lundi 11 janvier 2010

REPORTAGE - Pourquoi le tigre a perdu ses griffes - Philippe Cohen

Marianne, no. 664 - Monde, samedi, 9 janvier 2010, p. 46

Pour Pékin, l'île de Taïwan, 18e puissance mondiale, n'est qu'une province de l'empire du Milieu. Mais, au lieu de la soumettre par la force, la Chine est en train de l'étouffer par l'économie. Reportage.

Qu'il était beau, le tigre taïwanais ! C'étaient les années 80 : la " grande " Chine semblait encore assoupie dans sa longue nuit communiste, et le Petit Poucet taïwanais, refuge des combattants anticommunistes défaits par la révolution maoïste en 1949, prenait sa revanche économique sur l'ogre chinois. Avec la Corée du Sud, Singapour et Hongkong, Taïwan constituait le carré d'as des tigres asiatiques. Lancés dans une croissance forcenée (8,5 % par an en moyenne durant trente ans à Taïwan), ces nouveaux fauves du capitalisme redistribuaient une large partie des profits réalisés. Nous étions alors en pleine mondialisation heureuse. Taïwan était l'atelier du monde pour les ordinateurs : 82,5 % des micro-ordinateurs et 98,5 % des cartes mères sont, aujourd'hui encore, fabriqués par des sociétés locales, en sous-traitance. Une large classe d'entrepreneurs émergeait, la scolarisation progressait à pas de géant et les universités, créées par les Japonais durant l'occupation de la première partie du XXe siècle, tournaient à plein régime.

Trente ans plus tard, Taïwan apparaît, de prime abord, comme un pays paisible, presque endormi. Construits dans les années 60-70, les immeubles de Taipei, la capitale, quelque peu défraîchis, donnent l'impression d'une ville de grande banlieue sabotée par les délocalisations. C'est d'ailleurs un peu ce qui se passe ici. Les fabricants taïwanais d'ordinateurs sont toujours les leaders mondiaux, mais, depuis le début des années 90, les industriels locaux ont délocalisé 80 % de leur production en Chine continentale, ce qui leur permet parfois d'entretenir sur la côte chinoise une deuxième famille. Lin Chong-pin, ancien ministre de la Défense de Taïwan, déplore " une triple fuite : des capitaux, des talents et des technologies ". Sur l'île comme ailleurs, la mondialisation heureuse a cédé la place à un néolibéralisme brutal : le travail se déplace vers le moins-disant, c'est-à-dire le mingong (" migrant ") chinois qui travaille pour cinq fois moins cher que l'ouvrier taïwanais, son cousin. La prospérité des industriels taïwanais ne s'est pas démentie, mais elle profite aujourd'hui surtout à la Chine. Au total, 2 millions de Taïwanais installés en Chine dirigent quelque 75 000 entreprises qui emploient 23 millions de salariés " low cost ". Et qui représentent 25 % des exportations chinoises, 70 % dans le secteur de l'électronique ! En somme, Taïwan est devenue la face cachée de l'expansion chinoise. Made in Taiwan veut dire aujourd'hui Made in China... Et vice versa.Tout a commencé au début des années 90. Chang Pen-tsao, homme d'affaires et président de l'Union des chambres de commerce de Taïwan, raconte comment il a créé un groupe de contact avec les Chinois à Hongkong. Constatant l'érosion de la compétitivité de l'île, Chang veut alors inciter les industriels à investir en Chine pour bénéficier du bas coût de la main-d'oeuvre, avec la bienveillance de Pékin, alors en manque d'entrepreneurs et de capitaux. L'opération réussit au-delà de ses espérances et la Chine encourage vivement l'intrication des deux économies. Pourtant, hier encore, Taïwan était l'un des points chauds de la carte géopolitique mondiale, dont la braise était entretenue par les centaines de missiles chinois pointés sur elle. En 1996, l'accueil du président de Taïwan, Lee Teng-hui, par les Etats-Unis provoquait une réaction militaire agressive de Pékin. Aujourd'hui, les dirigeants communistes ont changé de stratégie : il n'est plus question de menacer, comme Pékin l'avait fait en 2000 à la veille de la présidentielle, les Taïwanais qui s'apprêtaient à voter pour le Parti démocrate progressiste (DPP, indépendantiste), aujourd'hui dans l'opposition. Hu Jintao, l'actuel président chinois, a cessé depuis des années, contrairement à ses prédécesseurs Deng Xiaoping et Jiang Zemin, de menacer d'employer la force contre l'île si elle manifestait des velléités d'indépendance.

