mardi 28 octobre 2008

L'Asie entre en scène - Sylvie Kauffmann

Le Monde - Dernière heure, mardi, 28 octobre 2008, p. 30

Vendredi 10 octobre, le premier ministre australien, Kevin Rudd, recevait quelques amis dans sa résidence de Sydney lorsque, sur les coups de 22 h 40, un collaborateur vint l'informer discrètement que le président George Bush était au bout du fil. A Washington, c'était le matin. L'Australien s'excusa auprès de ses invités et alla prendre l'appel.

C'était lui, en réalité, qui avait pris l'initiative de cet entretien téléphonique. D'après le récit de la conversation que fait le quotidien The Australian, il voulait convaincre le président américain de convoquer non pas un sommet du G7 ni un G8 à Washington pour tirer les leçons de la crise financière mondiale, mais un G20. L'idée de ce sommet avait été lancée par Nicolas Sarkozy, au nom des Européens, le 23 septembre à l'ONU, à New York, mais il était essentiellement question au départ du petit club des pays riches : le G7 comprend les Etats-Unis, le Canada, le Japon, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l'Italie, le G8 regroupe les mêmes plus la Russie. L'étape suivante est le G13 (Chine, Inde, Brésil, Mexique, Afrique du Sud), avant d'arriver au G20, qui rassemble encore d'autres pays émergents.

" G20 ? C'est quoi ? ", demanda le président américain. Le premier ministre australien lui expliqua qu'un tel sommet ne pouvait se concevoir sans la Chine. M. Bush était réticent. Mais, quatre jours plus tôt, M. Rudd, qui se targue de bien connaître la Chine, dont il parle la langue couramment, avait eu le premier ministre Wen Jiabao au téléphone. Il fit valoir à George Bush que ne pas inviter la Chine serait non seulement une erreur économique, mais aussi un faux pas politique, car certains, à Pékin, profitaient déjà du tsunami parti de Wall Street pour dénoncer les dangers de l'économie de marché... Pour renforcer les partisans des réformes économiques, il fallait donc leur offrir une place à table, et à la table des grands. Kevin Rudd finit par emporter le morceau, puisque, au grand dam de M. Sarkozy, qui voulait un sommet plus restreint, apte à prendre " des décisions concrètes ", M. Bush a finalement opté pour un sommet à vingt - dont l'Australie - le 15 novembre.

M. Sarkozy pensait sans doute à la Chine en évoquant, le 23 septembre, un " format à partir du G8, avec possibilité d'ouverture sur des pays émergents ". Peu importe qui, au bout du compte, aura amené la Chine à Washington. Ce qui est stupéfiant, c'est qu'il ait fallu plaider pour qu'elle y soit. Et que les dirigeants occidentaux, plongés jusqu'au cou dans " la plus grave crise financière depuis 1929 ", n'aient pas jugé indispensable que des moteurs de croissance comme la Chine et l'Inde soient associés d'office à la recherche d'une solution durable.

Le ton avait évolué lorsque l'ASEM (Forum Asie-Europe) a réuni, les 24 et 25 octobre à Pékin, les pays d'Asie et de l'UE. La crise aussi avait évolué. " Soit on nage ensemble, soit on coule ensemble, a averti le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso. Il faut que l'Asie soit à bord, et en particulier la Chine, l'Inde et le Japon. " Au grand soulagement des Européens, Wen Jiabao a promis que la Chine participerait " activement " au sommet de Washington - sans toutefois préciser comment ni à quel niveau.

Car une chose est d'inviter la Chine, une autre est de savoir comment elle va se comporter. A la tête d'un pays plus ouvert, le premier ministre indien fait moins de mystères. Les Chinois, eux, se trouvent aujourd'hui projetés sur la scène internationale dans un rôle nouveau, face à des Occidentaux dont les attentes ne sont guère plus claires : refonte ou régulation ? Et si les Asiatiques, invités à participer au sauvetage du capitalisme mondial, demandaient des contreparties ? Comme un pouvoir accru au FMI, aux dépens des Européens ?

Ces Asiatiques ont jusqu'ici eu le bon goût de ne pas accabler les responsables de la crise actuelle, du moins pas trop haut. " Critiquer le capitalisme ? Mais nous, on veut continuer à nous en servir ! ", réplique un Chinois, en marge de la réunion de l'ASEM à Pékin. " Critiquer les Occidentaux ? A quoi bon, ils représentent toujours près de 70 % de l'économie mondiale ! ", commente un Indien. " Pallier l'absence de leadership américain ? Mais il est essentiel que les Etats-Unis continuent d'assurer notre sécurité ! ", s'affole un Japonais...

C'est un monde nouveau et inconnu. A Pékin, vendredi, le président Hu Jintao n'avait visiblement aucune envie d'y plonger à pieds joints. " Réglons d'abord nos propres problèmes, a-t-il dit. Maintenir une bonne dynamique pour notre développement économique est une importante contribution aux marchés financiers mondiaux. " Le lendemain, le premier ministre Wen Jiabao, qui passe pour le plus réformateur des deux, avait un discours plus proactif, évoquant la nécessité de poursuivre " l'innovation financière ", mais assortie de régulation.

Dimanche, un éditorial du South China Morning Post de Hongkong posait la vraie question : " La Chine doit décider si elle veut continuer à se concentrer sur son propre développement économique et sa diplomatie du carnet de chèques, ou si elle a le courage, les idées et la créativité pour prétendre à un plus grand rôle dans le leadership mondial. "

Sylvie Kauffmann

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