Son travail ne sera pas facile. Vu l'implication de grands pays occidentaux, les projets soutenus (ici un barrage en Birmanie, là une autoroute traversant un bidonville en Indonésie) seront examinés à la loupe par des administrateurs de l'acabit de l'Allemagne. En invitant autant de participants étrangers, la Chine a probablement renoncé à l'idée d'utiliser l'AIIB comme un simple instrument de sa diplomatie. Et elle pourrait même regretter son investissement.

Dans un sens, la banque est une réussite avant même d'avoir démarré ses activités. Elle a déclenché ce que certains appellent "la guerre des infrastructures". La Banque asiatique de développement a fait un peu de magie comptable pour augmenter le montant de ses prêts. Elle devrait également revoir ses procédures d'approbation pour pouvoir rivaliser avec la rapidité promise par l'AIIB. Le jour où les membres de l'AIIB se sont réunis à Singapour, le Premier ministre japonais, Shinzo Abe, a annoncé que Tokyo allait consacrer 110 milliards de dollars sur cinq ans au financement de projets d'infrastructures en Asie. Des projets qui, a-t-il insinué, seront de meilleure qualité que ceux portés par la Chine.

Comme Groucho Marx, le Japon et les Etats-Unis ne se précipitent pas pour adhérer au nouveau club. Mais si l'AIIB s'avère aussi efficace que l'espèrent ses défenseurs, même Tokyo et Washington pourraient bientôt vouloir en devenir membre.


Courrier international, no. 1284 - transversales. économie, jeudi 11 juin 2015, p. 46


Isolement américain

"Si l'AIIB est devenue un symbole de la compétition entre la Chine et les Etats-Unis, c'est bien parce que ces derniers l'ont présentée ainsi", relève The Diplomat. Résultat : Washington se retrouve isolé. Pourtant, ajoute le site basé à Tokyo, "la meilleure manière de s'assurer que la Chine ne domine pas l'AIIB, c'est d'y faire entrer d'autres puissances régionales, notamment celles qui sont proches des Etats-Unis". Selon Gerald Curtis, professeur de sciences politiques à l'université Columbia, interrogé par le site, "si le Congrès avait accepté, comme le voulait Obama, que l'on accorde plus de poids à la Chine au sein du FMI, tout cela ne serait peut-être pas arrivé". De fait, depuis la signature, en 1944, des accords de Bretton Woods, qui ont donné naissance au FMI et à la Banque mondiale, l'économie mondiale a changé bien plus vite que ces institutions, constate The New York Times. "Toutes les deux ont leur siège à Washington. Les Etats-Unis et les pays européens en sont les plus gros actionnaires et nomment leurs dirigeants. Et les droits de vote de la Chine et de l'Inde ne reflètent plus leur poids relatif dans l'économie mondiale." De son côté, Martin Wolf, éditorialiste au Financial Times, défend la participation de son pays à l'AIIB. "Les Etats-Unis reprochent au Royaume-Uni ses 'accommodements constants' [avec la Chine]. L'essor de l'économie chinoise est bénéfique et inévitable. Ce qu'il faut, c'est un accommodement intelligent." Et de conclure : "Le monde doit s'adapter à l'émergence de nouvelles puissances. Si le résultat ne plaît pas à l'Amérique, elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même."

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