Le Monde diplomatique - Mai 2010, p. 1 12 13
Travailleurs immigrés menacés d'expulsion
Ici on s'arrange de leur présence. Ici ce n'est pas vraiment la Chine, ni l'Afrique d'ailleurs. C'est à Canton (Guangzhou), dans le sud de la Chine, à deux heures de train de Hongkong, un quartier situé entre les artères de Xiaobei Lu et de Guangyuan Xi Lu. Vingt mille Africains officiellement (1), mais près de cent mille selon un chercheur de l'université de Hongkong (2), ont élu résidence ou sont de passage dans cette " Africatown " coincée entre voies rapides, autoroutes suspendues et chemins de fer. Surnommée " Chocolate City " par les Chinois, cette zone de dix kilomètres carrés est totalement vouée au commerce. L'igbo, le wolof ou le lingala y font écho au mandarin et au cantonais.
Depuis son avènement sur la scène du commerce international, la Chine exerce un pouvoir attractif auprès de pays anciennement colonisés. Ou, comme le souligne M. Mark Leonard, directeur du think tank European Council on Foreign Relations, " la Chine prouve que le thé vert, Confucius et Jackie Chan [acteur, réalisateur, spécialiste des arts martiaux] peuvent rivaliser avec McDonald's, Hollywood et le discours de Gettysburg (3) ". Mais c'est moins pour sa culture que pour sa croissance frénétique et ses marchés de gros où se négocient des produits d'industrie légère que les Africains s'y sont rendus en nombre. M. Abou Kabba, ce Guinéen docteur en chimie organique qui roule sa bosse depuis quinze ans à travers l'Asie comme négociant, s'étonne de l'arrivée massive de " jeunes qui croient que Canton est une escale pour poursuivre leur route vers l'Europe ou qui permet de se rendre en quelques stations de métro à Tokyo ".
Au coeur de la cité rugissante de dix-huit millions d'habitants et de dizaines de milliers de micro-usines, l'activité commerciale tranche avec le brouhaha médiatique autour des contrats pétroliers ou des immenses chantiers de travaux publics chinois en Afrique. Si le lion vient chevaucher le dragon, c'est pour profiter de sa fièvre exportatrice. " Que ce soient des Noirs ou d'autres, du moment que c'est bon pour le business... ", assène haut et fort, entre deux coups de téléphone et une gorgée de thé, la patronne d'une échoppe d'électronique d'un centre d'affaires de Dongfeng. Car, dans la province du Guangdong, atelier du monde dont la capitale, Canton, est la vitrine, l'argent n'a pas de couleur. Les " fantassins africains de la globalisation (4) " veulent à tout prix obtenir leur part du " miracle chinois ". Leurs exportations vers l'Afrique ressemblent à un inventaire à la Prévert : groupes électrogènes, chaussures, Cotons-Tiges, cyclomoteurs, matériaux de construction, cheveux humains, jouets. " On trouve tout ce qu'on veut en Chine, c'est dire, on trouve même des Noirs ", plaisante Joseph, un commerçant itinérant camerounais.
Les premiers contacts ont été noués à Bandung en... 1955
Cette face cachée des relations sino-africaines prend des proportions insoupçonnées. Chaque année, des milliers de conteneurs sont expédiés vers Dakar, Mombasa, Abidjan ou Douala. En atteste la progression de ces échanges : + 294 % entre 2003 et 2007 (5). Le 8 novembre 2009, lors du 4e Forum sur la coopération sino-africaine (Focac, lire " Une aide critiquée "), le premier ministre chinois Wen Jiabao évaluait avec enthousiasme le produit du commerce bilatéral à 106,8 milliards de dollars (78 milliards d'euros) en 2008, un volume en hausse de 45,1 % sur l'année (6). Délaissant les plates-formes commerciales traditionnelles d'Asie et de Dubaï, les négociants africains ont rapidement délocalisé leur activité en Chine.
