mardi 1 décembre 2009

SPÉCIAL MAGAZINE - Far East, quand la Sibérie sera chinoise

Courrier international, no. 995 - Magazine, jeudi, 26 novembre 2009, p. 32

Sécession, annexion ou condominium ? - Tchastny Korrespondent

(Moscou) - "En rappelant à tout le monde que la Sibérie et l'Extrême-Orient russe étaient à nous et le resteraient à jamais, Vladimir Poutine a une fois de plus souligné que cela n'avait rien d'évident et que même le Kremlin entretenait des doutes à ce sujet. Plus généralement, la fragilité de ce conglomérat territorial a toujours constitué un sujet de préoccupation pour l'inconscient collectif russe." A l'époque, j'avais toutefois préféré examiner le problème de la préservation future de l'unité territoriale russe dans le cadre de l'évolution qu'allaient connaître toutes les formations géopolitiques géantes. Et une éventualité avait déjà émergé, celle d'un glissement de la partie orientale de la Russie vers la Chine. Aujourd'hui, la signature d'accords bipartites sur l'exploitation du sous-sol russe au profit du marché chinois devient la question essentielle. Nos importations de produits chinois sont de plus en plus massives, et le nombre de ressortissants chinois qui s'installent en Extrême-Orient russe augmente à toute vitesse. Si l'on ajoute les nouveaux accords, tout cela ressemble de plus en plus à une intégration progressive de la partie orientale de la Russie à la Chine ou, du moins, aux régions chinoises limitrophes.

Il a toujours été difficile de fixer massivement la population slave

Avec son énorme poids démographique, la Chine a toujours pesé sur les espaces voisins qui étaient soit déserts, soit habités de manière éparse par des peuples mongols ou apparentés. Plusieurs facteurs l'ont empêchée d'utiliser ces territoires pour y déverser le trop-plein de population concentré dans les plaines de l'empire du Milieu : les conditions climatiques, la nature des sols et la longue période de faiblesse militaire et politique de l'empire. Côté russe, la colonisation de la Sibérie a été retardée par l'éloignement des régions peuplées de l'empire et par le système du servage. Il n'est d'ailleurs pas exclu que Moscou n'ait pas vraiment souhaité cette colonisation, sentant que, plus il y aurait de Slaves dans la partie orientale, plus il aurait du mal à maintenir cette région dans son orbite (alors qu'on pourrait spontanément penser le contraire). L'histoire des Etats-Unis d'Amérique du Nord, ainsi qu'ils se sont un temps appelés, est là pour nous offrir un parallèle. Il est peu probable que Saint-Pétersbourg [alors capitale de l'Empire russe] ait vu une possible analogie à l'époque, mais son instinct lui soufflait qu'il existait un danger. Les choses n'ont pas beaucoup bougé tant qu'il s'est agi de colonisation agraire, mais elles ont changé avec l'industrialisation, qui a conféré à la Chine un incontestable avantage. Il s'est révélé très difficile de maintenir la population slave dans la partie orientale de la Russie, que ce soit en lui proposant des avantages substantiels [salaires majorés, entre autres], ou en la fixant par la contrainte (les camps du goulag).

La Russie orientale est en train de devenir une zone où les attributs de la souveraineté géopolitique que sont la Constitution, la propriété et la nature de la population ne coïncident plus. Il ne s'agit pas d'un cas isolé, on remarque une ceinture de zones semblables sur toute la planète, en particulier dans les Etats du sud-ouest des Etats-Unis, qui se peuplent à toute allure de Latino-Américains venus du Mexique et d'Amérique centrale ; en Europe occidentale, c'est la pression démographique du Maghreb et de l'Afrique noire qui se fait sentir avec force. Ces situations s'accompagnent de vifs débats sur une menace d'absorption géoculturelle et d'annexion géopolitique rampante. Autrefois, on pouvait être certain que l'arrivée d'un nouveau type de population allait effectivement être suivie d'un adieu de ces zones à leur ancienne puissance souveraine et de la proclamation d'un nouvel Etat, qui entrerait dans la zone d'influence d'une autre puissance ou serait tout bonnement annexé par elle, soit à moyen terme, soit aussitôt, par conquête militaire ou simple menace de recours à la force armée. Cette évolution était courante lorsqu'il n'existait pas encore de frontières officielles et étanches entre les possessions des diverses puissances, et que des peuples entiers se déplaçaient en fonction de leurs besoins. Dans l'histoire récente, ces phénomènes ont presque disparu.

