jeudi 4 juin 2015

MAGAZINE - Comment (ré)apprendre à se concentrer

Mal du XXIe siècle. Inattention, dispersion, zapping... Les clés des psys, neurologues et philosophes pour y remédier.


Voici, à peu près, comment fut réalisé l'article qui suit. Interviews téléphoniques menées en répondant machinalement à des mails. Lecture de livres et d'études interrompue, constamment, par celle de SMS privés et professionnels, par l'irruption de collègues dans le bureau, par les coups de téléphone des enfants rentrés de l'école, par le bip d'alerte du smartphone signalant des infos urgentes. Décryptage fastidieux de notes qui, prises avec une attention fluctuante, et donc imprécises, exigent un nouvel appel à l'interlocuteur. Recherche sur Internet qui en amène une autre, puis une autre encore, entraînant irrésistiblement à des années-lumière du véritable sujet, auquel il faut revenir, mais, le temps qu'on y revienne, de nouveaux mails sont arrivés, une réunion s'est imposée, et puis le regard, surtout, s'est perdu par la fenêtre (ce petit arbre, dehors évoque les vacances, mais aussi tout ce qu'il reste à faire avant les vacances, cette interview urgente, cette enquête pas finie, ces billets de train à prendre). Voilà : l'esprit a encore foutu le camp, on a perdu du temps, il faut à nouveau faire l'effort de maintenir le cap, et c'est épuisant.

Ce petit making of vous rappelle peut-être le combat que vous menez chaque jour, vous également, pour vous concentrer, vous ménager tant bien que mal des plages durant lesquelles votre cerveau parvient enfin à se focaliser, comme une torche, sur ce qu'il souhaite accomplir. Moments de plus en plus rares, et pourtant ô combien gratifiants, où l'individu, tout entier absorbé par sa tâche, faisant le noir sur tout ce qui n'est pas elle, se sent au fond plus vivant que jamais. Quand le manque de concentration le laisse généralement hagard, absent à soi et même, pour tout dire, malheureux...

« Les problèmes de concentration sont devenus un motif essentiel de consultation, constate François Charton, psychologue et coach en entreprise. Les gens rentrent du travail épuisés, insatisfaits, ils ruminent sur tout ce qu'ils n'ont pas réussi à faire, ne parviennent pas non plus à se concentrer sur leurs tâches personnelles. C'est une source de frustration continuelle, en fait une vraie souffrance. » Et à tout ce temps perdu, au sentiment angoissant de dispersion s'ajoute la culpabilité, comme si nous étions responsables, comme si la concentration était simple affaire de volonté, d'effort personnel. « Faux, conteste Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche en neurosciences cognitives à l'Inserm. Si vous demandez à un individu d'apprendre un volume de données dix fois plus important que ce qu'il a absorbé la veille et qu'il n'y parvient pas, vous n'en déduisez pas qu'il a des problèmes de mémoire. De même, ce ne sont pas nos contemporains qui souffrent de problèmes de concentration, c'est la masse d'informations qui a brutalement explosé », corrige-t-il.

Culpabilité. Pourtant, ce constat n'est pas nouveau. Les hommes se plaignent depuis des siècles d'être interrompus, de manquer de temps et de tranquillité, et Voltaire, bien avant l'invention du mail, enrageait déjà de se voir déconcentré par le courrier auquel ils s'obligeait à répondre, lettres trop nombreuses qui le détournaient, s'agaçait-il, de son vrai travail. Mais, depuis la fin des années 90, l'avènement d'Internet et des nouvelles technologies, le paradigme a tout de même changé. Nous sommes tous, désormais, confrontés à une surcharge de contenu qui nous parvient presque en flux continu et nous oblige à un choix et un ajustage permanents : sur quoi porter notre attention, comment l'y maintenir ?

Et la lutte est inégale. Car une partie de notre cerveau est comme programmée pour répondre aux sollicitations extérieures. A l'arrière du crâne, deux circuits neuronaux nous interpellent avec force. Le système de l'habitude, qui associe un bruit, par exemple, à un souvenir précis et nous oblige à y prêter attention : un coup de feu, une alarme incendie, synonymes de danger, nous tireront ainsi immédiatement de notre lecture. Et le fameux système de la récompense, qui associe telle image ou telle information à du plaisir, auquel le mammifère encore primitif que nous sommes peine tant à résister. Or le mail, le SMS, le flash info contient potentiellement le signal d'un danger - habitude -, ou la promesse d'une bonne nouvelle - récompense - et convoque donc pareillement ces deux systèmes extrêmement puissants. Voilà pourquoi, bien que neuf fois sur dix leur consultation s'avère foncièrement décevante, nous luttons avec peine contre l'envie d'y jeter un oeil...

Ce qui nous permet de ne pas céder aux sollicitations extérieures, aux interruptions technologiques, ou à la simple vue d'un petit arbre derrière la vitre qui fera aussitôt vagabonder la pensée, c'est le cortex préfrontal. C'est lui qui, comme le capitaine d'un vaisseau constamment ballotté, tente vaille que vaille de garder le cap, ramène inlassablement l'esprit à la tâche qu'il s'était fixée, résiste aux systèmes de l'habitude et de la récompense, arbitre ce sur quoi il vaut, vraiment, la peine de porter son attention. Notre cerveau est en fait le théâtre de ce conflit permanent et, depuis quinze à vingt ans, la masse d'informations ayant explosé, sous notre crâne la tempête fait rage...

