Depuis 1980 jusqu'à aujourd'hui, il serait né 38 millions de garçons de plus que de filles. Pékin commence sérieusement à craindre les effets pervers d'une politique qui, au-delà des drames humains, crée de graves déséquilibres sociaux et démographiques.
Et voilà que la plus sérieuse presse chinoise chante un drôle de refrain. « Où sont les femmes ? » pouvait-on y lire l'autre jour en gros titres, sans pour autant en déduire que le fameux tube de Patrick Juvet ait un jour poussé sa notoriété hors de l'aire francophone. Le contexte de la citation n'était d'ailleurs pas très disco, mais au contraire des plus académiques puisqu'il a trait à l'évolution démographique chinoise. Un cri d'alarme sur la masculinisation accélérée de la société chinoise, qui pourrait pousser à une révision du dogme de l'enfant unique en vigueur depuis près de trente ans.
Comme toujours en Chine quand on parle chiffres, le déséquilibre donne le vertige. Depuis 1980 jusqu'à nos jours, il serait né 38 millions d'hommes de plus que de femmes. Les statistiques officielles montrent qu'en 1980, le ratio de naissances était de 107 garçons pour 100 filles, soit le haut de la norme mondiale. Mais il a grimpé à 120 pour 100 aujourd'hui. Cette disproportion est un effet pervers de la politique de l'enfant unique, entrée en vigueur en 1980, et qui aurait selon Pékin permis d'éviter 400 millions de naissances supplémentaires depuis cette date.
Que d'hommes, que d'hommes, donc ! Et au-delà des drames humains liés à la difficulté de trouver l'âme soeur dans le sexe opposé, c'est une fois de plus pour la sacro-sainte stabilité sociale que l'on craint. Il est expliqué qu'un nombre croissant d'hommes seuls n'auront pas de famille pour les soutenir dans leurs vieux jours. Et qu'ils dépendront de systèmes sociaux encore sur les fonts baptismaux.
Confucius, pour qui l'homme était supérieur en condition à la femme, n'est pas étranger à l'affaire. Le professeur Yuan Xin de la Nankai University de Tianjin, explique que dans une société où le mâle est encore culturellement dominant, le choix se porte sur un garçon si on ne peut avoir qu'un enfant. Mao pourtant, sur ce registre, avait fait avancer les choses. En déclarant que « les femmes portent la moitié du ciel », il leur avait offert droits et place dans la société. Mais « 5 000 ans d'histoire » ne se balaient pas d'un revers de révolution. Ne dit-on pas encore, dans certaines campagnes chinoises, qu'« élever une fille, c'est cultiver le champ d'un autre ? » Aux bébés tragiquement supprimés à la naissance, s'ajoutent les avortements. S'il est interdit en Chine de donner le sexe de l'enfant lors d'une échographie, nombre de médecins se laissent aisément forcer la main pour quelques centaines de yuans.
Des dizaines de milliers d'enlèvements
Autre drame lié à cette demande d'enfants mâles, les enlèvements. Le ministère chinois de la Sécurité publique vient pour la première fois de publier sur son site Internet des informations sur des dizaines d'enfants kidnappés, retrouvés après une campagne de répression. Selon l'agence Chine Nouvelle, entre 30 000 et 60 000 enfants seraient enlevés chaque année. Et ce sont presque tous des garçons. Parfois aussi, des parents dans le besoin vendent leur garçon contre une fille « moins cotée ».
