Le leadership relève de circonstances historiques, pas des droits de l'homme.
On peut aboutir à une juste conclusion avec un raisonnement faux. Le point de vue de François Fourquet (Le Monde du 23 février) en est un bon exemple. La conclusion est de bon sens : la Chine ne peut, à l'heure actuelle, prétendre à une position de " leader mondial ". Mais la démonstration proposée n'est guère satisfaisante. Elle part du principe que ce qui manque à la Chine est un " esprit de tolérance ", une " religion de la démocratie et des droits de l'homme ". La spécificité des anciennes (Hollande, Angleterre) et actuelle (Etats-Unis) puissances dominantes résiderait dans une sorte de principe transcendant d'accueil des réfugiés du monde. A l'inverse, la Chine n'a pas été visitée par cet " esprit de tolérance " et cette " religion " de l'accueil et des droits de l'homme.
Le raisonnement a le défaut, comme dans la pensée néoconservatrice, de traiter avec un beau mépris la réalité historique. On érige deux constructions mythiques dont l'une est habitée par une " idée " tombée du ciel. Il n'est pourtant pas nécessaire d'être historien pour démonter le mythe. Le moins que l'on puisse dire est que l'Angleterre n'est jamais apparue comme un parangon de tolérance. Les catholiques et les protestants anglais, massacrés ou exilés, et les Irlandais, délibérément abandonnés lors de la grande famine, s'en souviennent. Certes, on rétorquera que les véritables intentions de ces persécutions sont politiques, mais, précisément, l'exemple démontre que la religion est moins une question d'" esprit " que de pouvoir.
Quant aux Etats-Unis, ce n'est pas " l'esprit de tolérance " ou la religion des droits de l'homme qui explique leur ouverture au monde, c'est le besoin de main-d'oeuvre. Le prouve toute la politique d'immigration depuis le début du XIXe siècle : la façon dont les candidats à l'immigration étaient accueillis, les restrictions et les discriminations dont ont été victimes les non-WASP. On pourrait citer aussi l'ignoble traitement qu'a subi la population noire.
L'autre mythe, celui d'une Chine à " demi totalitaire " (comment peut-on contrôler une société à moitié totalement ?), n'est pas plus consistant. Certes, la Chine n'a pas la religion des droits de l'homme, mais la situation est néanmoins très différente de celle qui régnait voici une cinquantaine d'années. A côté des dissidents patentés, il existe une multitude de Chinois de toutes conditions qui participent à une pléthore de mouvements sociaux. De plus, il est faux de dire que la liberté de religion n'existe pas, elle est en réalité à peu près totale : on voit même fleurir un peu partout des " églises protestantes ". Tout acte interprété par les autorités comme politique peut être occasion à répression ou à harcèlement. On voit bien comment, à la manière de ce qui se passait en Angleterre, il est moins question ici de croyances que de pouvoir.
Les véritables raisons de la difficulté que rencontre et que rencontrera la Chine à dominer le monde ne sont pas à rechercher dans l'absence d'un " esprit " désincarné mais dans des circonstances historiques particulières.
A peine colonisée pendant un siècle et coupée du monde pendant près de quarante ans, la Chine connaît très mal le monde qu'elle veut dominer. Les dirigeants ne comprennent rien à la technologie du pouvoir démocratique qui permet aux classes dirigeantes de contrôler le peuple au nom de la légitimité populaire. Ils croient que toute forme d'élections sérieuses pourrait sonner le glas de leur domination.
Une bonne partie de la population est elle-même persuadée que les élections " c'est le chaos ". Tout cela repose donc sur une méconnaissance parfois étonnante des réalités étrangères. Les spécialistes des pays occidentaux ont rarement séjourné longuement sur place et la plupart des étudiants chinois qui viennent faire des thèses en France choisissent un sujet portant sur la Chine. La quasi-totalité des sociologues travaille sur la Chine, tandis que les sexagénaires et les quinquagénaires qui gouvernent le pays connaissent mieux l'URSS que le monde " libre ". Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que la Chine ne sache pas manipuler les symboles ou maîtriser les relations publiques internationales, et réprime des dissidents qui n'ont pourtant guère d'audience.
Cela dit, pourquoi pinailler sur le raisonnement puisque la conclusion est juste ? Parce que, si l'argument métaphysique est remplacé par la trajectoire historique, la prospective est différente. Dans le premier cas, seule l'intervention de la providence pourrait amener la Chine à " se convertir " à la démocratie et aux droits de l'homme. Dans le deuxième cas, la succession de cohortes de jeunes diplômés à l'étranger et l'élévation générale du niveau de connaissance du monde conduiront peut-être à poser la question du " leadership chinois " sous un jour nouveau.
Autrement dit, l'accroissement de la capacité des Chinois à utiliser les réalités et les symboles du pouvoir mondial et à bien " communiquer " leur permettra-t-il de dominer le monde du... XXIIe siècle ?
Jean-Louis Rocca
Chargé de recherche à Sciences Po - Centre d'études et de recherches internationales (CERI)
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