S'il paraît fulgurant, ce rapprochement découle pourtant des bases posées en avril 1955 lors de la conférence de Bandung. Le projet réunissait les pays non alignés désireux de résister tant à l'emprise soviétique qu'à l'impérialisme occidental et à son tropisme colonial. Pékin apporte alors son aide aux indépendantistes de l'Algérie, de l'Angola ou de la Rhodésie du Sud - soutien qui lui vaudra de récupérer, en 1971, le siège permanent de la Chine au Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations unies, jusqu'alors attribué à Taïwan. Il faudra attendre les années 1980 pour que les premiers commerçants aventuriers africains arrivent à Hongkong, alors sous contrôle britannique. Depuis l'adhésion de Pékin à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), en septembre 2001, les opérateurs préfèrent venir boire directement à la source des productions à bas coût.
" Près de 90 % des produits [présents] sur les marchés africains viennent de Chine, de Thaïlande et d'Indonésie, analyse M. Sultane Barry, président de la communauté guinéenne de Canton. En Chine, on a la possibilité de mixer plusieurs types de produits dans un même conteneur. C'est plus flexible. " Comme 90 % des Africains présents à Canton (7), M. Barry est un homme d'affaires. Après s'être bercé du " rêve américain " en tant que négociant en pierres précieuses, il se dit fier de participer à l'émergence du " capitalisme du fleuve Jaune ". Dans son bureau coincé entre une salle de prière et un local dépourvu d'arbre mais dédié aux palabres, il dirige tout un niveau de Tianxiu Dasha, une tour de Babel de trente-cinq étages où de multiples activités s'enchevêtrent : boutiques croulant sous les échantillons venus des usines de la province, bureaux de représentation, agences de transport, restaurants africains légaux ou clandestins, salons de coiffure, meublés à la semaine...
Vie quotidienne et travail doivent pouvoir se confondre pour toujours plus de gain. M. Ibrahim Kader Traoré, un entrepreneur ivoirien, le revendique : " On n'est pas là pour s'amuser. On fait des affaires vite et bien. A Abidjan, les gens ne jurent encore que par la France, où ils peinent à économiser 10 000 euros en vingt-cinq ans, alors qu'en Chine on peut avoir une cagnotte de 100 000 euros au bout de cinq ans. " Ils sont donc toujours plus nombreux à tourner le dos aux anciennes routes des esclaves, et aux frontières européennes closes, pour tenter l'aventure vers l'est.
Entre 2003 et 2007, le nombre de migrants africains a crû au rythme de 30 % à 40 % par an (8). " L'intensification des relations entre certains des pays les moins avancés (PMA) et la Chine ne peut que renforcer la présence des commerçants africains chez le premier exportateur mondial ", note Barry Sautman, chercheur à l'université de Hongkong.
L'ampleur de l'immigration déconcerte le gouvernement chinois, qui n'avait jamais été confronté à ce type de " problème ". Alors qu'en 2006 le président chinois Hu Jintao avait invité en grande pompe quarante-huit chefs d'Etat africains à Pékin, les assurant de l'amitié chinoise, 2007 fut l'année de la douche froide pour les candidats à l'exil. Les autorités chinoises ressortaient du placard un vieux leitmotiv énoncé le 20 août 2004 par M. Hao Chiyong, porte-parole du ministère chargé de l'immigration : " La Chine n'est pas une cible migratoire et la nouvelle réglementation vise à attirer des étrangers à hautes compétences (9). " Une manière non dissimulée d'annoncer la diminution du nombre de visas délivrés aux Africains. Lesquels ont soudain eu l'impression d'être considérés comme persona non grata.