" La Chine est notre destin "

Selon Lin Chong-pin, le virage diplomatique chinois date d'une réunion interne d'octobre 2002. Le dirigeant du Parti communiste chinois (PCC) Qian Qichen, à l'époque vice-Premier ministre, accorde une interview au Study Times, le journal de l'Ecole centrale du Parti : " La main tendue pour la coopération est d'une importance égale à la main destinée à se battre. " En clair, de même que la coopération prend le pas sur l'affrontement verbal dans la relation avec l'Amérique, le sourire doit succéder au bâton avec Taipei. Persuadés de devenir bientôt la première puissance mondiale, les dirigeants chinois entendent " tisser le collier de perles de la Chine ", autrement dit étendre leur hégémonie sur tous leurs voisins asiatiques, excepté le Japon. Par le commerce et non par les armes. Depuis lors, Pékin cajole Taipei. Le sourire chinois prend avant tout la forme de la coopération économique. Et Lin Chong-pin de citer les nombreux gestes de Pékin : les banques et l'administration appelées à faciliter la vie des hommes d'affaires ; des bourses pour les étudiants désireux d'étudier en Chine continentale ; des équivalences des diplômes professionnels ; les importations de fruits et légumes... Voilà encore cinq ans, il fallait passer par Hongkong pour aller en Chine. Aujourd'hui, 270 vols hebdomadaires relient les deux rives du détroit. On se rend de Taipei à Shanghai comme de Paris à Nice, en une heure vingt... Pékin veut " gagner les coeurs et les esprits taïwanais ", conclut Lin Chong-pin. En 2008, le gouvernement chinois a même offert un couple de pandas à Taipei dont l'arrivée a fait événement dans la capitale.

Ce tapis rouge (couleur du bonheur en Chine) ne pouvait laisser indifférents les politiciens taïwanais, notamment ceux du Kuomintang (KMT). Revenus au pouvoir en 2008 à la faveur du scandale de corruption qui avait éclaboussé les dirigeants du DPP - les " verts " - au pouvoir depuis 1997, les " bleus ", comme on les appelle à Taïwan, croient désormais dur comme fer que la Chine est l'avenir de l'île. Nul, hormis quelques politiciens minoritaires, ne se prononce pour l'unification avec la Chine. Mais les dirigeants politiques, comme les experts économiques et les grands patrons, considèrent le rapprochement avec la Chine comme indispensable à la survie du pays. " La Chine est notre destin ", telle est la nouvelle pensée unique taïwanaise, abondamment relayée par les médias prochinois.

Ce credo repose sur 3 constats

1 Taïwan a besoin de la Chine pour commercer avec les autres pays. Pékin refuse de laisser l'île signer des accords de libre-échange avec des pays tiers. Seuls cinq pays, le Honduras, le Panama, le Salvador, le Costa Rica et le Nicaragua, ont bravé l'interdit. Le tout ne représente que... 0,2 % du commerce taïwanais ! Le gouvernement est d'ailleurs en train de négocier un accord de libre-échange avec Pékin, l'ECFA, qui pourrait faciliter, espèrent les stratèges du KMT, les relations de Taipei avec d'autres partenaires que la Chine.

