Est-ce la culture portuaire, propice à tous les trafics, de l'ancienne Chungking, dont Tchang Kaï-chek fit un temps la capitale de la Chine ? Ou bien la fièvre de la construction qui s'est emparée de la ville depuis qu'elle s'est vu octroyer, en 1997, avec son territoire grand comme le Benelux et peuplé de 32 millions d'habitants, le rang de municipalité autonome, comme Pékin, Shanghaï et Tianjin ? Ou la topographie si particulière de cette ville collinaire hérissée de tours, théâtre d'une explosion urbaine de part et d'autre de deux fleuves qui se mélangent à ses pieds, le Yangzi et son affluent le Jialing ?
Chongqing, mégalopole en pleine croissance du centre de la Chine, est devenue la cible d'une campagne antimafia menée tambour battant depuis l'été. 3 000 personnes ont été arrêtées, près de 800 ont été mises en examen, et plus de 300 ont déjà été déférées vers des tribunaux pénaux ou administratifs, souvent pour les crimes les plus évidents : violences physiques, jeux clandestins, racket, corruption. Sont jugés des hommes d'affaires, des policiers, mais aussi des dizaines de très hauts responsables de la police et de la justice.
" La mafia a une emprise particulièrement importante sur l'économie de Chongqing, ", admet Huang Wei, un entrepreneur qui s'occupe d'un fonds d'assistance mis en place par des entreprises pour aider les policiers et leurs familles engagés dans l'effort antimafia. " Certains ont été blessés. Il y en a qui sont morts d'excès de travail !, dit-il. C'est notre manière d'apporter notre soutien à la campagne. " M. Huang est avare de détails sur ses activités. Mais il dit avoir pâti des agissements mafieux de concurrents dans l'immobilier.
Encore plus qu'ailleurs en Chine, le développement du secteur privé est ici le résultat de petits et grands arrangements, de recours au système D, de prêts à l'amiable entre hommes d'affaires qui n'ont pas toujours accès au crédit. Et cette terre arrosée de subventions pour absorber le choc économique consécutif à la construction du barrage des Trois-Gorges en aval, est propice à la spéculation immobilière.
Ainsi, des employés d'une entreprise collective en faillite, sous-traitante de la marque chinoise de cosmétique Aoni, se sont retrouvés sur le carreau en 2006 : un terrain de l'entreprise en plein centre-ville avait alors été vendu aux enchères pour indemniser les employés privés de travail. " A l'origine, nous n'étions pas favorables à la vente du terrain, explique un représentant de ces employés. Au moment de la première visite des acheteurs, puis après la cession, une bande de "crânes rasés" - des hommes de main - les accompagnaient pour nous intimider. On s'est dit que quelque chose ne tournait pas rond. "
Ces salariés ont alors décidé de mener une enquête pour essayer de comprendre ce qui se passait. Ce qu'ils ont découvert les a laissés pantois. Un, le prix du terrain avait été sous-évalué par un cabinet d'experts, sur ordre de la Haute Cour de justice. Deux, les participants à la vente aux enchères avaient été menacés par Chen Kunzhi, un ancien policier président de la Wanquan Finance, une structure financière montée par un des milliardaires arrêtés. " On s'est aperçu que le terrain avait été vendu au prix où il avait été acheté dix ans auparavant, alors que les prix des terrains s'étaient envolés ", poursuit le représentant des salariés, mis au chômage voilà trois ans, après plus de vingt-cinq ans de carrière chez Aoni.
Les employés pétitionnaires se rendent alors à Pékin pour porter leurs doléances, sans succès. Mais juste avant les Jeux olympiques de 2008, notre interlocuteur et quatre de ses collègues rencontrent des émissaires de Pékin dépêchés dans les " comités de stabilité " des provinces, pour examiner certaines des plaintes les plus persistantes. L'administration reconnaît leurs griefs. Et la campagne antimafia fera tomber plusieurs têtes, dont le vice-président de la haute cour de Chongqing et le patron local de la société d'Etat. " L'abcès a été crevé ", se félicitent les anciens salariés d'Aoni. Mais ce qui compte, c'est de récupérer le terrain. Pour l'heure, aucune nouvelle.
Ce n'est pas la première fois que Chong-qing est mise à l'index pour ses connexions mafieuses. En 2002, plusieurs hauts responsables de la police avaient déjà été arrêtés pour avoir accepté des pots-de-vin. Mais depuis, les limites du tolérable ont manifestement été franchies. " Deux événements ont été catalyseurs. En mars, une sentinelle de l'armée populaire a été tuée et s'est fait voler son arme automatique. Puis en juin, un homme a été abattu sur la voie publique. C'était un dealer, mais l'enquête a mené à la découverte de tout un arsenal ", explique un spécialiste des affaires judiciaires dans un hebdomadaire local.
