L'historienne analyse les raisons du récent rapprochement entre la Russie et la Chine.
La visite à Pékin les 12 et 13 octobre dernier du chef du gouvernement russe, Vladimir Poutine, s'est achevée triomphalement par la signature d'importants accords économiques - livraison de gaz et de pétrole à Pékin et construction de deux réacteurs - et l'annonce d'un plan de coopération pour la décennie à venir.
Ce fut la consécration d'une politique continue de rapprochement russo-chinois que Boris Eltsine et son ministre des Affaires étrangères, Eugeni Primakov, avaient engagée dès 1996. Jusqu'alors, la nouvelle Russie s'était voulue européenne ; soudain, elle s'affirmait eurasiatique, regardant avant tout vers Pékin. Le Partenariat stratégique avec la Chine, proclamé en 1996, symbolisait le tournant auquel Vladimir Poutine, à peine élu, donnera un contenu concret. En juillet 2000, il prend, comme l'avait fait Eltsine, le chemin de Pékin pour y affirmer la solidarité de son pays avec la Chine. Les actes suivent. Le 16 juillet 2001, les deux chefs d'État signent un traité de bon voisinage, d'amitié et de coopération. Le 14 octobre 2004, Poutine est de nouveau à Pékin pour y régler les différends frontaliers pendants et effacer ainsi de la mémoire chinoise les rancoeurs nourries par les traités inégaux du XIXe siècle. En juillet 2005, c'est au tour du président Hu Jintao de rendre visite à son homologue à Moscou et d'y élaborer avec lui une déclaration sur l'ordre international au XXIe siècle, reposant « sur une vision commune aux deux pays d'un ordre juste et rationnel fondé sur le droit international et le rôle central de l'ONU ; et leur détermination à le faire respecter ».
À ce développement spectaculaire des relations bilatérales russo-chinoises, il faut ajouter une autre dimension, la création de configurations multilatérales dont Moscou et Pékin sont les moteurs. En 1998 déjà, Primakov avait lancé l'idée d'un partenariat stratégique à trois - Russie, Chine, Inde -, soulignant le poids exceptionnel dans la vie internationale de ce trio qui représente 40 % de la population mondiale, trois puissances nucléaires, deux membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU. Mais surtout la Russie est avec la Chine le chef de file de l'organisation pour la coopération de Shanghaï fondée par Pékin en 1996, alors que le gouvernement chinois n'a jamais été enclin à participer à des blocs. L'OCS, communément appelé « groupe de Shanghaï », ne regroupe, Russie mise à part, que des États asiatiques - Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan et depuis 2001 Ouzbékistan. En 2005, l'Iran, l'Inde et le Pakistan y ont acquis le statut d'observateurs et en 2007 l'Afghanistan et le Turkménistan ont été conviés à assister au Sommet de Bichkek. Pour la Russie, sa participation à l'OCS est une aubaine. Elle légitime sa prétention d'être une grande puissance d'Asie, ce qui lui a permis de retrouver une influence dans ses anciennes possessions d'Asie centrale où elle était fortement concurrencée par les États-Unis. La Russie est ainsi placée, grâce au couple qu'elle forme avec la Chine, au centre d'un Front asiatique, contestant par son existence même l'ambition « unipolaire » de la politique américaine chère à George Bush.
En juin 2009, un autre regroupement d'États se dessine à partir de l'axe Moscou-Pékin, le Bric - Russie, Chine, Inde, Brésil - né à Ekaterinbourg dans l'Oural, à l'invitation du président Medvedev. L'ambition du Bric est de marquer les solidarités et la communauté des intérêts économiques de ces très grands États émergents et de « diversifier » le système monétaire international, c'est-à-dire affaiblir le monopole du dollar. Ainsi, que ce soit dans le dialogue avec Pékin ou dans les formations plus complexes inspirées par le duo russo-chinois, c'est toujours l'évolution du partenariat en véritable alliance que la politique russe des dix dernières années confirme. Ce qui soulève plusieurs questions.
Tout d'abord, qu'y a-t-il de nouveau dans la relation russo-chinoise depuis 1996 ? La réponse a été donnée à maintes reprises par Vladimir Poutine et répétée désormais par son successeur. Pour la Russie, il s'agit non plus, comme par le passé, d'une orientation politique parmi d'autres, d'un choix d'opportunité, mais d'une priorité, d'une véritable alliance d'une qualité nouvelle fondée sur la confiance, la volonté de durer et la certitude de reposer sur une réelle complémentarité d'intérêts. Sur quels éléments concrets repose ce partenariat développé en alliance ? L'économie, sans aucun doute. Mais surtout, au-delà des échanges négociés dans les différents accords, c'est une nouvelle stratégie énergétique que la Russie peut déployer grâce à la Chine. Poutine a constaté la volonté des pays de l'Union européenne, principalement des anciens membres du Pacte de Varsovie, de réduire leur dépendance énergétique à l'égard de la Russie. Du coup, Moscou doit diversifier ses exportations et quel meilleur marché trouver que la Chine aux besoins énergétiques immenses et destinés à croître. Mais au moment où s'opère ce retournement, le président russe lance un cri d'alarme dans un article « Russie, en avant » (Izvestia, 13 au 13 septembre 2009) où il décrit en termes brutaux l'état de son pays : « retard économique, séculaire, habitude de vivre sur l'exportation de nos matières premières que nous échangeons contre des pays manufacturés ». Les accords qui réjouissent le chef du gouvernement russe, le président les condamne implicitement, car ils perpétuent selon lui le retard russe. Discours mal coordonnés ? Ou conflit latent ? L'avenir ne tardera pas à le dire.
Autre question, quelle chance, ce partenariat entre pays de dimensions si inégales, a-t-il de durer ? Quels avantages pour chacun des partenaires ? Poutine souligne toujours les intérêts communs des deux pays et leurs préoccupations communes en termes de sécurité : sécurité des frontières, refus des séparatismes menaçants. La Russie peut, dit-il, aider la Chine à résoudre ses problèmes énergétiques et au-delà écologiques, car le gaz et le pétrole russes pourraient suppléer le charbon chinois, source terrible de pollution.
Inversement, la Chine peut, mais Poutine ne l'évoque que discrètement, aider une Russie dont la population décline inexorablement (800 000 personnes par an et la perspective d'un pays tombant à 100 millions d'habitants au milieu du siècle en cours, et qui n'arrive pas à peupler la Sibérie aux ressources immenses et l'Extrême-Orient si exposé). La Russie devra sans aucun doute s'ouvrir à des flux de migrants et la Chine, dix fois plus peuplée qu'elle, est prête à de tels mouvements. La polémique sur ce thème bat son plein dans la presse russe. Et l'on y voit apparaître la crainte d'une « sinisation » de la Russie. Derrière l'alliance avec Pékin, derrière le groupe de Shanghaï, des commentateurs alarmés discernent « les ambitions expansionnistes de la Chine ». À quoi Poutine et Medvedev répondent, cette fois d'une même voix, que la Russie a tout à gagner, et ne prend pas de risques, dès lors qu'elle est en tête d'une coalition asiatique, d'un groupe de puissants pays émergents dans un monde qui ne peut être que multipolaire. Cette posture asiatique, qui, au début, fut aussi une réaction à ce que les dirigeants russes tenaient pour volonté américaine d'imposer un monde unipolaire dont Washington était le centre, restera-t-elle inchangée, dès lors que Barack Obama paraît plus soucieux que son prédécesseur de reconnaître une place à la Russie sur la scène internationale ? À cette question aussi, la réponse devrait venir dans un avenir peu éloigné.
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