L'un des exemples classiques est celui du Texas, d'abord peuplé par des colons venus des Etats-Unis d'Amérique du Nord, décidant ensuite de quitter le Mexique pour être indépendants, avant de devenir un Etat des Etats-Unis d'Amérique du Nord. Est-il raisonnable de penser que les zones qui se créent aujourd'hui au confluent du Sud et du Nord emprunteront une voie similaire ? Il n'existe pas de réponse toute faite. Le comportement de chaque acteur - puissance dominante, possédants, population (ou "vecteur de peuplement", comme disent les géographes) - est difficile à prévoir. L'establishment politique et bureaucratique local (ensemble ou séparément) peut vouloir une chose, les propriétaires une autre, et la population une troisième. Il n'est même pas évident que les Slaves qui habitent l'Extrême-Orient russe préfèrent Moscou et les Chinois Pékin. En outre, toutes ces forces peuvent elles-mêmes être divisées.

Voir se reproduire l'histoire du Texas est peu probable, compte tenu aussi de l'ordre mondial actuel. S'emparer d'un territoire étranger, même peuplé par ses propres ressortissants, est devenu quasi impossible. Le système d'Etats souverains, beaucoup plus intégrés qu'à l'époque, ne permet plus des comportements qui étaient encore acceptés dans un monde de vastes espaces déserts sans propriétaires ou à l'appartenance contestée, hors de tout Etat. Aujourd'hui, même les Etats les plus faibles sont intouchables. La guerre non seulement n'est plus efficace, mais elle est contre-productive. Il existe d'autres méthodes aux coûts bien moins élevés. Lorsque l'Union soviétique est tombée en syncope profonde, un dessin a circulé dans la presse : on y voyait Hitler regarder vers l'Est et songer : "Finalement, cet espace, j'aurais mieux fait de l'acheter."

Ainsi, il est fort peu probable que la partie orientale de la Russie finisse rattachée à la Chine. Elle deviendra plutôt un condominium russo-chinois. Ni Moscou ni Pékin ne veulent voir cette zone accéder à l'indépendance, car cela les mettrait en conflit. Les deux auraient en outre de bonnes raisons de redouter que ce nouvel Etat ne se tourne vers une autre puissance - Etats-Unis, Japon ou Iran, par exemple.

Il faut s'efforcer de comprendre ce qui se passe, et s'y adapter

Cela dit, l'apparition d'un Extrême-Orient indépendant est tout à fait probable si les conglomérats géopolitiques hypertrophiés éclatent un jour. Ce qui se passe aujourd'hui sur le terrain, notamment dans le sud-ouest des Etats-Unis, montre que le processus est déjà engagé. Mais cet éclatement ne débouchera pas forcément sur la création de nouvelles entités géopolitiques désireuses de ressembler à des Etats-nations sur le modèle des XIXe et XXe siècles. Leurs caractéristiques majeures seront leur composante pluriethnique et les divergences entre souveraineté, propriété et citoyenneté. Dans ce cas, la Russie orientale et le sud-ouest des Etats-Unis deviendront des laboratoires expérimentant cette nouvelle forme de réalité géopolitique. On peut enfin considérer ces zones comme des exemples d'un ordre mondial sans Etats du tout. Le monde est par définition un endroit où la souveraineté, la propriété et la citoyenneté ne vont jamais ensemble. La région de Khabarovsk [ville de Sibérie située sur le fleuve Amour], la Californie, Londres et Paris sont à ce titre des foyers d'une totale reconfiguration géopolitique du monde. En Russie, ce qui se déroule dans la partie extrême-orientale et les discussions que cela suscite vont en effrayer certains, en réjouir d'autres, en faire ricaner d'autres encore. Mais ces sentiments sont vains. Il faut seulement s'efforcer de comprendre ce qui se passe, et s'y adapter.


Seuls les diamants de lakoutie resteront russes

(Paris) - Le 23 septembre 2009 à New York, les présidents russe Dmitri Medvedev et chinois Hu Jintao ont signé le Programme de coopération 2009-2018 entre les régions russes d'Extrême-Orient et de Sibérie orientale et celles du nord-est de la Chine. Le document comprend 205 projets communs majeurs dans les zones frontalières des deux pays. Il en ressort deux conceptions différentes du développement de la coopération bilatérale." Le quotidien moscovite des affaires Vedomosti est le premier média à avoir révélé à l'opinion publique la teneur de ce programme. "La coopération russo-chinoise des dix prochaines années sera fondée sur le principe 'nos matières premières contre vos technologies'", y résume le professeur russe Alexeï Maslov, directeur du centre de recherches stratégiques sur la Chine. Le journal russe en ligne Tchastny Korrespondent est très inquiet : "De la région d'Irkoutsk à la Tchoukotka, les Chinois exploiteront des dizaines de gisements d'or, d'argent, de cuivre, de molybdène, de titane, de vanadium, de magnésite, de charbon, d'apatite et de zéolithe. Ils s'occuperont également de l'exploitation de notre bois, de la transformation de nos ressources halieutiques, de l'industrie de la pêche en mer et de la mise en bouteille de l'eau du lac Baïkal."