Les plus vulnérables, ce sont les enfants et les adolescents. Avant de pester contre votre ado qui se jette sur son téléphone aussitôt que s'annonce un SMS ou contre votre petite fille incapable de se concentrer sur sa poésie, apprenez ceci : à cet âge, les systèmes de l'habitude et de la récompense fonctionnent à plein régime, mais le cortex, en revanche, n'est pas mature. Avant d'être adulte, on n'a donc pas les armes pour maintenir le cap. D'où l'absurdité de cette injonction permanente faite aux élèves d'être attentifs, de rester concentrés, alors qu'ils n'en ont pas encore tout à fait les moyens neurologiques et que personne ne leur a jamais, quand on y songe, appris de quelle façon procéder. Jean-Philippe Lachaux a lancé depuis un an un vaste programme au sein d'une vingtaine de classes, de la maternelle à la cinquième, pour enseigner la concentration aux enfants. D'ici deux ans, si, tests à l'appui, le programme se révèle efficace, le chercheur aimerait en tirer un manuel à l'usage de tous. « La première année, nous leur expliquons tout simplement comment fonctionne leur cerveau, pour leur démontrer que la concentration est un rééquilibrage permanent, un peu comme une poutre sur laquelle on avance en se remettant, seconde après seconde, en équilibre. Cela permet de sortir de l'idée qu'il y a par essence les bons élèves attentifs et les mauvais élèves dispersés, et de les convaincre que nous sommes tous confrontés aux mêmes types de difficultés. »

Arme. Au fond, nous ferions erreur en considérant la concentration comme un problème purement individuel. D'après Yves Citton, qui a contribué à introduire en France la notion d'économie de l'attention, ce n'est pas à l'individu de se battre seul pour rester concentré contre vents et marées, mais bien à la société tout entière de créer un terrain favorable à la concentration. « Reprocherait-on à un soldat sur le champ de bataille de ne pas parvenir à lire Victor Hugo ? Bien sûr que non. Pour être concentré, il faut qu'il y ait un terrain de tranquillité, de sécurité. De même, toutes proportions gardées, lorsqu'un de mes élèves, qui guette désespérément une réponse à une demande de stage, jette un oeil à son smartphone pendant mon cours, ce n'est pas lui que je blâme, c'est l'angoisse et l'insécurité dans lesquelles il vit, et dont toute la société est responsable. La concentration de chacun est d'abord une question collective. » Dans les deux ouvrages* qu'il a consacrés au sujet, Yves Citton renverse au fond le rapport de forces. Plutôt que de nous plaindre d'être déconcentrés par l'afflux de contenus, prenons conscience qu'au temps de Google notre attention est devenue une valeur monnayable, et déjà largement monnayée : c'est elle que les fournisseurs d'accès et les annonceurs se disputent. En redevenant maîtres de son objet, en choisissant de notre plein gré les contenus sur lesquels nous souhaitons la porter, nous possédons une arme formidable. Raison de plus pour s'entraîner à se focaliser sur ce qui en vaut réellement la peine. Pour commencer ? Concentrez-vous encore un peu sur les quelques pages qui suivent...

Violaine de Montclos

* «L'économie de l'attention. Nouvel horizon du capitalisme ?» (La Découverte).




«Pour une écologie de l'attention» (Seuil).



Je me concentre en six étapes

1 Bien installé, les deux pieds posés sur le sol, inspirez puis expirez en demeurant attentif à votre souffle.

2 Choisissez dans votre champ de vision un banal objet et observez-le pendant une longue minute. Ne pensez qu'à lui.

3 Quittez cet objet des yeux et examinez son entourage, puis revenez vers votre objet pendant quelques secondes et repartez explorer votre cadre. Votre esprit est calme, il est apte à rassembler des idées.

4 Prenez le nombre 100 et faites mentalement des soustractions de 7 en 7. 93, 86, 79, etc. Ou bien récitez-vous les tables de multiplication, inventez une série logique de nombres, faites des divisions. Votre cerveau est occupé par ces calculs.

5 Construisez votre bulle. Ralentissez tous vos gestes, faites le silence autour de vous et en vous, isolez-vous mentalement du monde extérieur.

6 Visualisez l'action. Vous allez passer un examen, mener un entretien délicat, prendre la parole en public. Il s'agit de répéter mentalement la scène plusieurs fois. Imaginez chaque étape. Vous entrez dans la pièce, vous posez votre cartable, vous dites bonjour. Refaites l'exercice.


Garry Kasparov : « apprenez sur vous-même ! »
Propos recueillis par Etienne Gernelle

Le Point : Les échecs sont-ils un remède à la déconcentration ?

Garry Kasparov : Les échecs sont un outil qui permet d'exercer son cerveau. Quand vous voulez développer vos muscles, vous allez à la gym, vous soulevez des poids ! Les échecs répondent au même besoin pour les fonctions cognitives. Surtout dans le monde où nous vivons, avec tant de distractions, tant d'informations qui nous parviennent. Notre capacité d'attention a beaucoup diminué. La manière dont nous percevons notre environnement est devenue superficielle. Elle peut se résumer ainsi : un kilomètre carré, mais un centimètre de profondeur...

Votre fondation milite pour l'enseignement des échecs dès l'école. Pourquoi si tôt ?

Il est très important de commencer tôt, car beaucoup de choses se jouent avant l'âge de 9 ans. Cela ne veut pas dire que cela ne sert à rien pour les adultes, mais, à partir de l'adolescence, ce n'est déjà plus du hardware, mais du software...

On dit que les échecs aident surtout pour les maths...

