C'est un quartier capharnaüm fait de masures crasseuses, parfois bâties de guingois, de méchants immeubles aux balcons encombrés par le linge qui sèche, de ruelles bourbeuses où s'empilent les ordures, le tout écrasé par la lumière maussade suintant du ciel bas de l'hiver. Les marchés sont assez bien fournis en volailles et poissons, mais des odeurs aigres et fortes montent des gargotes bon marché. Au coin d'une rue, un cuisinier touille une drôle de pitance dans un wok. Des hommes aux vestes en faux cuir et casquettes Mao devisent en fumant. Des femmes bercent leurs enfants emmitouflés dans des couvertures.
A moins d'un quart d'heure de voiture des grandioses réalisations olympiques, Dong Xiao Kou est un quartier de prolétaires migrants. Ce n'est pas la misère mais la pauvreté.
L'endroit illustre ce que les médias chinois ont annoncé il y a une dizaine de jours : jamais depuis le début des réformes économiques de 1978 l'écart de revenus entre monde rural et monde urbain n'avait été aussi large.
Ici, on a beau être à Pékin, la quasi-totalité des habitants de cette banlieue est d'origine paysanne. Ils font partie des 230 millions d'« ouvriers-paysans » chinois - mingong, en mandarin - venus chercher fortune dans les villes. Sans avoir pour autant réussi à avoir le statut d'« urbains ». Conséquence : beaucoup ne bénéficient pas des avantages sociaux dont jouissent les citadins.
Mme Liu, 50 ans, mère de famille, est originaire du Hebei, la province qui entoure la capitale. Elle ne se plaint pas trop de son sort. C'est une dame simple, souriante, diserte. Mais il faut la pousser dans ses retranchements pour qu'elle égrène la liste de ses difficultés. D'abord, elle constate, chiffres à l'appui : « Je travaille comme femme de ménage dans un ensemble résidentiel. Je gagne 900 yuans par mois (90 euros). Mon loyer est de 300 yuans. » Mme Liu habite ici depuis huit ans et vit dans le provisoire qui dure : « Je me suis déjà fait virer du premier apparte ment où j'habitais, car le propriétaire a vendu ses immeubles pour profiter de la hausse des prix de l'immobilier. » Et maintenant ? « Pouah !, crache-t-elle, j'ai retrouvé un autre logement, mais je n'ai aucune garantie. Rien. Je peux me faire expulser du jour au lendemain ! »
Elle se saigne aux quatre veines pour ses deux filles : l'une a quand même réussi à entrer à l'université, l'autre est vendeuse dans un quartier commerçant de Pékin. Pour décrire sa précarité, Mme Liu a ces mots : « A mon travail, mes collègues et moi on est souvent méprisées. »
Les différences de revenus entre les possédants et les dépossédés de la croissance chinoise sont si criantes que le premier ministre, Wen Jiabao, a abordé le sujet à l'ouverture de la session de l'Assemblée nationale populaire, qui s'est close dimanche. « Il ne faut pas seulement que notre richesse s'accroisse, il faut aussi que nous arrivions à trouver un système de distribution des richesses plus équitable », a-t-il dit. Selon les chiffres du bureau des statistiques publiés début mars, le revenu moyen des Chinois des villes était en 2009 de 17 175 yuans par an - environ 1 700 euros - contre 5 153 yuans dans les campagnes. En 2005, les chiffres étaient respectivement de 10 493 contre 3 255. Citée dans la presse en début du mois, le directeur d'un centre de recherches sur l'économie rurale dépendant du ministère de l'agriculture, Song Hongyuan, confessait être « alarmé par le fait que le fossé ville-campagne va continuer à se creuser dans la mesure où le pays se focalise sur le développement urbain et pas celui du monde rural ».
Un autre expert, Zhang Dongsheng, responsable d'un département de la Commission nationale pour la réforme et le développement, reprochait au gouvernement d'avoir « dit plus qu'il n'a fait » en termes de réduction des inégalités. Il y a quelques années, durant la session printanière du Parlement, le premier ministre, M. Wen, avait annoncé la création d'un ambitieux programme de construction des « nouvelles campagnes socialistes ». Traduction : développer les zones rurales et augmenter le niveau de vie des paysans. Cette année, il a promis un budget de 800 milliards de yuans- 80 milliard d'euros - pour le monde rural, 13 % de plus par rapport à l'année dernière.
Nombre d'analystes étrangers estiment que, si la Chine veut poursuivre son rythme de croissance de 8 %, il va lui falloir continuer son programme d'urbanisation, supprimer le très contesté « passeport intérieur » - hukou -, qui désavantage les migrants établis en milieu urbain, et mettre fin à une situation d'« apartheid » entre Chinois des villes et Chinois des champs : les mingong sont exploités par leurs patrons, leurs soins médicaux ne sont pas remboursés et ils doivent mettre leurs enfants dans des écoles illégales souvent promises à la démolition.
La « stabilité sociale » qui obsède tant un pouvoir hanté par le cauchemar du désordre ne pourra être assurée si le fossé riches-pauvres continue de s'élargir. Pendant que Mme Liu peine à la tâche dans le quartier de Dong Xiao Kou, les riches s'enrichissent dans l'empire des inégalités. Selon Rupert Hoogewerf, fondateur du centre indépendant Hurun, basé à Shanghaï, qui fait la liste des super-riches en République populaire, « le nombre de ceux qui possèdent une fortune d'au moins 150 millions de dollars (110 millions d'euros) a décuplé depuis 2004 ». « Il y en avait 100 il y a six ans, il y en a 1 000 maintenant », précise-t-il. Sur la dernière liste Forbes des plus fortunés de la planète, il y a 64 milliardaires chinois, contre 28 l'année dernière. D'après Meng Pengjun, directeur de Luxury Asia Limited Markets, les ultraprivilégiés de Chine ont dépensé beaucoup en 2009 dans le marché des produits de luxe, se hissant en cela à la deuxième place mondiale, derrière les Japonais.
PHOTO - Gilles Sabrié / Le Monde
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1 commentaires:
Bravo, article bien fourni... J'habite pas très loin de 东小口人 (petite entrée de l'est en traduction littérale, cocasse ;) j'irai très certainement faire un tour prochainement.
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