Ils viennent du Hubei, du Hunan, du Sichuan ou du Yunnan, provinces de l'intérieur de la Chine, et sont des xin yimin, les nouveaux immigrants chinois en Asie du Sud-Est. En pleine croissance, le Laos, le Cambodge, mais aussi le Vietnam, accueillent le gros de ces troupes motivées par le goût des affaires et favorisées par une politique d'ouverture commerciale et d'assistance de la Chine envers ses proches voisins plutôt généreuse - et non désintéressée.
A la frontière sino-laotienne, A. Liu, 27 ans, originaire de Wuhan, s'est fait embaucher au casino de Boten, côté Laos, il y a deux ans : dans les salles de jeu enfumées de l'hôtel, les clients sont en grande majorité chinois, tout comme le personnel et les petits commerçants qui ont ouvert boutique aux alentours. Dans un joyeux vacarme, A. Liu, qui surveille la roulette et le baccarat, dit que son salaire n'est pas très élevé, mais qu'il a économisé : " Je veux m'installer à Vientiane, au Laos, pour y monter une affaire dans l'habillement ", dit-il, car, en Chine, " il y a trop de concurrence ".
A une centaine de kilomètres au sud de la frontière, la bourgade d'Oudomxai a, elle aussi, été tirée de sa torpeur tropicale par l'afflux de xin yimin. A peine descendu du bus chinois flambant neuf qui relie quotidiennement Kunming (Yunnan) à Oudomxai puis Luang Prabang, Tang Huei s'est attablé devant un bol de nouilles épicées au restaurant Chongqing (du nom de la grande ville chinoise située près du barrage des Trois-Gorges).
Il vient de Panzihua, dans le Sichuan, sur les conseils d'un contact laotien, pour prospecter la région à la recherche de cuivre et de fer. A Oudomxai, des Chinois ont ouvert plusieurs restaurants, monté un magasin de motocyclettes et tiennent au marché des rangées d'échoppes où se vendent du petit matériel électronique, des générateurs ou des babioles en plastique.
" La caractéristique de ces nouvelles migrations est qu'elles se font par voie de terre et que les gens font des allers et retours. Au Laos, ce sont les plus pauvres des Chinois qui viennent tenter leur chance. Aussi bien des hommes ou des femmes seuls que des couples qui, souvent, font plus qu'un enfant, qu'ils ne légaliseront que plus tard en Chine. Ils laissent souvent une partie de leur famille dans leur région d'origine, arrivent avec un petit pécule pour se lancer. Leurs perspectives au Laos ne sont pas mirobolantes, mais sont quand même mieux qu'en Chine, où la concurrence est féroce ", observe Danielle Tan, doctorante au Centre d'études et de recherche internationale (CERI) de Sciences Po, où elle étudie les nouvelles mobilités chinoises dans le nord du Laos. Cette chercheuse est elle-même issue de la diaspora chinoise du Cambodge - ses parents ont fui les Khmers rouges pour rejoindre Saïgon, où elle est née, puis la France.
" Autrefois, les huaqiao (émigrés chinois) en Asie du Sud-Est venaient essentiellement des provinces côtières de Chine méridionale, terre natale de la majorité de la diaspora chinoise dans le monde. Ils se regroupaient par groupe géo-dialectal - très peu parlaient le mandarin - autour de cinq congrégations, les Cantonais, les Hokkien, les Teochiu, les Hainanais et les Hakka. La cassure avec la mère patrie, c'est quand ces communautés n'ont plus pu renvoyer leurs morts en Chine communiste ", explique la chercheuse à Vientiane.
Longtemps plus modeste au Laos, pays enclavé, cette diaspora chinoise a largement prospéré en Malaisie et en Thaïlande et l'ex-premier ministre Thaksin Shinawatra est d'ailleurs d'origine teochiu. Au Cambodge, où elle a été anéantie ou chassée par le régime de Pol Pot avec la bénédiction de Pékin, elle prospère à nouveau et se compose aussi bien de cadres chinois d'entreprises textiles, de médecins, de petits commerçants et de magnats revenus d'exil.
Dans une étude récente du CERI sur la présence chinoise au Cambodge, la sinologue et politologue Françoise Mengin avance que le premier ministre cambodgien, Hun Sen, a, en partie, consolidé son pouvoir économique grâce à un groupe d'oligarques sino-khmers, souvent liés par alliance aux principaux cadres du régime (le vice-premier ministre Sok An est d'origine chinoise comme la propre femme d'Hun Sen) et devenus aujourd'hui les interlocuteurs privilégiés d'une Chine qui les a autrefois honnis.
La Chine exporterait ainsi au Cambodge les stratégies d'" accaparement rentier " qui ont alimenté sa conversion spectaculaire à l'économie de marché - mais aussi l'enrichissement personnel d'un petit nombre - en jouant sur une confusion des intérêts privés et publics.
Une grosse concession foncière de l'ordre de 3 000 hectares située dans une zone protégée aurait récemment été attribuée à un promoteur chinois, la Yeejia Tourism Development. " Il est indéniable qu'Hun Sen sollicite et met fortement en valeur les projets chinois ", confirme un investisseur étranger à Phnom Penh. Les exigences environnementales ou sociales des donneurs d'aide occidentaux sont le plus souvent absentes des projets chinois, au nom de la rentabilité immédiate.
Ces nouveaux mouvements migratoires sont encouragés par Pékin, car ils favorisent l'exportation de produits chinois en provenance des régions défavorisées du Grand Ouest chinois, et l'implantation d'entreprises chinoises. " La politique de la Chine, c'est de s'assurer de la stabilité à ses frontières. Pour ça, il faut favoriser l'économie des pays autour de nous ", dit Xu Hui, un Shanghaïen qui a investi au côté d'un groupe de Chongqing, dans un projet de culture de riz hybride et de roses à Khangan, près de Vientiane, pour l'exportation. Le programme a été négocié par la vice-premier ministre Wu Yi en 2005, financé par des prêts chinois, et attribué à la municipalité de Chongqing, qui a encouragé les entreprises locales à s'y lancer.
D'autres chantiers sont encore plus ambitieux : la China Development Bank, qui finance la construction par des entreprises chinoises d'un stade à Vientiane pour les Jeux d'Asie du Sud-Est de 2009, a obtenu que le gouvernement communiste laotien confie en concession, à une société chinoise, 1 000 hectares de marécages aux portes de la capitale pour en faire une ville nouvelle, avec commerces et usines, destinée à accueillir résidents et investisseurs chinois.
L'annonce a cependant suscité l'émoi parmi la population de Vientiane, pourtant bien disposée envers les nouveaux arrivants chinois après des années de léthargie économique : certains parlent même du Laos comme d'un " Tibet 2 ". " Vous savez pourquoi les Chinois viennent ? Parce qu'ils ne peuvent pas acheter de terres chez eux. Ici, ils se marient à une Laotienne, et le tour est joué ! ", vitupère Khamouen, un ancien employé d'ONG devenu chauffeur de taxi.
Bruno Philip et Brice Pedroletti
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