"Le programme prévoit de céder à la Chine pratiquement tous les gisements minéraux utiles dans toutes les régions situées à l'est de la région de Krasnoïarsk, à l'exception des diamants de Iakoutie. Il s'agit donc de près de la moitié du territoire russe, dont les régions extrême-orientales de Magadan, de Sakhaline, du Kamtchatka et de Tchoukotka, où jusqu'à présent la pénétration des Chinois est limitée en raison de l'absence de voies de communications terrestres." Mais cette lacune sera comblée par l'ouverture de tout un maillage de liaisons aériennes régionales, doublé par un réseau routier et ferré transfrontalier, précise le quotidien en ligne.

Ces flux migratoires n'ont rien d'éphémère : "Les Chinois construiront des logements sur l'île de Sakhaline, à Petropavlosk-Kamtchatski [capitale du Kamtchatka], à Oulan-Oudé [capitale de la Bouriatie] où la présence chinoise est encore aujourd'hui relativement faible. Mais, dès lors qu'ils seront en grand nombre, il faudra bien qu'ils logent quelque part. Des usines de briques seront mises en route à cette fin. C'est que les Chinois s'installent définitivement. Ce sont eux qui travailleront sur tous ces gisements et dans ces usines." De son côté, "le nord-est de la Chine verra l'installation d'entreprises de haute technologie pour l'exploitation des matières premières venant de Russie. La division du travail est très précise : le programme ne prévoit sur le territoire soi-disant russe que des usines au potentiel scientifique nul, alors que le territoire chinois accueillera exclusivement des entreprises de transformation à forte valeur ajoutée ainsi que des complexes logistiques et commerciaux."


Sans les Chinois, pas de prospérité ! - Shidai Zhoubao (The Time Weekly)

(Canton) - L'Extrême-Orient russe est une terre très riche, mais c'est aussi une terre en friche", observe le Pr Wang Ning, président de l'Institut chinois d'études sur la Russie, l'Europe de l'Est et l'Asie centrale. Les régions de Vladivostok et de Blagovechtchensk offrent certes de grands espaces et un sous-sol très riche, mais ces ressources sont "inanimées". Si on veut les ramener à la vie et leur trouver un marché, il faut que des gens apportent des capitaux, leur énergie et leurs techniques. "Sans la collaboration des Chinois, la Russie ne fera rien", estime le Pr Wang.

Depuis la désintégration de l'Union soviétique, cette région vouée à l'opulence a vu les gens partir, l'économie stagner ; aujourd'hui encore, la région ne survit que grâce aux secours envoyés par Moscou, et l'exploitation des ressources n'est même pas mentionnée. D'après des statistiques officielles russes, au cours des quinze dernières années, l'Extrême-Orient russe a enregistré une baisse de 14 % de sa population ; à ce rythme-là, la région ne devrait plus compter que 4,5 millions d'habitants en 2015, contre 7 millions jadis. Les autorités russes ont beau discuter régulièrement des moyens de relancer la démographie - on en vient même à proposer d'y envoyer des conscrits.

L'économie de la Sibérie se tourne vers le voisin chinois

Dans le même temps, l'autonomie alimentaire dont pouvait autrefois se prévaloir la région n'est plus d'actualité. Les poissons et les crabes de la mer d'Okhotsk ne sont plus des mets recherchés sur les tables des Russes européens, et l'industrie sidérurgique et les chantiers navals qui faisaient la renommée de la région jadis ont fermé définitivement et ont été vendus à des ferrailleurs. Selon Mikhaïl Chankovski, professeur de relations internationales à l'université de Vladivostok, l'agriculture locale assure un approvisionnement en céréales tout juste suffisant pour quatre mois de l'année. Pour les huit mois restants, il faut compter sur la Chine.

De fait, l'Extrême-Orient russe s'appuie davantage sur son proche voisin que sur la lointaine Moscou. Selon une enquête du ministère du Commerce américain, la Chine figure parmi les trois plus importants partenaires commerciaux pour cinq des neuf régions administratives que compte l'Extrême-Orient russe. Du fait des coûts de transport ferroviaire élevés, on n'"importe" quasiment plus rien d'Europe ou de Moscou, et les marchandises arrivent plutôt par le fleuve Amour [en chinois, le Heilongjiang, qui marque la frontière entre la province du même nom et la Sibérie]. En outre, de nombreux petits commerçants des trois provinces du nord-est de la Chine ont ouvert des boutiques à Blagovechtchensk et Khabarovsk.