Spectaculaire et donnant lieu à d'infinis débats plus ou moins légers sur le Web chinois, cette « pénurie de femmes » est loin d'être la seule raison qui pourrait pousser les dirigeants à changer de politique démographique. Car au-delà des blessures profondes chez des millions de parents chinois et de l'apparition de générations « d'enfants-empereurs » au comportement souvent déroutant, la politique de l'enfant unique a fini par poser un vrai problème de pure démographie. Le vieillissement de la population chinoise est au coeur du débat. « Au milieu de ce siècle, si rien ne change, la Chine aura la population la plus vieille du monde, plus vieille encore que celle du plus vieux pays occidental aujourd'hui, explique l'un des pionniers de la démographie chinoise contemporaine, Baochang Gu, de l'Université du Peuple. Nous aurons par exemple 100 millions de personnes de plus de 80 ans ! » Autre spécialiste réputé, Wang Guangzhou, de l'Académie des sciences sociales, confirme que « la Chine est le pays du monde où le pourcentage de population âgée augmente le plus vite ». D'après ses estimations, les « plus de 65 ans » qui étaient 100 millions en 2008, soit 8 % de la population, seront 340 millions en 2050, soit près de 25 % de la population. Et cette évolution rapide se fait dans un pays encore en voie de développement, où les systèmes de retraite et de sécurité sociale sont encore à construire.
« Éviter une pénurie de main-d'oeuvre »
L'industrieuse et riche Shanghaï a, la première, pris la mesure du problème. Les autorités ont entrepris de redonner du sang neuf à leur cité, en lançant l'été dernier une vaste campagne incitant les couples « éligibles », soit formés par deux parents eux-mêmes enfants uniques, à avoir deux enfants. Des fonctionnaires ont fait du porte-à-porte pour « conseiller les jeunes mariés », des tracts ont été distribués en masse et des spots diffusés à la télévision. Il faut dire que Shanghaï, c'est déjà la Chine de 2050, ou presque. Près d'un quart des 13 millions de Shanghaïens ont plus de 60 ans, et les autorités prévoient que cette proportion montera à plus d'un tiers d'ici à 2020. Selon Xie Lingli, directeur du planning familial de Shanghaï, il s'agit aussi « d'éviter une pénurie de main-d'oeuvre à venir ». Cette rupture shanghaïenne n'a pas fait l'unanimité. Certains articles de la presse officielle ont dénoncé un « très mauvais signal envoyé au pays ».
La politique de restriction des naissances avait commencé avant l'instauration de la loi sur l'enfant unique de 1980. Dès les années 1970, on s'est éloigné des préceptes de Mao qui voyait en Malthus un « bourgeois occidental ». Et, sur ce registre au moins digne héritier de Confucius, il associait les notions de masse et de multitude à celles de puissance et de prospérité. En 1973, le gouvernement lance les fameux trois mots d'ordre : « wan, xi, shao ». Autrement dit, se marier tard, espacer les naissances et limiter le nombre d'enfants. Quelques années, plus tard, une campagne stipule que « deux enfants, c'est bien. Trois, c'est trop ». Et de fait, avant même l'instauration de l'enfant unique, l'indice de fécondité s'est réduit considérablement, passant de 5,7 à 2,8 enfants par femme. Il est aujourd'hui officiellement de 1,8 mais Baochang Gu, comme beaucoup de démographes, l'estime entre 1,5 et 1,6. La règle de l'enfant unique ne s'applique pas à l'ensemble de la population. Elle ne concerne que 36 % des Chinois, surtout dans les grandes villes et les cités de taille moyenne. Dans les zones rurales de 19 provinces, soit 53 % de la population, les couples peuvent avoir un deuxième enfant, si le premier est une fille. Enfin, 11 % de la population - essentiellement les minorités - ne sont pas limités pour le nombre d'enfants. Et il y a toujours moyen de passer outre et payer l'amende qui peut représenter plus d'un an de salaire moyen.
