La monstrueuse parade de Yan Lianke
La censure ne manque pas toujours de goût. Ainsi, en ce qui concerne plusieurs romans de Yan Lianke, comme l'iconoclaste Servir le peuple ou le poignant Rêve du village des Ding (Philippe Picquier, 2006 et 2007), on dira sans trop d'ironie qu'elle n'avait pas tout à fait tort de s'en prendre à eux, car l'auteur y fait preuve d'une veine satirique efficace. Mais Yan Lianke n'est pas qu'un opposant faiseur d'histoires (au sens propre), pas seulement. Il est avant tout un grand romancier contemporain. Son précédent livre, Les jours, les mois, les années (éd. Philippe Picquier, 2009), le laissait deviner. Bons baisers de Lénine, qui n'a pas subi de censure, le confirme.
Comme souvent chez Yan Lianke, tout commence dans un petit bourg rural à l'écart de l'histoire et de la géographie : " Au bout du compte, Benaise n'était qu'un hameau oublié du monde au fond des Balou. " Autrement dit, dans les montagnes du Henan, la province de naissance de l'auteur.
Néanmoins, à la manière d'une fable, Benaise possède une spécificité symbolique car, " depuis sa fondation sous les Ming, il n'avait jamais été peuplé que d'aveugles, de boiteux et de sourds-muets. (...) Les infirmes y affluaient du monde extérieur, les gens-complets en partaient. " Arrive alors un nouveau chef de district qui veut racheter aux Russes la momie de Lénine et développer le tourisme communiste local. Au prétexte du slogan de Deng Xiaoping - " Enrichissez-vous " -, il persuade les villageois handicapés de se produire sur scène.
A l'évidence, Bons baisers de Lénine rappelle Freaks, le film de Tod Browning (1932), par sa monstrueuse parade, mais ce n'est un roman ni sur la tolérance ni sur la différence. Formellement, le texte de Yan Lianke s'apparente à une quête impossible, la momie de Lénine tenant lieu de Graal communiste. A Benaise, il règne malgré les circonstances une indéniable joie de vivre. De manière significative, le nom du bourg renvoie à une expression dialectale du Henan qui désigne une forme de bonheur collectif et de satisfaction sociale. Le malheur des Benaisiens tient à l'illusion que l'on peut être plus " benaise " que " benaise ". D'ailleurs, lucide, Mao Zhi, l'ancienne révolutionnaire, rêve qu'une fois la momie de Lénine achetée aux Russes, Benaise soit " déjointé ". Qu'il disparaisse des cartes administratives, qu'il retourne à l'oubli. Mais le chef de district n'est pas prêt à laisser filer sa poule aux oeufs d'or. Son canard à trois pattes.
Les handicapés de Yan Lianke sont contaminés par une angoisse qui en rappelle d'autres. L'opposition entre la Chine révolutionnaire d'hier et la Chine capitaliste d'aujourd'hui est familière. De même que le choix d'une narration longue, de formes très ouvertes de récit, parfois délirantes, qui laissent une grande liberté d'interprétation. Cette manière romanesque et tonique d'interroger un monde instable, difficile à saisir, est en fait l'un des points communs d'une génération d'écrivains nés à la fin des années 1950. On pense, entre autres, à Yu Hua dans Brothers (Actes Sud, 2008), ou Mo Yan dans La dure loi du Karma (Seuil, 760 p., 26 euros). Cependant, à l'absurde de l'un et au fantastique de l'autre, Yan Lianke répond par un mélange de bizarre et d'effrayant - de grotesque, au sens propre.
L'armée a du goût
Dans un pays en bouleversement, qui est loin d'en avoir fini avec ses vieux réflexes totalitaires, notamment en ce qui concerne la presse et l'édition, ces trois écrivains semblent vouloir regarder en face une réalité trop complexe pour un seul livre. En incisant le réel, ils libèrent des angoisses, des fantasmes, mais aussi des anecdotes et des faits divers, sans distinction, dans un mélange de littérature réaliste et de cauchemar très maîtrisé.
Chronologiquement parlant, Bons baisers de Lénine, publié en 2004, est le premier roman de cette veine. C'est celui qui décida Yan Lianke à quitter l'armée chinoise, après vingt-cinq années de carrière et de heurts. Après ce gros livre riche et formidablement foutraque, l'auteur, par ailleurs amoureux des formes courtes, est devenu un écrivain à plein-temps.
Comme la censure, l'armée a du goût, parfois. Dans ce texte, c'est tout un monde qui surgit d'un point dérisoire et perdu sur une carte virtuelle. Bons Baisers de Lénine, roman de jouissance et de drame, au-delà d'une construction virtuose qui mêle une quantité de registres et de tons, est un précipité littéraire d'une grandiose intensité. En d'autres termes, un accomplissement.
Nils C. Ahl
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