A l'occasion d'une enquête réalisée en 2006 à Khabarovsk, le célèbre journaliste [suédois] Bertil Lintner avait découvert que, pour les habitants de la ville, les meilleurs restaurants étaient ceux dits "hongkongais" et que, à leurs yeux, la langue offrant les plus belles perspectives d'avenir pour leurs enfants était le chinois. Il avait aussi constaté que, dans tous les magasins, on pouvait trouver des produits étiquetés "made in China". Et que la coutume de faire exploser des pétards ou celle de faire la danse du lion pour fêter le nouvel an chinois étaient entrées dans les moeurs locales.

Selon Alekseï Maslov, directeur de l'institut de recherche sur le développement de la Chine à l'Université de l'amitié entre les peuples, à Moscou, la coopération russo-chinoise au cours des dix années à venir reposera sur la fourniture de matières premières par la Russie et de technologies par la Chine. Non que la Russie ne dispose pas de ces dernières, mais parce que, l'Extrême-Orient russe en étant encore dépourvu, il revient beaucoup moins cher de faire transformer des matières premières par la Chine.

Même si la coopération russo-chinoise est porteuse d'espoir pour le redressement de l'Extrême-Orient russe, tout le monde ne pense pas que les deux parties vont en sortir gagnantes. Le 14 octobre, lors d'une conférence de presse au sujet de la visite de Vladimir Poutine, un journaliste allemand a soulevé un problème plutôt dérangeant : avec le développement de ses relations bilatérales avec la Chine, la Russie ne risque-t-elle pas d'être réduite au rang de simple vassal pourvoyeur de matières premières pour la Chine, et l'Extrême-Orient russe ne risque-t-il pas de devenir une colonie chinoise ? L'année 2008 a vu une réduction significative du volume des échanges commerciaux entre les deux pays, en chute de plus de 35 % sur un an. Certes, touché par la crise financière mondiale, le commerce extérieur de la Chine avec les autres pays a également baissé, mais ce sont les échanges commerciaux avec la Russie qui accusent la dégringolade la plus rapide. De nombreux analystes estiment que la Russie, qui figurait jadis parmi les 6 ou 8 premiers partenaires commerciaux de la Chine, a reculé désormais à la 15e ou 16e place.

"Autrefois, nous étions le grand frère [soviétique] de la Chine [socialiste]. Aujourd'hui, la Russie n'est plus qu'un petit partenaire. Au cours des dix prochaines années, la Chine va concentrer ses forces sur ses propres affaires et n'aura pas le temps de se préoccuper des autres. Nous avons donc encore un peu de temps devant nous, mais, si nous continuons à rester inertes comme dans les années 1990, le danger existe de voir la Russie sinisée à moyenne échéance : à ce moment-là, non seulement nous parlerons chinois, mais nous penserons aussi à la manière chinoise." C'est ainsi que Mikhaïl Deliaguine, directeur de recherche à l'Institut d'études sur la mondialisation (IPROG) à Moscou, exprime ses inquiétudes face à l'émergence de la Chine, dont l'Extrême-Orient russe est le premier à ressentir l'impact.

La Russie conserve l'atout des ressources énergétiques

Le Pr Wang Ning explique que les Russes sont des gens très méfiants, qui craignent que des étrangers ne prennent le contrôle de leur secteur vital : le pétrole. S'ils peuvent vendre leurs matières premières au Japon et à la Corée, et que la Chine et les Etats-Unis se battent également pour obtenir leur part, le marché deviendra porteur et les cours seront favorables à la Russie, qui, de plus, contrôlera la situation.

Pour le président russe Dmitri Medvedev, ce qui est décisif, c'est la situation géographique de la Chine en Extrême-Orient. Selon un reportage de la télévision russe, il a déclaré, lors d'une conférence à Khabarovsk sur la coopération frontalière, que la Chine est l'un des partenaires commerciaux qui offrent les plus belles perspectives de coopération économique pour la Russie, qu'il faut donc absolument attirer les investissements chinois en Sibérie de façon plus active encore. La Chine représente non seulement un grand marché capable d'absorber les produits de l'industrie russe, mais elle dispose aussi de nombreuses ressources financières disponibles. C'est pourquoi la coopération entre la Russie et la Chine constitue, aux yeux du président Medvedev, une priorité.


