jeudi 29 mai 2008

Les Chinois reprennent les bars-tabacs - Michel Waintrop

La Croix, no. 38065 - Monde, jeudi, 29 mai 2008, p. 23
Un bureau de tabac sur deux est aujourd'hui racheté par des Asiatiques, souvent de la seconde génération d'immigrants. « D'ici trois à cinq ans, tous les buralistes d'Île-de-France seront d'origine chinoise, affirme en riant Claude Hinh, directeur commercial de Transactions Nation Commerces.

Je le dis bien sûr comme une boutade mais cela traduit un phénomène bien réel. » Arrivé en France à l'âge de 8 ans en provenance du Vietnam, Claude Hinh s'est spécialisé depuis près de vingt-cinq ans dans la cession de fonds de commerces, surtout dans le domaine des « CHR » : cafés, hôtels et restaurants. Il sert ainsi d'intermédiaire entre sa clientèle asiatique, l'administration, les banques et les vendeurs... « La communauté chinoise a commencé à s'intéresser aux bars-tabacs il y a cinq ans », dit-il. Il faut dire que le secteur de la restauration asiatique était saturé. En outre, la diffusion d'émissions télévisées sur le défaut d'hygiène de quelques fabricants clandestins de raviolis aurait fait chuter de 30 % à 40 % l'activité de ces restaurants et traiteurs. « Quelques Chinois se sont alors orientés vers l'activité de buraliste, ajoute Claude Hinh, et comme il existe dans cette communauté un mimétisme commercial, il y a eu un effet boule de neige. » On pourrait même parler d'avalanche, à écouter Gérard Bohelay, président de la Fédération des buralistes de Paris-Île-de-France. « C'est bien simple, dit-il, au moins la moitié des tabacs qui se revendent aujourd'hui sont rachetés par des Asiatiques. Et cette tendance commence à toucher la province. » Claude Hinh ne s'en étonne guère. Il rencontre de plus en plus de buralistes qui arrivent à l'âge de la retraite et qui ne trouvent pas de repreneurs. « Leurs enfants ont fait des études et ne désirent pas reprendre l'affaire. Et beaucoup de jeunes Français de souche ont peur des horaires de travail nécessaires à la gestion d'un tabac », explique-t-il.

Jacques et Annick Allard illustrent parfaitement ces propos. Dans quelques semaines, ils partiront vers leur Bretagne natale et laisseront derrière eux l'établissement qu'ils tiennent depuis vingt ans à quelques mètres des Folies-Bergères, dans le 9e arrondissement parisien. « Nos enfants ont choisi une autre voie et le courant n'est pas passé avec les quelques personnes intéressées que nous avons reçues, expliquent-ils. Certains pensaient pouvoir ouvrir à 9 heures et fermer à 18 heures. Ce n'est pas comme cela qu'on peut faire marcher un tabac. » Or Jacques et Annick tiennent à choisir leurs successeurs. « Nous voulions trouver des gens sympathiques, rigoureux, courageux, qui nous inspireraient confiance. C'est la moindre des choses pour notre clientèle. Le couple de Chinois avec lequel nous avons fait affaire a manifestement ces qualités. Ils nous ont même demandé de rester quelques jours avec eux pour les faire profiter de notre expérience... »

Le courage, le goût du travail et la rigueur : autant de qualités que nombre d'observateurs attribuent sans hésiter à cette communauté chinoise. « Elle possède une capacité d'adaptation économique, note ainsi Pierre Picquart, docteur en géopolitique et expert sinologue (1). Je ne connais pas d'autres personnes qui soient douées d'une telle capacité d'épargne. Par ailleurs, leur organisation familiale et leur système de prêt communautaire leur ont permis une brillante réussite. » Selon le chercheur, cette communauté n'a cessé de se diversifier et de s'ouvrir en même temps sur la société française, surtout depuis l'arrivée massive d'immigrants venus du Sud-Est asiatique : les « boat people ». « Petit à petit, dit Pierre Picquart, ces Asiatiques qui, de nationalité vietnamienne ou cambodgienne, étaient dans leur majorité d'origine chinoise, ont acquis plus de visibilité et se sont lancés dans des activités à destination d'une clientèle plus large que leur seule communauté. » Épiceries fines, salons de coiffure ou de manucure, boutique de fleurs, maroquinerie, vêtements... Une diversification liée en partie à l'ouverture économique de la Chine.

L'intérêt pour le secteur des débits de tabac semble marquer cependant une étape importante dans ce parcours. L'activité est en effet très encadrée par les Douanes. Pour acquérir un point de vente, il faut notamment être de nationalité européenne, disposer d'au moins 33 % d'apport personnel et justifier l'origine de ces fonds... « Le choix de ce métier signifie une volonté d'intégration encore plus forte, estime Claude Hinh. Je dirais presque même un souci d'honorabilité. » Autre fait remarquable : le personnel en place est de plus en plus souvent maintenu dans son emploi.

Généralement issus de la seconde génération, souvent diplômés et âgés de 25 à 30 ans, ces nouveaux buralistes ne sortent pas pour autant d'un schéma d'économie familiale. S'ils sont gérants du bureau de tabac, leurs parents restent fréquemment les principaux investisseurs de l'entreprise. Ce sont eux qui ont vendu un bien (un appartement, une boutique...) pour permettre l'achat du commerce. « Chez nous, témoigne Éric Chen, 27 ans, qui s'est installé depuis sept mois près de la place Félix-Éboué, dans le 12e arrondissement, les parents font tout pour que leur enfant s'installe comme patron dès qu'il se marie. » Éric a hésité longtemps avant de choisir ce métier. « J'aime le changement, le contact et cette activité nous font rencontrer 1 000 personnes différentes par jour. Quant à travailler 7 jours sur 7, de 6 à 21 heures, cela ne nous fait pas peur. » Xiayum Ye, 30 ans, est arrivé depuis trois ans avec son épouse Fanny à Bagnolet (Seine-Saint-Denis). « Le tabac est encore une activité rentable, car la clientèle est captive et nous gardons un monopole sur la vente. » Pour un spécialiste de ce secteur, le métier de buraliste reste encore « rémunérateur » malgré les lois sur l'interdiction de fumer dans les cafés et les lieux publics. « Il faut simplement réfléchir à proposer d'autres services, dit-il. Les produits de la Française des jeux, notamment, marchent très bien et cela explique l'implantation massive des Asiatiques en Seine-Saint-Denis où l'on joue beaucoup. »

Selon Claude Hinh, les Chinois ont d'une certaine manière su recréer dans le secteur des bars-tabacs un modèle d'organisation qui a permis la réussite, en d'autres temps, de la communauté auvergnate et plus spécialement aveyronnaise. « Mais ils ne s'arrêteront pas là, souligne-t-il. 300 000 petits commerçants arrivent à l'âge de la retraite et la relève n'existe pas. Je sens déjà un intérêt de ces communautés pour le secteur de la boulangerie. » Le petit commerce a peut-être trouvé son avenir.

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