Bo Xilai, secrétaire général du Parti à Chongqing depuis fin 2007, et à ce titre véritable chef de la municipalité, semble déterminé à porter le fer dans la plaie. L'heure est à la lutte anticorruption, cheval de bataille du président Hu Jintao et l'ambitieux M. Bo sait pertinemment qu'il est à Chongqing en terrain miné. Fils d'un ancien leader révolutionnaire, et donc membre de la " faction des princes " (qui, à l'intérieur du Parti, n'est pas toujours alignée avec le camp des supporters de M. Hu), il a pu saisir là l'occasion de prêter allégeance à l'actuel président.
Le nouveau chef de Chongqing a également fait venir de son ancien fief, la province du Liaoning, un super-flic, Wang Lijun. " Pour nous, c'était le dernier survivant de la lutte anticriminalité, reprend le journaliste de l'hebdomadaire local. Quand il a déclaré que si la police de Chongqing ne pouvait pas assurer la protection des citoyens, il ferait venir des policiers d'ailleurs, on a senti que quelque chose allait se passer. Il reconnaissait que la police était trop corrompue ! " C'est ce qui advient : des centaines de policiers passent sur le gril. En juillet, l'arrestation de Wen Qiang a l'effet d'un coup de tonnerre : chef du bureau de la justice de Chongqing, l'homme avait été jusqu'en 2008, et pendant seize ans, vice-chef de la sécurité publique.
Les départements de la police seront ensuite décapités l'un après l'autre, du responsable des enquêtes contre la criminalité économique à la chef de la brigade des stupéfiants, en passant par le successeur de M. Wen au poste de deuxième flic de Chongqing. La belle-soeur de Wen Qiang, Xie Caiping, recherchée par la police, gérait plusieurs casinos clandestins en toute impunité. M. Wen lui-même contrôlait, semble-t-il, le Liang dian, un faux salon de thé dans la partie la plus ancienne de Chongqing, sorte de " supérette de la fellation " dont les bas tarifs garantissaient qu'elle ne désemplissait pas. La rumeur veut que certaines des filles qui y officiaient venaient des prisons.
Selon une source locale, la complicité de la police était manifeste dans le business du recouvrement de dettes, de jeu ou d'affaires : Yue Chun, un caïd qui dirigeait une société spécialisée en la matière et avait pignon sur rue, disposait de toutes sortes de moyens pour espionner et écouter ses cibles. Ses hommes agissaient avec une impunité suspecte : " L'un d'eux m'a raconté comment ils sont allés chercher un type endetté à Pékin, l'ont ramené et l'ont enterré jusqu'au visage ", poursuit-il.
Les peines lourdes prononcées à ce jour par les juges - dont 6 condamnations à mort - valent surtout pour leur exemplarité, car la qualification de crime organisé est souvent difficile à établir. Les bandes prenaient pour nom celui de leur patron et la discipline y est aléatoire. Les " sociétés secrètes " (la mafia en chinois) de Chongqing sont avant tout des réseaux d'entrepreneurs de tout poil, certes disposant de quoi intimider, de quoi se défendre et de quoi corrompre, mais que rassemblent avant tout des " coups " et des opportunités, dans un perpétuel mélange des genres entre privé et public. Les statistiques triomphantes sur le nombre des arrestations cachent un malaise croissant sur un procès qui n'a pas lieu, celui d'un système institutionnel où les contre-pouvoirs sont très faibles. " On ne peut rien publier sans l'accord des autorités ", reconnaît notre interlocuteur journaliste.
Le tour que prend la campagne antimafia laisse perplexe l'avocat Zhou Litai, qui défend Li Zhigang, un chef de bande originaire du même village que lui. Depuis treize ans, maître Zhou défend des paysans ouvriers lésés par des patrons peu scrupuleux un peu partout en Chine. Mais aujourd'hui qu'il s'occupe du dossier d'un malfrat, on lui jette la pierre. " On ne cesse de m'insulter sur Internet parce que je défends une personne identifiée comme mafieuse. C'est injuste ", dit-il.
Il n'a vu qu'une seule fois son client et n'a pas eu accès au dossier d'instruction, contrairement à ce que permet la loi. Il craint que cela mène à " des débordements ", comme il y en a eu tant d'autres en Chine, et à " la condamnation d'innocents ". " Je fais simplement mon travail d'avocat. Cette campagne antimafia est très très importante. Mais pour qu'elle puisse se prolonger, il faut absolument que les procédures légales soient respectées ", martèle-t-il. Sinon, tout sera à recommencer.
Brice Pedroletti
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