2 D'un point de vue économique, le tropisme chinois est incontournable : que peut un pays de 23 millions d'âmes face au géant qui en compte 1,3 milliard ? D'autant que les Taïwanais partagent avec les Chinois la même langue, ce qui favorise les relations commerciales et culturelles. Chiang Pin-kung, président de la Straits Exchange Foundation, vice-président du KMT et ancien Premier ministre, récite le bréviaire du KMT : " En 1984, 48 % des exportations taïwanaises allaient aux Etats-Unis. Aujourd'hui, le chiffre est de 12 %... et de 40 % en direction de la Chine. L'indépendance serait souhaitable pour Taïwan. Mais personne ne nous soutiendra pour cela ; ni les Etats-Unis, ni l'Europe, ni le Japon. "

3 Le déclin des Etats-Unis accentue l'isolement du pays et la guérilla diplomatique de la Chine a fini par payer. La plupart des Etats africains qui reconnaissaient Taïwan ont basculé du côté de Pékin. Elle est toujours reconnue par 23 pays dans le monde, mais ils sont beaucoup plus petits et marginaux. " Nous avons perdu l'Afrique du Sud, la Corée du Sud, Singapour et l'Arabie saoudite ", note Joseph S.C. Hua, directeur adjoint du Mainland Affairs Council. De quoi faire enrager les opposants du DPP. Les verts considèrent le KMT comme " le parti de la peur ", tandis que les bleus dénoncent le DPP comme " le parti de la guerre ". " En 2001, raconte Stéphane Corcuff, chercheur français spécialiste de Taïwan, le KMT a fait campagne sur le thème "Je vote Ma Ying-jeou, l'actuel président de Taïwan, car je veux mon bol de riz". " Proche du DPP et professeur de science politique à la Tongwu University, Wu Chih-chung se révolte : " Notre situation est insupportable : aucun Taïwanais, même un journaliste, ne peut pénétrer dans le bâtiment de l'ONU, Taïwan est persona non grata. Les pays démocratiques nous ont abandonnés. "

" Abandonnés ", le grand mot est lâché. Mais le pays profond est loin d'avoir rendu les armes à la Chine, comme en témoignent les élections locales du début décembre, où le DPP talonne le KMT. Ce dernier reste le représentant des continentaux, estimés à 12 %, tandis que les Taïwanais dits " de souche " se vivent comme différents des Chinois. Ici, on vous fait vite remarquer que les Taïwanais ne crachent pas par terre, qu'ils font la queue pour entrer dans un bus. Les Taïwanais s'offrent au regard étranger comme des Chinois policés ou des crypto-Japonais. " A Taïwan, il flotte une nostalgie secrète de l'époque coloniale japonaise, même si personne ne le dit ", remarque même un diplomate français. Taïwan est à moins de 200 km de la première île de l'archipel nippon.

Nourrie de ces relations complexes avec la Chine et le Japon, la " taïwanité " est loin d'être en voie d'extinction : 60 % des citoyens se sentent aujourd'hui taïwanais et 30 %, sino-taïwanais ; et la proportion des premiers progresse au détriment des seconds - un peu comme si la politique entendait résister à l'économie. Cette taïwanité s'exprime avec force lorsque les autorités prennent soin de décrocher tous les drapeaux nationaux sur l'itinéraire d'un officiel chinois afin de ne pas le heurter ou lorsque le KMT boycotte la visite d'un dissident ouïgour pour ne pas déplaire au grand frère du PCC.

