L'île du sud de l'archipel concentre la plupart des bases américaines et ses habitants les trouvent désormais envahissantes. Cette querelle avive le malaise croissant entre Washington et Tokyo. En jeu : la stabilité de toute la région.
Sur l'île tropicale d'Okinawa, dans le sud du Japon, Shun Medoruma, un romancier, a souvent entendu son père évoquer la Seconde Guerre mondiale : "Il avait 14 ans quand l'armée japonaise l'a enrôlé de force. Son fusil était si lourd qu'il pouvait à peine le porter. Le jour où les soldats américains ont débarqué, avec leurs mitraillettes et leur matériel moderne, papa était terré dans une tranchée. Un ami, à côté de lui, a levé la tête pour regarder au loin. Après une seconde ou deux, mon père lui a donné un coup de coude : "Alors ?" L'autre était mort. Une balle dans la tête."
Depuis quelque temps, au fil des conversations entre les habitants d'Okinawa, des histoires comme celle-là surgissent plus souvent. Dans cette île occupée par les Etats-Unis jusqu'en 1972 - soit vingt ans de plus que le reste du Japon - les langues se délient peu à peu et les souvenirs remontent à la surface. C'est une période compliquée : aux interrogations sur l'identité et sur l'histoire d'Okinawa s'ajoutent celles sur les relations entre l'île et le reste du Japon et sur le maintien dans ce territoire limité - 100 kilomètres de long pour 15 de large - d'environ 25 000 soldats américains, répartis dans plus d'une trentaine de bases militaires.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Japon, sous pression américaine, a adopté une Constitution pacifiste et remis la défense de son territoire entre les mains des Etats-Unis (voir l'encadré, page 52). L'arrangement a longtemps satisfait tout le monde : la présence de troupes américaines dans l'archipel et en Corée du Sud, en particulier, a contribué à assurer plus de six décennies sans conflit armé en Asie orientale, une zone pourtant soumise aux tensions entre la Chine et Taïwan, ou encore entre la Corée du Nord et ses voisins du Sud. En échange des terrains et de cash, Tokyo a pu bénéficier de la protection de Washington et concentrer ses ressources sur le développement économique.
Aujourd'hui, le gendarme américain reste le bienvenu. Mais sa présence ne va plus de soi. Et une querelle de voisinage, à Okinawa, concourt à plonger dans une ère de turbulences les relations entre les Etats-Unis et leur principal allié en Asie, le Japon...
Est-ce parce que leur territoire a été annexé par le Japon dans la deuxième moitié du xixe siècle ? Nombre d'habitants d'Okinawa se sentent considérés comme des citoyens de seconde zone, même s'ils possèdent, à l'égal des autres Japonais, un passeport orné d'un chrysanthème, le symbole national nippon. Dans l'île, personne n'a oublié comment, entre le 1er avril et le 23 juin 1945, le régime militariste de Tokyo a engagé un combat sans espoir contre l'invasion américaine, alors que l'issue de la guerre ne faisait guère de doute. La bataille fera 230 000 morts, côté japonais, dont la moitié de civils. Plusieurs centaines ont été poussés au suicide par les soldats nippons, un point que Tokyo cherche à minimiser, en tentant notamment de le retirer des manuels d'histoire.
Quand les Yankees se sont installés, pourtant, avec leurs sourires, leurs chewing-gums et leurs soldats noirs de peau qui ont tant frappé les esprits, beaucoup, à Okinawa, les ont trouvés plutôt sympathiques : "Ils me donnaient du lait à boire, se souvient un prof de karaté à la retraite. C'est grâce à eux que mon corps s'est développé." La présence américaine est d'autant mieux tolérée, dans les années 1960, qu'elle est source d'emplois : environ 50 000 locaux travaillent pour l'Oncle Sam. Dans le village de Henoko, à deux pas de la base de Camp Schwab, la patronne du bar Chigusa (Mille Herbes) se souvient avec nostalgie de l'époque où des milliers de jeunes marines faisaient escale à Okinawa, en chemin vers la guerre du Vietnam : "Toutes les filles de la région voulaient travailler chez nous !"