Attention, le Kremlin ne doit pas tout brader - Tchastny Korrespondent

(Moscou) - L'écho médiatique qui a suivi la publication du texte du programme de coopération entre les régions orientales de la Fédération de Russie et le nord-est de la Chine a été considérable. Approuvé par les présidents Medvedev et Hu Jintao [en septembre 2009], ce document n'a en revanche pas du tout eu, dans l'Extrême-Orient russe, le retentissement que l'on aurait pu attendre. Les gouverneurs des régions concernées ne le commentent pas, et on les comprend. Ils n'ont sans doute pas envie d'en dire du bien, mais ne peuvent pas non plus critiquer une décision du Kremlin. Ce qui est plus curieux, c'est que l'opposition reste elle aussi muette sur le sujet, alors que l'Extrême-Orient russe (surtout le Primorié, la région de Khabarovsk et de Sakhaline) a témoigné, ces dernières années, d'une vie politique intense. Plusieurs hypothèses pourraient expliquer ce calme persistant : soit tout le monde n'est pas encore au courant, soit les responsables attendent de voir ce que le programme va donner dans la pratique, soit un optimisme de survie empêche les gens de croire que Moscou est capable de faire des choses pareilles. Sur place, le silence n'est toutefois pas absolu : sur Internet, les discussions vont bon train. La tonalité générale est la suivante : "On nous a vendus à la Chine." Quelques journaux locaux ont également parlé de ce programme de coopération. Dans une interview au Tikhookeanski Komsomolets ["Le Jeune Communiste du Pacifique"], un quotidien du Primorié, l'économiste Mikhaïl Terski, directeur du Centre d'études stratégiques du Pacifique, a ainsi déclaré : "Pour la première fois, nous avons reconnu sur un plan officiel la domination de la puissance voisine et publiquement attesté de notre retard. On aura beau dire, nous sommes en train de devenir un simple réservoir de matières premières pour la Chine. Ce qui n'a rien de tragique : nos dirigeants n'ont fait qu'entériner une réalité." Victor Larine, autre chercheur de Vladivostok, directeur de l'Institut d'histoire, d'archéologie et d'ethnographie des peuples de l'Extrême-Orient, estime au contraire qu'"il ne s'est rien passé de grave : nous n'avons aucune raison de nous affoler. J'ai même été déçu par ces accords, j'attendais un document de fond car je suis persuadé que seule une véritable coopération avec la Chine permettra de mettre effectivement en valeur l'Extrême-Orient russe." Il existe une troisième catégorie d'experts, qui considèrent que, sur place, ces accords ne changeront rien à la vie de l'homme de la rue : les gisements concernés seront exploités par les Chinois, et les sociétés impliquées auront leur siège à Moscou ou à Pékin.

Lorsqu'on examine ce "programme de coopération" à la lumière des relations russo-chinoises et de l'histoire récente de l'est de la Sibérie, on note une succession d'événements très intéressante. Tout commence il y a cinq ans, avec la signature d'un accord donnant à la Chine plusieurs îles de l'Amour, considérées comme litigieuses mais appartenant de fait à la Russie. Le processus est arrivé à son terme l'année dernière, après que la Russie a remis aux Chinois l'île de Tarabarov et la moitié de l'île Bolchoï Oussouriski [Grande Ile de l'Oussouri] (que l'on peut facilement apercevoir du centre de Khabarovsk, depuis la rive russe de l'Amour ; elle abritait un poste-frontière, des datchas d'habitants de Khabarovsk, etc.). Localement, cela a été très mal reçu par les simples citoyens. Certains politiciens extrémistes ont même organisé des manifestations. L'année dernière, les nationaux-bolcheviks Tatiana Kharlamova et Igor Chtchouka se sont enchaînés aux grilles du théâtre de Khabarovsk afin d'attirer l'attention des délégués d'un congrès économique qui se tenait dans la ville sur le scandale que constituait la cession de territoires russes à un pays étranger. Ils ont été condamnés à dix mois de détention et viennent d'être libérés. Dans cette affaire, ce sont paradoxalement les "extrémistes" qui se sont conduits en personnes soucieuses des intérêts de l'Etat, tandis que les responsables politiques ont agi en séparatistes.

Le second événement d'envergure s'est produit en septembre. Il s'agit du scandale autour du "projet Haishenwai" (le nom chinois de Vladivostok). Konkourent, un journal du Primorié, a affirmé que le Centre Leontiev de Saint-Pétersbourg avait été chargé par la mairie de Vladivostok de concocter un projet de développement de la ville. La préconisation aurait été d'accorder à la Chine un bail de longue durée [soixante-quinze ans] sur la moitié de Vladivostok. Cette zone aurait obéi aux lois chinoises, et les Russes n'auraient pu y accéder qu'en passant une frontière avec douane en bonne et due forme. Evidemment, l'idée a soulevé un tollé chez les habitants. Igor Pouchkariov, le maire, s'est empressé de démentir ces rumeurs. Dans ce contexte, le programme de coopération avec la Chine est riche d'enseignements. Les autorités ont bien pris conscience que céder des territoires à un Etat étranger manquait de subtilité et risquait de provoquer des réactions incontrôlables. Mais, avec la mondialisation, on peut se débrouiller autrement et donner la moitié du pays à exploiter à la Chine tout en conservant la souveraineté russe pour la forme. Ainsi, tout le monde est content. Au besoin, cette manière de procéder pourrait aussi être utilisée pour les Kouriles ou tout autre endroit du même genre.