Qu'importe ! Les caciques du KMT prétendent savoir où ils vont. Taïwan pourrait devenir une sorte de Suisse asiatique, terre de villégiature pour les riches chinois. Ainsi le tourisme avec ses hôtels, ses casinos et ses cliniques chic est-il de plus en plus présenté comme un avenir radieux. On viendra ici pour soigner son cancer et consommer les excellents thés locaux. Voilà qui ne pourrait que renforcer le sentiment d'une île pliant sous le joug de son puissant voisin. Côté KMT, on mise au contraire sur le soft power taïwanais facilité par les touristes : les visiteurs continentaux ne sont-ils pas émerveillés par la télé taïwanaise ? Les jeunes Chinois ne dansent-ils pas sur les tubes des chanteurs de l'île ? " Si la Chine devient une démocratie, rêve Chang Wen-chen, qui dirige le plus gros cabinet d'avocats d'affaires de l'île, le gouvernement laissera Taïwan indépendante. "

Car les plus continentaux des dirigeants taïwanais ont déjà la tête dans les étoiles... chinoises. Les plus puissants industriels taïwanais sont invités à siéger dans les institutions politiques. Certains rejoignent les instances dirigeantes locales du PCC. De là à nourrir le rêve fou (mais secret) de prendre la direction du pays, il n'y a qu'un pas. Après tout, les businessmen taïwanais ne sont-ils pas en grande partie les vrais pourvoyeurs de la croissance chinoise ? Voilà soixante ans, leurs ancêtres ont débarqué à Taipei en étant persuadés qu'ils n'y resteraient qu'un laps de temps le plus court possible. Reprendre la Chine par la voie économique, puisque la solution militaire s'est révélée impossible, ne serait-il pas une délicieuse revanche ?

L'idée est peut-être moins abracadabrante qu'il n'y paraît : en Chine, le gouvernement a refusé de donner aux grands patrons taïwanais l'autorisation de constituer une association de golfeurs. A Pékin, on craint peut-être la naissance d'une fraction taïwanaise. Il est vrai qu'il ne faut pas confondre soft power et flower power....

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Ce qu'il faut savoir

Nom. L'île s'est appelée Formose jusque dans les années 60, nom que lui avaient donné les jésuites au XVIIe siècle.

Histoire. Après la domination coloniale néerlandaise, l'île est récupérée à partir de 1662 par les empereurs de Chine. En 1895, Taïwan est cédée au Japon qui vient de défaire la Chine. En 1945, les Américains chassent les Nippons et Taïwan redevient chinoise. Tchang Kaï-chek et son armée y débarquent la même année et finissent par y installer la République de Chine.

Capitale. Taipei.

Superficie. 36 000 km2 (une grande Belgique).

Régime politique. Démocratie récente, la première élection présidentielle date de 1996.

Population. 23 millions (75 % d'urbains !), dont 13 % de Chinois continentaux, 85 % d'îliens et 2 % d'aborigènes.La densité (640 hab/km2) est l'une des plus fortes au monde.

PIB. 450 milliards de dollars, soit la 18e puissance économique mondiale. Le PIB par habitant est de 26 000 dollars.

Taux de croissance.

Nul en 2008, de 4 à 5 % ces dernières années.

Taux de chômage. 5 %.

Reconnaissance internationale. Taïwan n'est plus à l'ONU depuis 1971 ; elle est, en revanche, à l'OMC et fait partie de l'Apec (Forum de coopération économique Asie-Pacifique).

Quelques fortes têtes de Taïwan

Chang Pen-tsao

Le président de l'Union des chambres de commerce taïwanaises est un partisan ouvert du rapprochement avec la Chine continentale.

Lin Chong-pin

Cet ancien ministre de la Défense est l'un des intellectuels les plus brillants dans le décryptage de la stratégie de Pékin.

Chang Wen-chen

Ce financier préside aux destinées du plus grand cabinet d'affaires chinois. Il milite pour le rapprochement avec Pékin.

Wu Chih-chung

Ce professeur de science politique soutient les indépendantistes du DPP (Democratic Progressive Party), le parti progressiste du peuple.

Chiang Pin-kung

Cet ancien Premier ministre est actuellement vice-président du Kuomintang. Pour lui, la Chine est une chance de survie de Taïwan.

© 2010 Marianne. Tous droits réservés.

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