Vingt ans après le cri d'alarme lancé par l'économiste indien Amartya Sen - " Il manque 100 millions de femmes " - pour dénoncer les infanticides et le manque de soin apporté aux petites filles en Asie, les scénarios les plus pessimistes, découlant de ce déficit de femmes, se réalisent. Et les preuves s'accumulent des secousses profondes que cette préférence pour les garçons, aggravée par le recours aux avortements sélectifs, provoque dans les sociétés concernées.
Si la Chine et l'Inde " avaient la même proportion d'hommes et de femmes que le reste de la planète, on devrait y dénombrer un excédent de 20 millions de femmes ", estime Christophe Guilmoto, démographe au Centre population et développement (Institut de recherche pour le développement/Institut national d'études démographiques), dans une étude parue fin mars.
Car si le sex-ratio naturel s'établit à 105 naissances de garçons pour 100 filles, ce rapport est inversé par la suite du fait de la surmortalité des hommes. Or, ces deux pays présentent " un surplus apparent de 91 millions d'hommes " en 2010. Les premiers signes de ce déséquilibre sont déjà sensibles, mais le pire reste à venir : " A partir de 2030 ", pronostique M. Guilmoto.
Pilier des sociétés chinoise et indienne, le mariage y vire au casse-tête. En Chine, pays " le plus masculin du monde ", comme le rappelle la démographe Isabelle Attané dans un livre qui vient de paraître (En espérant un fils, INED, avril 2010, 240 p., 25 euros ), 24 millions d'hommes en âge de se marier pourraient ne pas trouver d'épouses. Dans les Etats de l'Inde les plus touchés, comme le Pendjab, où il naît 126 garçons pour 100 filles, ou en Haryana (125 garçons pour 100 filles), " des femmes sont importées qui ne partagent ni la culture ni même la langue des hommes qu'elles épousent ", explique l'anthropologue Ravinda Kaur. Ces jeunes mariées peuvent être achetées, via des " agents " payés à la commission, ou issues d'un trafic. La chercheuse relève aussi le recours à une " polyandrie forcée, plusieurs frères se partageant la même femme ". Les mariages inter-castes sont de plus en plus nombreux, attisant la violence des religieux hindous.
En Chine, avec 122 hommes pour 100 femmes en moyenne (avec des " pointes " à 150 dans certaines provinces du centre et de l'est du pays), un homme sur cinq, parmi les garçons nés dans les années 2000, éprouvera des difficultés à se marier. Pour aborder ce marché du mariage devenu ultra-concurrentiel, les familles épargnent. " Non seulement les ménages qui ont des garçons épargnent plus que ceux qui ont des filles, mais l'épargne augmente quand ils vivent dans les régions où le sex-ratio est le plus biaisé ", affirme Shang-Jin Wei, économiste à l'université de Columbia (New York), dans une étude parue en février.
Les femmes poursuivent, elles aussi, une stratégie, migrant de plus en plus vers les côtes, à la recherche d'un meilleur parti. Mais " cette règle de la rareté ne bénéficie qu'aux deux tiers des femmes qui ont accès au marché de l'emploi et qui ont rompu avec les inerties familiales ", pondère Christophe Guilmoto.
Ce manque de femmes et ces unions mal appareillées aggravent la condition féminine. La psychiatre Sunitha Krishnan, qui dirige une organisation non gouvernementale créée en 1996 pour lutter contre le trafic des femmes et des enfants, tient pour " une évidence " le lien entre ce déséquilibre entre les sexes et la hausse du trafic et des enlèvements de fillettes à des fins de prostitution : " 33 000 fillettes disparaissent chaque année en Inde. Que deviennent-elles ? ", souligne-t-elle.
" Dans certains villages, les femmes sont abandonnées dès qu'elles ont donné naissance à des enfants, des garçons de préférence ", assure George Sabu, médecin et activiste indien. Seule pointe d'espoir : que la création de systèmes de santé et de soins solides, renforçant l'aide aux personnes âgées, " ne rendent plus les garçons aussi indispensables à la famille ", résume le démographe Li Shuzhuo, un des promoteurs de la campagne " Care for girls " lancée en Chine en 2003.
Observant que le ratio des naissances entre filles et garçons est resté stable ces dernières années en Chine, Li Shuzhuo espère que cette absence de dégradation marque le début d'un retour à la normale. Comme cela a été le cas en Corée du Sud, seul pays à avoir retrouvé une proportion quasi normale entre garçons et filles, après des années de préférence masculine.
Brigitte Perucca
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