Va-t-il falloir recréer la république d'extrême-orient ?

Depuis un an, Vladivostok est le théâtre de manifestations quasi mensuelles contre la brutale hausse des taxes sur les véhicules d'occasion importés et les nouvelles règles de sécurité concernant les moyens de transport. D'ici quelques mois, ces mesures pourraient avoir raison des voitures possédant un volant à droite [importées en masse du Japon voisin]. A Vladivostok, ville qui a passé le cap des années 1990 en grande partie grâce à ce type d'automobiles, toute l'existence pourrait s'en trouver bouleversée. Cette ville où même les élèves des auto-écoles et les agents des patrouilles routières utilisent ces véhicules avec le volant du mauvais côté se bat de toutes ses forces pour les conserver. Or, bizarrement, personne ne semble aujourd'hui vouloir se révolter contre le programme de coopération avec le nord-est de la Chine. C'est là tout le génie de ce programme : arriver à transférer un tiers de la Russie sans que personne ne se soulève - voire ne s'en rende compte.

Pendant ce temps, les pouvoirs publics luttent farouchement contre tout signe d'extrémisme et de séparatisme. Il n'existe aucune volonté séparatiste de la part de la population locale. Au pire, on peut voir à Vladivostok des drapeaux japonais brandis lors des manifestations en faveur du volant à droite. Il est cependant clair que, même si la colère a pu leur faire dire qu'ils en avaient marre de Moscou et qu'il faudrait recréer la république d'Extrême-Orient, leur "crime" n'est rien en comparaison de l'abandon, bien réel, des îles de l'Amour à la Chine ou, pis, du programme de coopération russo-chinois. Alors, de qui émane vraiment la plus dangereuse menace de séparatisme ?


Vladivostok ou Haishenwai ? - Chongqing Shibao (Chongqing Times)

(Chongqing) - Récemment, des chercheurs russes ont proposé de "louer" une partie de Vladivostok à la Chine pour une exploitation commune, ce qui a provoqué un tollé en Russie. Les autorités russes se sont empressées de démentir cette rumeur, affirmant qu'il ne s'agissait que d'une idée de savants qui ne reflétait pas les positions gouvernementales. Force est pourtant de reconnaître que cette ville de l'Extrême-Orient russe entretient des liens très intimes avec la Chine.

Le nom de Vladivostok ne dit sans doute rien à la plupart des Chinois, qui utilisent plus volontiers le nom chinois de Haishenwai, plus ancien et aux connotations beaucoup plus fortes, pour désigner cette ville.

Haishenwai [littéralement, en chinois, "la falaise aux holothuries" (concombres de mer)] est le nom d'origine de cette ville. Transcrit du mandchou, il signifie dans cette langue "petit village de pêcheurs du bord de mer", mais on dit aussi que le lieu aurait été baptisé ainsi en raison de la présence abondante d'holothuries.

L'autorité du gouvernement chinois sur Haishenwai a une longue histoire, qui remonte à la dynastie des Tang. Au XVIIe siècle, la Russie tsariste, cherchant une voie vers la mer en Extrême-Orient, affronta à plusieurs reprises les Qing [empire mandchou]. En 1860, la Russie força le gouvernement Qing, affaibli par les guerres de l'opium, à signer le "traité inégal" de Pékin, qui fixait la frontière sur la rivière Oussouri et le fleuve Amour. Tout ce qui s'étendait au nord de l'Amour et à l'est de l'Oussouri était dès lors considéré comme territoire russe. Les habitants chinois de cette région furent cependant autorisés à rester sur place.

Avec la construction de la ligne du Transsibérien, de nombreux émigrants affluèrent à Vladivostok, dont la population (en particulier celle d'origine chinoise) augmenta brusquement. Dans les années 1930, les Chinois constituaient à Vladivostok un groupe assez important ; ils y tenaient des restaurants, des épiceries, de petits hôtels et même des théâtres. Certains finirent par se convertir au christianisme et par se marier avec des Russes, et l'on vit apparaître dans la ville une nouvelle catégorie de population : les Chinois de nationalité russe.

Dès que la Russie tsariste s'empara de cet excellent emplacement portuaire oriental, elle lui donna le nom russe de Vladivostok ("celui qui domine l'Orient"), qui reflétait bien ses ambitions expansionnistes impérialistes. Dans les années 1930, l'Union soviétique fut balayée par une grande vague d'épuration. Sous différents prétextes, le gouvernement se mit à déporter massivement de nombreuses ethnies non russes, notamment des Chinois ou des Mandchous de Vladivostok, si bien que, de nos jours, il est difficile de trouver dans cette ville des descendants des habitants chinois de la première heure.Vladivostok, terminus du Transsibérien, allait devenir un port stratégique pour l'Union soviétique.