C'est vrai, car il faut calculer et résoudre des problèmes. Mais les bénéfices des échecs sont bien plus vastes. Ils vous font prendre conscience de l'interdépendance des choses. Ce qui se passe d'un côté de l'échiquier aura des conséquences de l'autre côté. C'est un apprentissage de la vie. Mais, surtout, ce jeu augmente notre capacité à absorber de l'information, ce qui a des effets, notamment, sur la lecture.

En compétition, attribuez-vous vos succès à une meilleure concentration que les autres ?

Ce n'est qu'un critère parmi d'autres, mais, oui, j'avais en compétition un niveau de concentration extrêmement élevé. Et pas seulement pendant les cinq ou six heures d'une partie. Je consacrais au moins autant de temps à me préparer. Durant des compétitions qui duraient deux semaines, j'étais donc en état d'attention totale dix à douze heures par jour. Je vivais « échecs ».

Aviez-vous des recettes particulières ?

Si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas appliquer aveuglément des conseils généraux. Nous sommes tous différents. Certains sont plus agressifs, d'autres plus défensifs. A chacun son histoire, son ADN. Souvent, avant de vous prescrire un traitement, un médecin vous demande une analyse sanguine. Pour l'attention, c'est la même chose. Apprenez sur vous-même d'abord !

Avez-vous un smartphone ?

J'en ai deux ! Plus un iPad et un ordinateur portable. Mais, vous savez, j'ai une relation non affective avec ces objets. Pour moi, ce n'est qu'un moyen de collecter de l'information. Je n'en suis pas esclave. Peut-être que c'est plus facile pour moi parce que j'ai 62 ans ! Cette question de la relation homme-machine, je m'y intéresse de très près, je donne beaucoup de conférences sur le sujet. Dans la vie de tous les jours comme aux échecs, il y a un risque de voir la créativité humaine laminée par des ordinateurs qui ont pour eux la puissance de calcul et la mémoire. Néanmoins, si vous parvenez à les domestiquer, vous n'en serez que meilleur. Et comment vivre aujourd'hui sans les machines ?

Vous éteignez parfois vos téléphones ?

Dans l'avion seulement ! (rires)


La fin de la lecture profonde

En 2008, l'organisme de recherche et de conseil nGenera a mené une étude sur les digital natives, les jeunes ayant grandi avec Internet. Conclusion : ces jeunes ne lisent pas une page de haut en bas et de gauche à droite. Leur regard fait des sauts de puce à la recherche des informations pertinentes.

Lecteur rêveur

La pensée d'un lecteur s'évade en moyenne pendant 20 à 40 % du temps de lecture.

Désactiver l'empathie

Lorsque vous voyez une personne souffrir, les centres de la douleur de votre propre cerveau réagissent. Vous êtes alors submergé par des émotions pouvant conduire jusqu'à la panique ou l'évanouissement. Les médecins, eux, ont la faculté de bloquer cette réaction. Cette désactivation volontaire de l'empathie leur permet de réaliser des opérations délicates sans que leur concentration soit mise en danger par les émotions.

Cynthia Fleury : « je marche avec un carnet »

La concentration d'une philosophe

« Les écritures ne demandent pas toutes le même type de concentration : écrire un cours, un article scientifique, une conférence ou un chapitre de livre est très différent. Souvent, l'écriture du livre est quasi monastique, il faut se retirer. Quitter le lieu habituel, si cela est possible. Pour le reste, je peux écrire partout, en présence d'autres, bruyants ou non. En revanche, toutes mes écritures sont "disciplinées" : je fais un nombre de signes par jour, 16 000. Je ne joue pas l'inspiration. Le matin, j'écris, et tant que le nombre de signes n'est pas fait, je ne quitte pas la table. Je vais et viens autour, je fais une pause ou pas, tous les 4 000, 8 000 signes. A portée, j'ai un thé et un café, la chaleur sans doute pour endurer le froid de l'écriture. En amont et en aval de l'écriture, je marche avec un carnet. Je me concentre là, en fait. Je n'ai pas de rituel de concentration, je marche concentrée. D'ailleurs, je ne vois rien. Il faut que je me déconcentre volontairement pour récupérer la vision sur la ville. »


 
Romain Bethoux : « J'utilise ma respiration »
Victoire Eyraud

La concentration d'un pilote de chasse

Piloter à plusieurs au même moment, à plus de 500 km/heure, des avions distants de 2 mètres seulement est un exercice qui exige une concentration sans faille. « Notre méthode de mentalisation est la mise en musique cérébrale. Avant de nous envoler, nous répétons tous ensemble. Obéissant à la voix du leader, les pilotes ferment les yeux, visualisent et effectuent les opérations par automatisme. Cet exercice produit une osmose, nous pilotons un seul avion », explique le commandant Romain Bethoux, 37 ans, leader de la Patrouille de France. Cet effort intense nécessite une préparation minutieuse. Aussi tous les pilotes suivent-ils des cours de « technique d'optimisation du potentiel ». « Une méthode de dynamisation qui nous apprend à rechercher une énergie afin d'améliorer notre concentration lorsqu'elle est en deçà du degré nécessaire. Certains utilisent un signal déclencheur : un cri, un serrement de poing. Moi, j'utilise ma respiration. » Pourtant, le pilote avoue avoir été un enfant « très dispersé et touche-à-tout. La concentration découle avant tout d'une envie », affirme-t-il. Une passion qui donne des ailes...