« On gâche un temps précieux »
Contrairement à certaines idées reçues, la grande Chine et son 1,3 milliard d'habitants ne va pas voir sa population croître indéfiniment. Les experts chinois s'accordent pour estimer qu'elle atteindra son « pic » autour de 2030-2035, avec quelque 1,45 milliard de citoyens. « Quelles que soient les politiques adoptées, la population va arrêter d'augmenter, explique Wang Guangzhou, il reste à savoir à quel rythme... » Ce rythme dépend bien sûr de la date à laquelle Pékin va renoncer à la politique de l'enfant unique. « Vous me demandez quel est le meilleur moment ? Il faudrait dire le moins mauvais moment car nous avons déjà un terrible retard de dix ans, confie Baochang Gu, il y a tellement de débats et de confusion sur le sujet. On gâche un temps précieux, car la démographie, ce n'est pas comme l'économie, on ne fait pas un plan de relance avec des milliards de dollars qui font bouger les choses en quelques mois. Le grand défi est de faire changer les mentalités, mais certains brandissent encore la menace du chaos. » Récemment, le grand patron du planning familial chinois affirmait encore que la politique de contrôle des naissances devrait être maintenue au moins une décennie, de peur d'une déstabilisatrice explosion de la population.
La plupart des démographes chinois exhortent le gouvernement à changer sans attendre, en commençant par autoriser deux enfants pour tous les couples. Les débats sont nourris à l'occasion de la préparation du 12
plan quinquennal (2011-2015). Mais au-delà des lois, la grande interrogation est de savoir quelle sera la réponse des jeunes générations. À Shanghaï, un sondage chez les « couples éligibles » a montré que moins de 20 % d'entre eux se déclaraient prêts à avoir deux enfants. « C'est vrai que nous avons été très choyés et que nous avons pris goût à la liberté, comme les jeunes couples en Occident, confie Li, une jeune Shanghaïenne mariée depuis trois ans, et on a vu nos parents se saigner pour l'éducation d'un seul enfant. Cela ne fait pas envie ! » « Finalement, pour le moment, on préfère la règle du»zéro enfant, double salaire* », s'amuse son mari. « Dans le Jiangsu, en zone rurale, une de nos études a montré à peu près les mêmes résultats, commente Baochang Gu. Là-bas, depuis vingt ans, les couples dont un seul parent est enfant unique sont autorisés à avoir deux enfants. Et seulement 10 % d'entre eux font ce choix. Dans l'avenir, 21 % d'entre eux s'y disent prêts et 45 % disent qu'ils aimeraient bien mais ne le feront pas, pour des raisons économiques surtout. »
L'atelier du monde risquerait-il un jour de manquer de bras ? Les démographes font valoir que le vieillissement de la population pourrait dans l'avenir peser sur la croissance chinoise. Une étude américaine vient d'ailleurs de montrer que le ratio actuel de 16 personnes âgées pour 100 actifs devrait doubler d'ici à 2025, et doubler encore d'ici à 2050 pour atteindre 61 pour 100. À cette même date, l'Inde devrait avoir 244 millions de plus de citoyens « actifs » que la Chine, fait remarquer la presse chinoise. Cette fois-ci, c'est bien la puissance qui est en jeu.
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1 commentaires:
La politique chinoise de l'enfant unique a été une réponse à la politique nataliste prônée par Mao. Aux excès précédents ont répondu d'autres excès, mais curieusement, idéologie nataliste ambiante oblige, on ne retient que la nocivité de la seconde. Il ne s'agit pas de justifier quoi que ce soit, mais simplement de remarquer que ne rien faire aurait sans doute amené la Chine à 2 milliards d'habitants en 2050... Sachant que la planète ne peut héberger durablement que 4 à 5 milliards d'habitants, à eux seuls ils auraient représenté près de la moitié des habitants souhaitables... Remarquons aussi que la folie reproductrice continue encore dans plusieurs régions du globe, ce malgré les appels de l'ONU (Unfpa), et qu'en s'opposant aux politiques réalistes d'autolimitation des naissances (basées sur le planning familial, la prévention des grossesses non désirées, l'instruction et l'émancipation des femmes), on fait le lit des mesures plus ou moins autoritaires qui seront sans doute malheureusement prises dans l'avenir.
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