A la fin de la guerre froide, en 1992, Vladivostok a commencé à s'ouvrir sur l'extérieur et les Chinois ont eu à nouveau l'occasion de fouler son sol et de succomber à son charme. Dans la Vladivostok actuelle, partout l'on peut voir des bâtiments de style russe, plus ou moins hauts, disséminés de part et d'autre des rues qui suivent la topographie vallonnée de la ville, où les nouveaux immeubles sont rares. On raconte que les Russes, lorsqu'ils construisent une maison, ne cherchent pas à aller vite, mais veulent la solidité avant tout. Il faut souvent plusieurs années avant qu'un immeuble de taille modeste soit achevé ; il faut alors prévoir encore un an et demi pour les finitions intérieures.

En dépit de l'effondrement du système d'économie planifiée, les mécanismes du marché moderne n'ont pas encore été complètement mis en place. Les investissements manquent et le sens du marché fait défaut. Néanmoins, si l'approvisionnement insuffisant en biens de consommation se traduit par des prix plus chers, les produits de consommation courante tels que le lait ou le pain ne souffrent pas de l'inflation, et les transports publics urbains restent gratuits, tout comme la scolarité ; les traces de l'économie planifiée sont encore bien présentes. Les hommes d'affaires chinois ont joué un rôle prépondérant dans le rétablissement économique et la prospérité de la Russie, en particulier de Vladivostok, qui connaissait une économie de pénurie. Un passeport avec un visa touristique en poche, les "affairistes" chinois ont franchi la frontière, emportant avec eux quelques survêtements, blousons, bottes de neige ou coffrets de maquillage, qu'ils ont troqués très facilement contre des vêtements, chaussures et chapeaux typiquement russes ou encore contre des ustensiles de cuisine, des rasoirs ou des télescopes. Quant aux denrées agricoles comme les fruits et les légumes produits en Chine, elles figuraient sur toutes les commandes des marchands russes.

La souveraineté russe bientôt en question

Malgré les nombreux problèmes que posait cette forme de commerce rudimentaire et extensif, il était dans l'ensemble très apprécié par les deux parties, que ce soit le gouvernement ou les citoyens. Dans les années 1990, les échanges commerciaux bilatéraux privés dans la région de l'Extrême-Orient russe ont explosé et le nombre de Chinois engagés dans toutes sortes d'activités commerciales à Vladivostok a peu à peu augmenté. Selon la presse, environ 200 000 Chinois travailleraient dans la région, dont près de la moitié seraient des petits commerçants.

Cependant, ces dernières années, des sons discordants se sont fait entendre de la lointaine Vladivostok, témoignant de certains dysfonctionnements dans les relations commerciales informelles entre Russes et Chinois. A partir de 2007, on a vu apparaître çà et là des "interdictions de commerce" visant les étrangers, et les commerçants chinois travaillant sur place ont soit essuyé de lourdes pertes, soit été obligés de quitter ce marché sur lequel ils étaient implantés depuis de nombreuses années, pour chercher une nouvelle activité. Ce retournement de situation à Vladivostok est le reflet des préoccupations de la Russie concernant sa politique en Extrême-Orient. Certains chercheurs conservateurs russes estiment en effet que, avec le déclin démographique observé dans l'ensemble du pays, le fort afflux de main-d'oeuvre chinoise constitue une menace pour la souveraineté et la sécurité de l'Extrême-Orient russe, une zone très peu peuplée à l'origine. Aussi ces experts mettent-ils en garde contre la coopération russo-chinoise dans cette région et émettent-ils des doutes sur son caractère bénéfique.

Beaucoup de Russes avisés soulignent pourtant qu'il est indispensable d'intensifier la coopération avec les pays voisins, dont la Chine, pour stimuler la croissance économique de la région.


Les derniers colons russes - Ogoniok

(Moscou) - Tous les ans, le Primorié [Extrême-Orient russe] perd environ 1 % de sa population, soit près de 20 000 personnes. Certaines partent vers la Russie d'Europe, d'autres émigrent en Ukraine, au Canada, en Nouvelle-Zélande ou en Australie. Durant le premier semestre de 2008, on n'a vu en revanche arriver que huit familles (la plupart originaires du Kirghizistan et du Kazakhstan), c'est-à-dire une vingtaine de nouveaux habitants. Ces gens ont été déçus par ce qu'ils ont trouvé, déplorant que la promesse d'un emploi n'ait pas été tenue et que les salaires soient si faibles. Les pouvoirs publics craignent de les voir repartir. Dans ce sombre contexte, on note toutefois un signe encourageant : la venue de gens à qui le travail ne fait pas peur et qui sont prêts à s'installer pour de bon dans ces rudes contrées. Ces immigrés-là sont nés bien loin du Primorié, en Uruguay.