 
Fabien Gilot : « le plaisir est essentiel »
Victoire Eyraud

La concentration d'un champion de natation

Champion olympique du relais 4 x 100 m nage libre, Fabien Gilot, 31 ans, peut jouer quatre années de travail en 46,9 secondes de course. Sa méthode : « Etre capable de passer dans la même journée du mode "on" au mode "off ", car une compétition dans une piscine devant 20 000 personnes commence tôt le matin et se termine tard le soir. Je dois me dégager des moments hors pression pour me recharger en énergie : des techniques de respiration ventrale issues du yoga m'aident à me recentrer sur moi-même. » Capitaine de l'équipe de France, il prépare ses coéquipiers à l'épreuve de la chambre d'appel, cette pièce de 20 m2 dans laquelle le nageur passe les trente minutes qui précèdent la course. Enfermé face à ses adversaires. « Il faut être solide pour ne pas se laisser détourner par les jeux d'intimidation. Je répète à mes nageurs "Vois mais ne regarde pas, écoute mais n'entends pas ". Pour bien se concentrer, le plaisir est essentiel. Quand vous avez confiance en vous, que vous vous amusez, vous savez ce que vous avez à faire. »


 
Natalie Dessay : « je ne mets pas mes lentilles »
Victoire Eyraud

La concentration d'une cantatrice

Lorsqu'elle monte sur scène pour chanter devant 2 000 personnes, la cantatrice Natalie Dessay, 50 ans, a son astuce : « Je ne mets pas mes lentilles, cela m'aide à rester concentrée, car je vois les corps mais pas les visages. » Une manière de s'isoler du public, car « on voit tout depuis la scène, des gens qui regardent leur téléphone, qui chuchotent, qui se lèvent... Et voir quelqu'un bâiller au premier rang est extrêmement perturbant ». La chanteuse dit avoir un naturel concentré depuis l'enfance : « J'ai vite compris que le meilleur moyen de ne pas m'ennuyer à l'école était de me concentrer, je m'y suis appliquée très tôt et du coup les journées de classe filaient. » Elle n'en reconnaît pas moins que certains environnements sont plus propices que d'autres : « J'ai beaucoup de mal à travailler chez moi, parce que tout m'appelle : mon frigo, mes enfants, mon jardin... Il est très difficile de s'extraire de ces sollicitations de la vie quotidienne. » La cantatrice dit aimer la concentration. « Je tire une vraie satisfaction de cet effort, mais aussi une grande fatigue. La concentration épuise le corps et le mental. »


 
Francine Leca : « j'engage tout mon être »
Victoire Eyraud

La concentration d'une chirurgienne cardiaque

« La concentration est automatique, je ne la cherche pas, elle me vient. » Francine Leca, 77 ans, chirurgienne cardiaque spécialisée en pédiatrie, opère des enfants à coeur ouvert. Des opérations qui durent de trois à dix heures et requièrent d'elle une maîtrise parfaite de chacun de ses gestes comme de ses pensées. Un marathon en termes de concentration, que la professeur de chirurgie vit avec facilité. Et habitude. « Quand je soigne mes tomates dans mon potager, je suis concentrée. Quand je coupe des oignons pour faire la cuisine, je me concentre afin d'obtenir de tout petits morceaux. Mon entourage me fait remarquer combien mon attention est toujours tendue. » La cofondatrice de l'association Mécénat Chirurgie cardiaque estime que la concentration représente « plus que porter toute son attention sur ce qu'on fait : on engage tout son être ». Même si elle admet : « évidemment, j'ai tendance à imaginer les parents derrière la porte. Mais je ne peux pas me le permettre : je dois rester centrée sur mon objet. Et ici, l'objet, c'est le coeur. »


 
L'inattention, mal du XXIe siècle
Émilie Lanez et Clément Pétreault

Neurologie. Comment le cerveau fait le tri entre les stimuli pertinents ou distracteurs.


Vous voici au milieu d'une réception. Tout autour de vous, des dizaines de conversations forment un bruit de fond dont vous faites abstraction. Vous restez concentré sur une discussion passionnante avec votre tante Huguette... Jusqu'à ce que quelqu'un, dans la pièce, prononce votre nom. Immédiatement, vos sens se mettent en alerte, votre ouïe se fraie un chemin dans le brouhaha et vous pousse à écouter ce qui se dit à votre sujet. Tante Huguette parle maintenant dans le vide, votre esprit est ailleurs. Vous venez d'expérimenter le mécanisme principal de l'attention : votre cerveau se focalise sur une tâche précise (la conversation avec tante Huguette), pendant qu'il analyse en tâche de fond d'autres messages (le brouhaha). Les scientifiques appellent ce phénomène « l'effet cocktail party ». Il démontre que la concentration est un filtre, dont le rôle est de maintenir le cap de la pensée au milieu d'un océan de stimuli. Nous sommes bombardés de stimuli à chaque instant. C'est notre cortex préfrontal qui détermine si les stimuli sont pertinents ou distracteurs. S'ils sont distracteurs, il les inhibe. « La magie du cerveau, c'est que l'on est capable d'automatiser un nombre de tâches sans s'en rendre compte grâce à l'expérience et à l'apprentissage », explique la neuropsychologue Sylvie Chokron, directrice de recherche au CNRS. Taper le code d'une carte bancaire, marcher, lire ou conduire sont des opérations qui, une fois assimilées, sont réalisées de manière automatique. L'explication est anatomique. Le cerveau établit physiquement des réseaux neuronaux entre ses différentes zones. Lorsqu'une tâche est automatisée, les réseaux neuronaux qui sont mobilisés sont ceux que les chercheurs qualifient d'« autoroutes neuronales » (voir schéma ci-dessus). « Ces réseaux permettent deux types d'attention. La concentration dirigée, volontaire et un peu lente d'un côté. Et l'attention automatique, intuitive et très rapide de l'autre », explique Michel Thiebaut de Schotten, chercheur à l'Inserm. Voici pourquoi l'apparition d'un serpent sur votre table de chevet devrait normalement vous pousser à fuir immédiatement et sans réflexion. L'attention automatique prend la priorité sur toutes vos pensées focalisées du moment.