Inquiétude chez les Chinois de " Chocolate City "
" La population africaine a diminué, déplore M. Barry. Avant, les Africains avaient des visas valables pendant un an avec entrées multiples et durée de séjour illimitée. En 2008, juste avant les Jeux olympiques de Pékin, les autorités ont voulu faire place nette. Elles ont complètement cessé de renouveler les visas sur place. Il fallait rentrer dans son pays pour renouveler un visa d'affaires. " Dès lors, le visa devient une sorte de Graal dont la quête quotidienne tourne parfois à l'absurde. Ladji, un Ivoirien en situation irrégulière qui vend des tee-shirts de contrefaçon, n'hésite pas à exhiber les dizaines de tampons de visas qu'il renouvelle le plus souvent à Macao. " Les visas ne sont valables que pour une durée de trente jours. On est donc obligé de ressortir de Chine continentale une fois par mois. "
Lors des Jeux olympiques, les autorités ont renforcé les contrôles d'identité. Aussi les Jeux asiatiques qu'accueillera Canton en novembre prochain inquiètent-ils autant les Africains que les Chinois de " Chocolate City ". " Je vends plus de 50 % de la production de l'usine de télévisions de mon beau-frère aux Africains, calcule une vendeuse, on a besoin d'eux et je crains qu'ils ne se fassent rare. "
En juillet 2009, un raid policier a failli mal tourner. Pour échapper à la police, deux Nigérians se sont défenestrés. L'un s'est ouvert le ventre en brisant la vitre et l'autre, tombant sur la tête, est resté plusieurs jours dans le coma. Tous deux s'en sont sortis. Mais la rumeur de leur mort s'est rapidement propagée dans les rues, donnant lieu à la première manifestation d'immigrés étrangers en Chine. Une centaine de personnes a pris d'assaut le commissariat central de Canton et les grands médias internationaux, sûrs du décès des deux hommes, ont sauté sur l'occasion pour crier au sempiternel viol des droits humains par la Chine. " Les rafles ont recommencé, raconte M. Kabba. Ma femme a ouvert à la police pour un contrôle de visas, mais c'est moi qui avais les papiers. Les policiers ont commencé à crier sur mes enfants, qui pleuraient. On leur a dit qu'ils iraient en prison, alors que ma famille est enregistrée auprès des services de l'immigration. Ils savent que nous sommes en règle. "
Dans un article du 6 octobre 2009, Mme Mo Lian, directrice adjointe de la division de l'administration de contrôle d'identité aux frontières du département provincial de la sécurité publique du Guangdong, s'exprimait auprès de l'agence de presse nationale Xinhua. Selon elle, " 70 % des étrangers détenus l'année dernière pour immigration illégale et expiration de visa étaient des Africains. Au premier semestre 2009, la proportion s'est élevée à 77 % ". Face à ce que les Africains considèrent comme un " acharnement " ou une " cabale ", un commerce parallèle s'organise. D'après Ladji, l'assurance de ne pas être inquiété s'obtient au prix d'un visa " en règle ". " Certains Africains payent jusqu'à 2 000 euros. Ils font tout simplement appel à des agences privées qui soudoient les administrations chinoises. "
Le serpent se mord la queue. " En voulant endiguer l'immigration, le gouvernement chinois pousse les migrants dans les bras des réseaux africains et ne fait que les renforcer, s'insurge M. Ojukwu Emma, président de la communauté nigériane et " Monsieur Afrique " pour tous. On arrive à des situations absurdes. De nouveaux arrivants vont jusqu'à revendre leur passeport pour de l'argent et, une fois que la police les a expulsés, ils changent d'identité au pays et reviennent. D'autres finissent dans le trafic de drogue ou dans la prostitution. Ça donne une mauvaise image de toute l'Afrique, ce genre d'affaires. "
Une équipe de jeunes avec des machettes
C'est pourquoi M. Emma a décidé de prendre le taureau par les cornes et de faire marcher au pas l'ensemble des Africains de Canton avec des méthodes dignes d'une junte. " Notre communauté se bat contre la criminalité. On a mis en place des "gardiens de la paix", une équipe de cinquante jeunes avec des machettes qui appréhendent les criminels africains, les livrent à la police, cela en vue de mieux préserver notre image. "
C'est aussi grâce à ce type d'initiatives que, en novembre 2009, il a réussi à signer avec les autorités locales une sorte d'" amnistie ", comme il présente la chose, pour tout Africain se déclarant de lui-même aux services de l'immigration. " Le 8 mars 2010, quatre cents Nigérians dont le visa a expiré ont déjà quitté la Chine. J'ai aussi négocié une division par deux du prix de l'amende, aujourd'hui fixée à 300 dollars [221 euros]. Ce qui fait que je suis au bureau de l'immigration tous les jours, comme nombre de présidents de communautés africaines. " En plus, " dès que leurs finances le permettront, ces ressortissants pourront revenir légalement ", explique-t-il en omettant d'évoquer le cas de ceux qui ne peuvent payer l'amende et leur billet d'avion retour - le système d'expulsion chinois ne prévoyant pas de reconduite gratuite à la frontière. Ces pauvres vont directement en prison et, selon certains, ils iraient même travailler dans des usines d'Etat. Le nombre d'Africains concernés par cette situation n'est évidemment pas divulgué par le gouvernement.