Les rares bénéficiaires du Programme national de rapatriement des personnes d'origine russe qui atterrissent dans la région ont la même exigence : un bon emploi dans une ville offrant toutes les commodités, c'est-à-dire Nakhodka ou Vladivostok. Pourtant, certains sont prêts à accepter d'aller vivre dans un village qui n'est même pas relié à une ville moyenne par une ligne de bus, car le village en question est le berceau de leurs ancêtres. Il s'agit des vieux-croyants, dont plusieurs familles ont déjà quitté l'Amérique latine pour la Russie et qui, si tout se passe bien, seront suivies par une quarantaine d'autres. Vassili Reoutov et Alexeï Kiline sont venus en éclaireurs. Ils souhaitent faire revivre le village de leurs aïeux, Laouli. Dans le district de Krasnoarmeïski, ils ont découvert de lointains parents.

Les vieux-croyants sont ici chez eux. Leurs ancêtres ont découvert ces lieux reculés à la fin du XIXe siècle et s'y sont fixés, parmi les Oudégués*. Laouli, aujourd'hui rebaptisé Dersou, se trouvait à 4 kilomètres seulement du plus grand village oudégué des rives de l'Iman, Santchikhez (qui s'appelle désormais Ostrovnoïé). Leur cohabitation était pacifique. Lorsque le pouvoir soviétique, farouchement athée, a fini par atteindre ces coins perdus, dans les années 1920, ceux qui le purent s'enfuirent en Chine, en Mandchourie. De là, certains gagnèrent l'Australie ou l'Amérique latine. Près d'un siècle plus tard, des liens se renouent donc entre les Russes restés sur place et ceux qui ont franchi les océans.

Le 16 mai 2009, à 2 heures du matin, le Transsibérien effectue un arrêt dans une petite gare du district de Krasnoarmeïski. Il laisse descendre une grande famille : trois générations, seize personnes en tout. Fiodor Kronikovski, directeur du parc national "Légende oudéguée", et le père Evgueni, le prêtre de l'église locale, sont là pour les accueillir, avec le bus de l'église. C'est franchement un bel exploit de quitter l'Amérique latine pour venir s'installer au fin fond de la taïga, sur les rives de l'Oussouri, où il fait - 30 °C en hiver... En Uruguay, ces gens élevaient du bétail pour la viande ; désormais, ils devront s'inquiéter de leur prochaine récolte de pommes de terre et des portées de leurs truies...

L'arrivée de ces vieux-croyants a incontestablement fait un heureux : le directeur du parc national. Pour Fiodor Kronikovski, des gens fiables sur lesquels il pourra s'appuyer dans ses activités de protection de l'environnement sont une aubaine, car la plupart des habitants ont perçu la création du parc comme une atteinte à leur droit de chasser, de pêcher et d'abattre des arbres à leur guise. Si ce parc s'appelle Légende oudéguée, c'est qu'il n'a pas pour unique but de préserver la nature, mais aussi de faire renaître le mode de vie traditionnel des Oudégués. Or ceux-ci se montrent plutôt tièdes. Ils avaient rêvé de prospérité et se sentent floués. Ils ont rédigé des pétitions, expliquant que ce parc s'est transformé pour eux en réserve d'Indiens et qu'ils n'ont en outre jamais donné leur accord pour qu'il porte le nom de leur peuple. Or voici qu'en amont, sur l'Iman, devenu il y a quarante ans le Grand Oussouri (afin que les Chinois aient plus de mal à faire valoir leurs revendications territoriales), une nouvelle situation est apparue, avec les vieux-croyants. "La perspective de voir revivre un village de vieux-croyants grâce à d'authentiques porteurs d'un mode de vie chrétien ancré dans l'histoire russe m'a séduit, explique M. Kronikovski. Ces familles ont de l'expérience dans l'écotourisme, elles pratiquent plusieurs métiers, parlent des langues étrangères, ne sont pas alcooliques."

Tout le monde a conscience que l'arrivée de ces vieux-croyants revêt une importance toute particulière pour la vie locale, ainsi que pour le Primorié et la Russie, leur patrie. Ce ne sont pas des étrangers qui s'installent mais des Russes qui reviennent. Leur existence ne sera pas facile. Mais Vassili Reoutov rappelle que, lorsque les premiers vieux-croyants sont arrivés en Amérique du Sud, ils avaient déjà dû s'établir là où personne ne voulait vivre.

* Peuple autochtone du bassin de l'Oussouri. Voir, sur les peuples de cette région, Dersou Ouzala, le film d'Akira Kurosawa (1975), et lire Le Dernier des Oudégués, d'Alexandre Fadeev, éd. du Progrès, 1977.

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