La recherche du plaisir est la condition préalable à toute concentration dirigée. « Dans ma consultation, je reçois beaucoup de mères au foyer qui ne savent plus mobiliser leur attention : elles oublient d'aller chercher leurs enfants à l'école ou mettent le feu à leur cuisine parce qu'elles ont allumé le gaz, puis rangé une armoire et ouvert leur courrier. Leur attention flotte, il leur manque justement la gratification et la motivation », explique Manuel Bouvard, professeur de pédopsychiatrie à Bordeaux et coauteur de « Comment aider mon enfant hyperactif ? » (Odile Jacob).

Raison hormonale. Il y a aussi une raison hormonale à nos inattentions. Le neurobiologiste américain Daniel Levitin a étudié ce que fait notre cerveau quand il se laisse distraire. Lorsque survient un événement nouveau, le système de récompense s'active et émet de la dopamine, et nous nous sentons bien. L'annonce d'un mail, un SMS, un « like » sur Facebook, et hop, notre cerveau, espérant recevoir une bonne nouvelle, émet de la dopamine; il nous récompense de nous être laissé distraire. L'inattention n'est pas un vilain défaut, c'est une véritable drogue.



Les autoroutes cérébrales de l'attention

Les connexions cérébrales sont des autoroutes neuronales dévolues à la transmission des informations entre les différentes zones du cerveau. Ces connexions peuvent atteindre jusqu'à 25 centimètres de longueur, et l'information y circule jusqu'à 500 km/h. Le nombre de connexions cérébrales chez l'homme est estimé à 100 billions, soit 100 000 000 000 000.



La concentration, c'est un entraînement
Émilie Lanez

Coach. Voici quelques exercices pour doper vos capacités. C'est parti !


A quoi bon se concentrer mieux puisque tout invite à la dispersion ? Pourquoi importerait-il d'améliorer ses capacités d'attention alors qu'on gagne tant en efficacité quand on se montre capable de répondre à cinq textos, deux conversations simultanées et trois mails pendant une réunion de travail ? « Parce que cela rend heureux, répond Jeanne Siaud-Facchin, psychologue et psychothérapeute, auteur de "Tout est là, juste là: Méditation de pleine conscience pour les enfants et les ados aussi" (Odile Jacob). Le multitâche épuise nos ressources intellectuelles et amoindrit nos performances. Tandis que, lorsqu'on est totalement absorbé dans une tâche, lorsque toute notre attention est orientée sur ce que nous faisons, nous éprouvons une satisfaction beaucoup plus importante. »

Cet effet a été découvert par le célèbre psychologue hongro-américain Mihaly Csikszentmihaly et son équipe de l'université Harvard. Cinq mille personnes, âgées de 8 à 88 ans, vivant dans 83 pays différents, ont été équipées d'un bipper qui sonnait à des moments aléatoires de la journée. A chaque appel, les cobayes devaient dire ce qu'ils étaient en train de faire, préciser s'ils étaient concentrés sur ce qu'ils faisaient et donner des indications sur leur humeur. Les résultats ont été univoques. Plus les participants étaient engagés dans leur tâche avec une attention soutenue - et quoi qu'ils fassent, même éplucher des pommes de terre ou résoudre des équations à deux inconnues -, plus leur satisfaction était élevée. C'est ce que cette équipe de scientifiques a nommé l'« expérience optimale », un état de « concentration pure où toute notre énergie mentale est canalisée dans un flux jubilatoire ». Le contraire de la bien connue dispersion mentale, qui, elle, altère notre sentiment de bien-être, ce qui permet à Jeanne Siaud-Facchin de dire en souriant qu'« apprendre le bottin téléphonique par coeur rend plus heureux que lézarder sur un transat ».

Une fois admis que focaliser son attention fait du bien parce que cet effort libère dans notre cerveau un flot de dopamines, ces hormones du bien-être, encore faut-il y parvenir. « La concentration se travaille comme un muscle et il n'est jamais trop tard pour commencer », rassure Jeanne Siaud-Facchin. Et, comme pour la course à pied, il faudra poursuivre ses efforts sans se décourager. Plus on parviendra à canaliser son attention, plus ce mouvement cérébral deviendra facile, jusqu'à parvenir à ce que cet effort n'en soit plus un, mais uniquement le pourvoyeur d'un délicieux sentiment d'euphorie cérébrale. Jeanne Siaud-Facchin recommande de commencer par des exercices commodes. Celui de la main, par exemple. Poser ses deux mains sur la table et en regarder une. Observer les veines, les striures, les ongles, les couleurs de la peau, être attentif à ses sensations, à son poids, se contenter une longue minute de ne penser qu'à sa main.