Cette tension engendrée par un système répressif draconien stigmatise la communauté africaine, présentée aux Chinois par les médias comme une population qui ne respecte pas les lois ; ce qui exacerbe un nationalisme très prégnant. " Les Chinois ont toujours un sentiment de crainte à l'égard des Africains. Pour préserver l'harmonie de la société, les autorités pensent qu'il faut protéger le peuple d'une trop grande invasion ", déclare anonymement un professeur de l'université du Guangdong.
Dans son livre autobiographique, devenu un best-seller, Les Cygnes sauvages (10), l'écrivaine chinoise Jung Chang décrit ce que les écoliers chinois des années 1970 apprenaient sur les Africains : " Ils sont moins développés et ne maîtrisent pas leurs instincts. " Pour la grande majorité des Chinois - comme en Occident d'ailleurs -, l'Afrique n'est connue qu'à travers le bout de la lorgnette des médias de masse, elle est donc toujours réduite à l'image d'un continent à la dérive, accablé par le sida, la famine, les guerres et la sécheresse. Selon toute apparence, une partie du monde sans avenir.
" Dans la rue, les enfants fuient à mon approche "
Si les Chinois ne sont pas plus racistes que les autres, ils manifestent néanmoins plus volontiers ce sentiment. Vincent, un Nigérian installé dans le pays depuis cinq ans, en témoigne : " Même si c'est pire en Indonésie ou en Malaisie, on entend toujours des insultes fuser, comme "diable noir". Dans les transports en commun, les gens se bouchent le nez et parfois, dans la rue, les enfants fuient à mon approche. Il faut vivre avec. " D'autres situations sont vécues comme humiliantes, ainsi que l'explique Jean-Bedel, un étudiant congolais : " A l'hôpital, pour la moindre fièvre, les médecins te prélèvent un nombre inhabituel de tubes de sang et pratiquent systématiquement un test HIV. C'est un comportement qu'ils n'ont pas avec leurs compatriotes. Ils mettent aussi très précautionneusement des gants avant de pratiquer tout examen. Et ce uniquement avec les Noirs. "
Les chauffeurs de taxi font eux aussi, parfois, la sourde oreille à l'appel d'un Africain. " Les diables noirs sont dans la drogue et la prostitution, assure l'un d'entre eux. Ils vont même jusqu'à négocier le prix de la course. Moi, je ne m'arrête jamais. En plus, on ne comprend jamais où ils veulent aller. " Cette incompréhension vient aussi du fait que la majorité des Africains, de passage, ne cherchent pas à s'intégrer. " Ils vivent en marge de la société chinoise en tentant de reconstituer une enclave, un comptoir, où ils se préservent d'une culture différente. Chinois et Africains ne se connaissent pas bien ", rapportent Brigitte Bertoncello, professeure à l'université d'Aix-Marseille, et Sylvie Bredeloup, directrice de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (11). De leur côté, les Africains renvoient la balle aux Chinois : " Le rapprochement est difficile puisque la majorité des Chinois nous dénigrent et ne nous considèrent pas comme leurs égaux ", conclut M. Barry.