Le temps est passé. Depuis le viol d'une fillette de 12 ans par trois marines, en 1995, les sorties des soldats sont surveillées de près par leur hiérarchie. Appauvris par la montée inexorable du yen et la faiblesse du dollar, les hommes en uniforme ne dépensent plus leur argent dans les restaurants et les magasins. Dans le bar des Mille Herbes, désormais, la salle ne s'anime plus que les soirs de week-end et le juke-box fatigué radote toujours les mêmes rengaines des années 1970. Pour de nombreux habitants d'Okinawa, le séjour des Américains sur l'île n'a que trop duré. Les anciens envahisseurs sont devenus envahissants.
Pour comprendre pourquoi, il faut monter sur un toit d'immeuble, à Ginowan, dans le centre de l'île principale d'Okinawa. Là, une base américaine de marines, créée par les Américains en 1945 sur des terrains pris à la population, occupe près de 500 hectares, soit une superficie comparable au VIIe arrondissement parisien. Tout autour, au fil des ans, une ville est sortie de terre, s'est développée et s'est étendue, avec ses logements, ses bureaux, ses bâtiments administratifs et son université. Un peu plus de 90 000 habitants y vivent. Entre le 1er juillet et le 15 janvier, pourtant, il arrive parfois que 300 avions ou hélicoptères décollent chaque jour de la base. "Le bruit est insupportable", soupire le maire, Yoichi Iha.
Okinawa s'est embourgeoisée, même si elle demeure la préfecture la plus pauvre du pays. Les bases américaines ne pèsent plus que 5 % dans le business local et le vacarme des survols dérange les résidents comme les quelque 6 millions de touristes qui se rendent sur place chaque année.
Des négociations sont engagées depuis 1996 entre Tokyo et Washington, afin de trouver une solution de remplacement pour la base de Futenma, qui concentre toutes les critiques. Mais l'arrivée au pouvoir, en septembre dernier, du Parti démocrate du Japon (PDJ) et d'un nouveau Premier ministre, Yukio Hatoyama, a compliqué la donne. A présent, l'ampleur du malentendu entre Tokyo et Washington préoccupe les spécialistes de la région.
"Les fondamentaux entre les deux pays sont bons", souligne Robert Dujarric, directeur de l'Institut d'études asiatiques comparées à la Temple University de Tokyo. "Pour autant, reprend-il, le risque existe que tout cela se termine mal. Car la relation entre le Japon et les Etats-Unis nécessite beaucoup d'entretien, tant les fossés culturel et linguistique sont énormes. Or l'administration américaine, distraite par l'Irak et l'Afghanistan, s'est laissé surprendre par la victoire des partis d'opposition de centre gauche, l'année dernière au Japon. Cette alternance politique, la première depuis des décennies, perturbe les spécialistes américains de l'archipel, qui avaient fini par développer des relations exclusives avec les conservateurs, au pouvoir depuis les années 1950." L'ambassadeur américain à Tokyo, dit-on, n'avait jamais rencontré un leader du PDJ quand ce mouvement a remporté le scrutin, en août dernier.
"La nouvelle équipe au pouvoir se sent humiliée par les Etats-Unis, renchérit un diplomate. Et les récentes convocations de représentants de Toyota au Congrès, sommés d'expliquer, devant les caméras de télévision, l'origine exacte des défauts de fabrication sur certains modèles de voiture, n'ont guère aidé."
Quand il était dans l'opposition, le PDJ et son leader prônaient le déménagement de la base de Futenma vers l'île de Guam, plus au sud. A présent, Hatoyama et les siens semblent hésiter sur la marche à suivre, tandis que certains partis minoritaires, au sein de l'alliance gouvernementale, soufflent sur les braises (voir l'interview de Mizuho Fukushima, page 50). Côté américain, le Pentagone est engagé dans un vaste chantier de révision de la stratégie américaine. Mais le corps des marines souhaite conserver ses positions.
De fait, l'objet de la discussion dépasse de loin l'emplacement d'une ou de plusieurs bases américaines à Okinawa. Car un retrait des troupes américaines, même partiel, relancerait immanquablement le débat, au Japon, sur le nécessaire accroissement des capacités militaires de Tokyo. "Je ne peux pas exclure une révision de l'article 9", qui engage le Japon à renoncer à la guerre, confie, sous le sceau de l'anonymat, un membre éminent du parti au pouvoir.
C'est l'un des paradoxes du moment. Les hommes de gauche, favorables à une plus grande autonomie de leur pays à l'égard des Etats-Unis, sont les alliés objectifs des nationalistes nippons, qui prônent le réarmement du pays. Voilà qui promet.
Philippe Mesmer et Marc Epstein
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