Pensées parasites. Immanquablement, dès que vous tenterez de vivre cette rencontre inédite avec votre main, vous connaîtrez deux distracteurs : les pensées parasites et les émotions qu'elles charrient. « Il est impossible de ne pas penser, notre cerveau ne sait faire que cela : produire constamment des pensées plus ou moins conscientes, un flot de paroles qui nous agite sans cesse. C'est pourquoi il est important de veiller, lorsqu'on se concentre, à les laisser venir, les regarder avec distance puis les laisser repartir », commente la thérapeute. Idem avec une émotion. Soudain, alors que vous essayez de résoudre une opération comptable compliquée, un sentiment de découragement vous envahit. « Une émotion dure 90 secondes. Il convient de la sentir venir, de respirer pleinement, puis de la laisser nous quitter », recommande encore la clinicienne.

Là intervient le grand secret d'une concentration optimale, son indéfectible compagne, celle sans qui se concentrer échoue : la respiration. Pas de concentration sans respiration ample et calme. Pourquoi ? Parce qu'une profonde inspiration puis une expiration inhibent 90 % de la production de noradrénaline, une des deux principales hormones du stress. En respirant, l'organisme bascule vers le système neurovégétatif, celui qui nous sert à nous détendre, nous endormir. « Respirer, c'est reprendre le contrôle de son cerveau, de son corps, de l'instant », pour mieux se concentrer...

Dernier point, Jeanne Siaud-Facchin invite ceux qui voudraient entraîner leur concentration à ne pas se laisser décourager. Avoir la pensée vagabonde, ruminer une liste de courses et décrocher est inévitable. « L'attention n'est jamais continue, le décrochage est obligatoire. Ce qui fait la différence, c'est la capacité à raccrocher. » Le temps nécessaire pour être de nouveau attentif après chaque rupture de la pensée est de 64 secondes. Si l'on s'amuse à additionner la quantité de 64 secondes où nous devons quitter des yeux notre portable et revenir vers notre dossier, éteindre notre mail et nous replonger dans notre devoir, cesser de regarder par la fenêtre et écouter notre professeur ou notre patron nous parler, on mesure combien de temps nous perdons à nous laisser distraire. « L'attention est une capacité qui s'entretient, qui se renforce et qui se muscle. Avec de l'intention et de l'entraînement », conclut l'experte. Et si, un jour, vous devenez des champions de la concentration, souvenez-vous que celle-ci ne peut durer plus de cinquante minutes. L'équivalent d'une heure de cours en classe.



Ne penser qu'à son souffle

Florence Vertanessian, auteur des «Les secrets d'une bonne concentration : Se concentrer pour tout réussir» (Jouvence), enseigne la concentration à l'université Montpellier-3. Elle anime également des stages pour cadres dissipés où elle livre conseils et exercices pour muscler sa concentration. « La base de tout réside dans la respiration. Afin de rassembler son mental et son corps, il faut avant tout se poser et respirer en ne pensant qu'à son souffle », explique la sophrologue. Et avoir à l'esprit que la concentration s'acquiert aisément. « En trois, quatre séances, les changements sont manifestes. Le mieux est d'essayer de faire un exercice chaque jour. » Nous en avons sélectionné trois.


Exercice 1 : La technique de la respiration

Vous devez maintenir votre attention sur une tâche ardue et voilà que, malgré le silence qui vous entoure, votre esprit bat la campagne, vos émotions vous envahissent, des pensées parasitent votre effort.

1 Posez une main, et si possible les deux, sur votre ventre.

2 Inspirez profondément en gonflant le ventre, mettez toute votre attention sur ce geste. Continuez.

3 Vous ne pensez qu'à votre ventre, expirez et inspirez doucement.

4 Vous ne pensez qu'à votre souffle, votre attention est recentrée sur votre corps, vous êtes plongé en vous-même.

5 Installez maintenant votre attention sur la tâche que vous souhaitez accomplir. Votre esprit repart ? Respirez à nouveau en ne pensant qu'à votre souffle. Le recentrage opère.

« Cette technique est imparable, affirme Florence Vertanessian, elle s'utilise dans toutes les situations. Si l'on est seul, il convient d'effectuer une respiration puissante. Dans le cas contraire, elle s'activera discrètement. Il est bon de respirer jusqu'à ce que le recentrage opère. »


Exercice 2: La technique de la bulle à pratiquer après celle de la respiration

Plus possible de reporter, il vous faut maintenant rédiger cette note de synthèse. A l'instant où vous allumez votre ordinateur, votre voisin monte le son de sa radio. Immédiatement, votre attention est parasitée. Asseyez-vous à votre table de travail et demandez-vous à haute voix à quoi vous voulez penser. Exprimez votre choix à haute voix. Le moment est venu d'installer votre bulle mentale.

1 Posez-vous deux questions. Où ai-je envie de mettre mon esprit et pourquoi ? Qu'est-ce qui me dérange concrètement ?

2 Exprimez précisément ce que vous désirez garder dans la bulle et ce que vous désirez laisser à l'extérieur de la bulle. Parlez à voix haute ou écrivez cette liste.

3 Installez la bulle mentale autour de vous, distinguez ce que vous laissez entrer et ce que vous maintenez à l'extérieur.

Cet outil contre l'éparpillement mental, comme tous les outils d'aide à la concentration, gagne à être pratiqué plusieurs fois, idéalement chaque jour pendant quelques semaines. La concentration est un entraînement.


Exercice 3: La technique du trataka destinée à muscler le mental

Issu du yoga, cet exercice force à canaliser son attention sur quelque chose d'extérieur et entraîne le corps et l'esprit à obéir. Là encore, cet outil gagne à être pratiqué plusieurs fois afin de devenir opérant.

