mardi 2 juin 2015

Pékin fixe à sa marine de guerre des horizons planétaires - Brice Pedroletti

Un Livre blanc souligne l'importance, pour la Chine, de « la sécurité de [ses] intérêts outre-mer dans l'énergie et les ressources »


La Chine, soucieuse de protéger ses intérêts à l'étranger et ses ressortissants répartis sur tous les continents, ­confirme sa transformation en puissance navale. Dans un nouveau Livre blanc, publié mardi 26 mai, le premier consacré à la stratégie militaire, le Conseil d'Etat (gouvernement) a exposé la vision de ses stratèges afin de donner un rôle plus global à ses forces armées. Cet exposé, présenté par Pékin comme un acte de transparence, intervient sur fond de querelle sino-américaine dans les mers de Chine du Sud, où les chantiers de poldérisation de récifs et d'atolls menés par Pékin sont la cible depuis plusieurs mois d'une virulente campagne de dénonciation de la part de Washington.

Ce Livre blanc chinois de la défense entérine la mue attendue d'une puissance commerciale désormais planétaire. Le document souligne que « la sécurité des intérêts outre-mer [de la Chine] dans l'énergie et les ressources, les voies maritimes stratégiques, ainsi que des institutions, du personnel et des actifs présents à l'étranger, est devenue une préoccupation majeure » . Le texte juge également qu' « avec l'expansion des intérêts nationaux chinois, la sécurité nationale est devenue plus vulnérable aux tumultes régionaux et internationaux, le terrorisme, la piraterie, enfin, les désastres naturels et les épidémies majeures » .

Ce n'est pas la première fois qu'il est fait mention des « intérêts outre-mer » dans un document officiel. Mais, relève le spécialiste Mathieu Duchâtel,qui dirige le bureau pékinois du Stockholm­ ­International Peace Research Institute, ils « ont pris une place si importante dans ce nouveau document, celle d'une préoccupation majeure » .

Confrontation sino-américaine

« L'idée a fait son chemin. Elle est maintenant presque liée à l'identité de la Chine comme grande puissance, celle qu'elle projette à l'intérieur du pays et à l'extérieur » , poursuit le coauteur, avec le diplomate danois Jonas Parello-Plesner, d'un livre à paraître tout prochainement en anglais, China's Strong Arm : Protecting Citizens and Assets Abroad.

Pour le chercheur, les deux tropismes qui ressortent de l'exposé, « les affaires maritimes dans la région et la protection des intérêts extrarégionaux d'une Chine globalisée, se combinent dans la construction de la puissance navale chinoise » . « Le changement de ton est évident par rapport au dernier Livre blanc, qui mettait l'accent sur la coopération internationale de l'APL [Armée populaire de libération] au sein de missions multilatérales, souligne-t-il. L'environnement, cette année, est bien différent en raison de la ­confrontation Chine-Etats-Unis en mer de Chine du Sud et du dangereux cycle surveillance/contre-surveillance. »

Selon M. Duchâtel, « la surveillance maritime constante à ­laquelle la marine chinoise est soumise en mer de Chine du Sud explique beaucoup des comportements chinois (y compris les constructions d'îles artificielles), au moins autant que les intérêts de souveraineté » . L'échange radio survenu, le 20 mai, devant les caméras de CCN entre l'équipage d'un avion de surveillance américain Poseidon survolant plusieurs de ces atolls au large des Philippines et le contrôle aérien de la marine chinoise a fait monter un peu plus le ton entre Pékin et Washington, à quelques jours du Dialogue du Shangri-La, à Singapour du 29 au 31 mai, le grand rendez-vous des ministres de la défense de la zone Asie-Pacifique.

Liberté de navigation

Lors de ces échanges radio, les Américains se sont évertués à faire valoir la liberté de navigation dans les eaux territoriales, tandis que les Chinois leur intimaient, sur un ton d'abord poli, puis de plus en plus sec, de quitter le « territoire souverain » chinois.

Le Pentagone avait préalablement fait savoir qu'il étudiait l'envoi de navires et d'avions dans la zone des 12 milles autour de ces îlots artificiels chinois, provoquant une levée de boucliers en Chine, le quotidien à gros tirage Global Times, porte-parole belliqueux du régime, appelant même la Chine à « se préparer minutieusement » à la possibilité d'un ­conflit avec les Etats-Unis.

S'exprimant depuis Pearl Harbour lors d'une cérémonie de passation des pouvoirs à la tête de la flotte du Pacifique, le mercredi 27 mai, le secrétaire américain de la défense, Ashton Carter, a rappelé que les Etats-Unis entendaient « voler, naviguer et agir partout où les lois internationales l'autorisent » . Ceux-ci souhaitent « un arrêt immédiat et durable des projets de poldérisation de la Chine et des autres pays concernés » , a-t-il ajouté, accusant Pékin « d'être en déphasage, à travers ses actions en mer de Chine du Sud, avec les normes internationales qui sous-tendent l'architecture de sécurité de l'Asie-Pacifique » .

Pour Mathieu Duchâtel, la notion de « liberté de navigation » défendue par les Etats-Unis se voit opposer une riposte rhétorique par les Chinois dans le nouveau Livre blanc, celle de « protection en haute mer » (open seas protection) : « Elle suggère un passage sécurisé pour la marine chinoise dans les eaux internationales, ce qui peut être important lors d'évacuations de ressortissants, par exemple; elle peut aussi faire référence à des opérations d'escorte de flotte commerciale comme dans le golfe d'Aden. » Reste à savoir comment les Chinois entendent la mettre en pratique.


Le Monde - International, samedi 30 mai 2015, p. 3

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