1 Vous vous tenez devant un mur sur lequel vous avez dessiné un point à la hauteur de vos yeux.

2 Placez-vous à quelques mètres du mur, le point se situe entre vos yeux.

3 Regardez ce point. Restez détendu et tâchez de le fixer pendant une minute. Ensuite, mettez-vous sur un pied et continuez de fixer le point pendant une minute.

4 Changez de pied et restez debout en fixant le point pendant une minute.

Le trataka peut se faire en joignant les mains sur sa poitrine, en tendant ses bras vers le ciel, en posant ses mains sur sa tête. « On peut s'entraîner à fixer le point de plus en plus longtemps », ajoute Florence Vertanessian.



 
Il n'y a pas d'âge pour apprendre à se concentrer

Dans «Tout est là, juste là: Méditation de pleine conscience pour les enfants et les ados aussi» (Odile Jacob), la psychothérapeute Jeanne Siaud-Facchin, qui anime des ateliers de méditation, présente des exercices de concentration adaptés à tous les âges de la vie. Exemples.

Pour les enfants...

Un sens en alerte. Un objet insolite est placé dans une pochette en tissu. L'enfant plonge sa main et décrit ce qu'il touche. Juste ce qu'il ressent. C'est froid, c'est dur, c'est mou, c'est pointu ou c'est rond. L'enfant garde les yeux fermés.

De plus en plus fort. Un verre à moitié plein tourne de main en main dans un cercle formé par les enfants. Le verre est ensuite rempli aux trois quarts et fait à nouveau le tour. Puis le verre est rempli à ras bord. Les enfants découvrent que plus le verre est plein, plus le geste de le passer requiert une attention soutenue. Un moment de distraction et voilà qu'il déborde.

... et les adolescents

Sang-froid. Prendre dans sa main un galet glacé, qui aura été placé préalablement au congélateur. Fermer la main dessus, clore ses yeux. Et se relier aux sensations éprouvées, se rendre compte de toutes les émotions qui passent, les pensées, les jugements. Revenir aux perceptions sensorielles dans la main.

Comme une algue. On se place debout, les pieds à plat. On respire lentement. On imagine être une algue au fond de l'océan, les pieds sont les racines prises dans le sable. La mer est douce, on bouge lentement au rythme des flots. Soudain, le vent se lève. Le corps amplifie son balancement, les pieds restent solidement campés. Petit à petit, la tempête s'apaise, le corps ralentit, il paraît immobile, mais l'on ressent des frémissements intérieurs imperceptibles.

Ils vous rendent « plizzed »

Les Américains ont inventé ce mot pour désigner le sentiment que l'on éprouve lorsqu'un interlocuteur se met à consulter soudainement son téléphone portable au milieu d'une conversation pour discuter avec quelqu'un d'autre. Plizzed est la contraction de pluzzed (désarçonné) et pissed (en rogne). Proposons une version francisée : TROUBLACHÉ, contraction de troublé et fâché.



INTERVIEW - Matthew Crawford : « Eteindre son portable serait un échec »
Propos recueillis par Laetitia Strauch-Bonnard

Vademecum. Pour le philosophe américain, la solution passe par une activité manuelle ou sociale.


A l'heure où la France se déchire sur l'avenir du collège, certains s'interrogent. Les difficultés de l'école résideraient dans un mal plus profond : la baisse de la capacité de concentration des élèves. Cette attention chancelante, nous en faisons tous l'expérience au quotidien. Nous en sommes à la fois les victimes et les coupables. L'individu moderne est saturé de stimuli en tout genre. S'y ajoute une remise en question des formes de discipline - parentale, scolaire, sociale. Au final, notre capacité d'attention se réduit comme peau de chagrin. Dans son nouvel essai, « The World Beyond your Head »*, le philosophe américain Matthew Crawford, qui partage son temps entre l'écriture et la mécanique, analyse cette question cruciale. Pour lui, la perte d'attention ne serait que l'aboutissement d'un phénomène de repli sur soi, qui remonte au siècle des Lumières et qui empêcherait de se concentrer sur le monde. Que faire, dès lors, pour contrer cette dernière ? Se fondre dans une activité qui nous mette en rapport avec le réel - les objets et les personnes. Dans son précédent ouvrage,« Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail », Matthew Crawford vantait le travail manuel, qui exige notre pleine attention. Il y démontre que la concentration nous rend heureux. De quoi rassurer les victimes du papillonnage moderne : la solution réside dans le plaisir de vivre pleinement dans le monde.

Le Point : Pourquoi cet intérêt pour l'attention ?

Matthew Crawford : Tout a commencé dans un supermarché. En réglant avec ma carte de crédit, j'ai vu apparaître des publicités sur l'écran du terminal. J'observe beaucoup de cas similaires dans les espaces publics : chaque surface semble être devenue un emplacement pour le marketing. Partout, c'est la même rivalité entre publicités, sites web, applications mobiles et réseaux sociaux pour capter notre attention.

Matthew Crawford :Qu'est-ce que l'« attention » ?

L'attention est la façon dont nous entrons en contact avec le monde; elle détermine la façon dont le monde se présente à nous. L'attention m'a paru un sujet très riche, à la fois parce que nous nous plaignons tous d'une crise de l'attention, et parce qu'une fois que vous commencez à y réfléchir cela vous conduit à des questions anthropologiques : comment nous comprenons le moi et sa relation au monde.

Pourquoi le manque d'attention est-il si problématique ?

L'attention est la faculté par laquelle nous distinguons un élément précis dans le flux des stimuli. Aujourd'hui, nous sommes agnostiques sur la question de déterminer ce qui mérite notre attention. C'est à la fois une cause et un effet de notre vie économique. On nous présente des choix multiples en nous disant que c'est cela, la liberté. C'est le point de vue de l'économie : la liberté se réalise par la satisfaction de nos préférences; découvrir nos véritables préférences implique de maximiser le nombre de choix auxquels nous sommes confrontés. C'est précisément ce qui suscite la distraction et la dissipation de notre énergie. L'un des problèmes causés par cette explosion d'options est qu'elle renforce le fardeau de l'autorégulation. Devant l'absence de vision claire, l'autorégulation est la seule base disponible pour résister à la fragmentation mentale. Mais l'autorégulation est comme un muscle, et un muscle qui s'épuise facilement : nous ne pouvons pas le solliciter en permanence. C'est pourquoi nombre d'entre nous se sentent épuisés mentalement. En fin de compte, la crise de l'attention est une crise des valeurs.

Qui est le coupable : la technologie, la logique marchande, nous - l'individu moderne ?

Je penche pour la dernière hypothèse. Je développe dans mon ouvrage une critique des Lumières et des premiers penseurs modernes. L'un des penseurs qui m'a aidé à tracer cette trajectoire intellectuelle est Charles Taylor, et son livre « Les sources du moi. La formation de l'identité moderne ». Il y décrit Descartes et Locke comme particulièrement désireux de nous libérer de l'autorité des autres, ce qui est un projet politique. Le projet devient épistémologique lorsqu'ils insistent sur le fait que nous devons parvenir à une complète indépendance par rapport au monde qui nous environne. Pour Kant, le monde est empli de principes extérieurs à l'individu - l'« hétéronomie » -, pour qui l'autonomie nécessite de s'en abstraire. Dans ce contexte, l'attention ne joue aucun rôle officiel dans l'appréhension du monde. La préoccupation épistémologique des Lumières était une sorte de repli sur soi.

Les philosophes des Lumières prônaient-ils vraiment un tel individualisme ?

Bien sûr, il s'agit là de penseurs sérieux qui articulaient certaines idées concernant la liberté mentale reliées à la liberté politique. Mais, lorsque vous retracez le destin de ces idées dans la culture contemporaine, il semble évident que le langage de la liberté est devenu la langue du marketing. Les offres de cartes de crédit ou d'assurances nous disent « Pas de limites » ou « C'est vous qui décidez », mais nous ne disposons pas de ressources culturellement valides pour résister à ces appels, car ils découlent d'une appropriation de notre idéal le plus cher, l'autonomie. Descartes, Locke et Kant n'avaient pas pour ambition de devenir des « marketeurs », mais on trouve chez eux cette définition de la dignité du moi, qui résiderait dans l'indépendance par rapport au monde environnant. C'est exactement le contraire de ce que je suggère.

Que suggérez-vous ?

L'exhortation à être plus discipliné - éteignez vos appareils, etc. - se soldera par un échec, car notre capacité à nous réguler a des limites. Pour moi, la stratégie la plus prometteuse est de s'investir dans un objet qui le mérite, parce qu'il requiert nos compétences. Cette pratique ressemble davantage à l'abandon qu'à la maîtrise de soi. Enclencher ce mouvement est la part la plus délicate, parce qu'il nous faut exclure tous les autres éléments qui réclament notre attention, mais à un certain point le plaisir de l'activité prend le dessus.

A quelles activités pensez-vous ?

A quelque chose qui nécessite de sortir de soi et de devenir compétent dans une activité réelle - au sens d'« étrangère à soi ». Travailler avec ses mains en est l'une des formes possibles.

Est-ce du loisir ? Du travail ?

Un argument très apolitique serait d'enjoindre aux individus de profiter de leurs loisirs pour apprendre à jouer d'un instrument de musique, à faire du sport, à jardiner. L'argument plus politique concerne l'éducation. La cause que j'ai défendue dans mon premier livre est qu'il existe de nombreux métiers concrets et intellectuellement exigeants, et qui permettent de bien gagner sa vie. Les mécaniciens et les soudeurs peuvent être très demandés. Mais, pour choisir cette voie, une jeune personne doit acquérir une certaine indépendance d'esprit par rapport aux exhortations constantes qui l'invitent, dès son plus jeune âge, à choisir un métier abstrait. Il y a une sorte d'idéologie qui veut que tout ce qui implique de travailler avec ses mains soit une impasse professionnelle.

Ces activités se réduisent à l'artisanat, donc...

Pas nécessairement. L'important n'est pas l'existence de matériaux concrets, mais plutôt l'engagement dans une pratique dont les normes sont externes à soi et qui par conséquent procurent une certaine résistance à la rêverie autocentrée. Cette pratique peut être d'ordre social plutôt que concret, par exemple l'apprentissage d'une langue étrangère.

La France est-elle, selon vous, bien placée dans la lutte (privée ou collective) pour l'attention ?

Je tiens la France pour un exemple en bien des domaines. Prenez la privatisation de l'espace public. Ce phénomène est moins développé en France. Dans l'univers anglo-américain, les Français sont brocardés pour leur zèle réglementaire. Mais ils ont le sens du bien commun et sont sensibles au risque que le tissu de la vie quotidienne se dégrade si l'on ne prend pas la peine de le défendre.

Note :
* L'ouvrage, paru aux Etats-Unis en mars 2015, sortira en France en janvier 2016 sous le titre : « Un monde perdu. Reprendre le contact avec le monde réel » (La Découverte).
Matthew Crawford, philosophe et mécanicien, chercheur à l'Institut des hautes études de la culture à l'université de Virginie

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