Le Grand Timonier prônait pourtant un tout autre rapport à l'altérité, rappelle l'historien Frank Dikötter. " En 1963, Mao affirmait que, "en Afrique, en Asie, partout dans le monde il y a du racisme. En réalité, les problèmes raciaux sont des problèmes de classe". La propagande officielle a favorisé l'idée que seuls les Occidentaux pouvaient se livrer à du racisme, les Chinois se présentant comme les porte-drapeaux des "victimes de couleur" dans la lutte historique contre l'impérialisme blanc (12). "
Il suffit de remplacer la notion de classe par celle de réussite économique pour découvrir le visage de la Chine moderne. " Les préjugés et le racisme chinois se fondent sur le niveau socio-économique et la réussite, tant individuels que communautaires ", note Yan Sun, professeure de sciences politiques à la City University de New York (13). Comme la politique et le droit, le racisme s'arrête souvent là où les affaires commencent. Dans " Chocolate City ", les villes commerciales et les zones de fret, les Chinois ont compris que les Africains peuvent servir la prospérité du pays d'accueil. Ailleurs, en revanche, ces derniers s'exposent toujours à des réactions hostiles. Pour paraphraser Deng Xiaoping, " un pays, deux systèmes ".
Nonobstant le renforcement des règles d'immigration par les autorités de Canton et le chauvinisme chinois, les Africains de Chine ont construit un " pont " (14) entre les deux continents. Ces commerçants servent de connexion entre leurs hôtes et leur nation d'origine. Auraient-ils trouvé une porte pour pénétrer les quatre murs du pictogramme qui représente le mot " pays " en chinois ? Des insurrections populaires contre des Noirs, comme l'université de Nanjing en a connu en 1988, ne sont plus à l'ordre du jour. Des Chinois avaient alors molesté des étudiants africains et c'est par milliers qu'ils étaient descendus dans les rues en scandant : " Mort aux diables noirs ! " Les manifestants avaient pris prétexte des coups mortels portés contre un étudiant chinois, mais ils reprochaient surtout aux Africains leur sollicitude vis-à-vis des jeunes Chinoises.
Depuis, dans les rues du quartier de Xiaobei Lu, les mariages mixtes sont de plus en plus visibles, tout comme les enfants métis. " Grâce à l'ouverture de la Chine sur le monde, il y a de l'espoir pour les étrangers de couleur ici, insiste M. Yane Soufian. On s'adapte à leur culture et on fait avec leurs lois. " Ce jeune Nigérien est arrivé il y a huit ans, " pratiquement sans un sou en poche et ne connaissant que le thé noir... pas le vert ". Marié depuis cinq ans à Hanna, une Chinoise, il a un fils de 10 mois, Arafat. " Ma belle-famille ne s'est jamais opposée à notre union. La seule chose qu'elle craint, c'est qu'on parte au Niger un jour. Ma femme n'a pas eu peur de moi car elle a compris que les Africains qui restent en Chine ont fait preuve de capacité d'adaptation. Ils sont combatifs et définitivement modernes. On respecte beaucoup les femmes et on les aide dans les tâches du quotidien. "
Sur le parvis de la cathédrale du Sacré-Coeur de Shizhi, M. Emma revendique entre trois cents et quatre cents mariages mixtes : " Et j'essaie d'organiser une association pour qu'il y ait le moins de divorces possible ! " Car, au-delà de la différence de culture, certains Africains se marient pour obtenir un certificat de résidence. Ce que Ladji confirme benoîtement : " Il faut se marier avec une Chinoise pour créer une entreprise. C'est ce que mon frère a fait et c'est ce dont nous rêvons tous. "
Bourgeoisie africaine transnationale
De plus en plus d'Africains apprennent le chinois sur place, à l'université ou dans l'un des nombreux Confucius Institutes qui ouvrent leurs portes en Afrique (15). Plus encore, ils revendiquent leur rôle de mentors et même d'éducateurs (16). M. Barry se souvient avec un brin de consternation des lacunes de ses hôtes : " La venue des Africains a permis aux Chinois d'apprendre comment chercher des débouchés commerciaux pour leurs marchandises. Les secrétaires que nous avions ici ne parlaient même pas un mot d'anglais. Notre présence a créé un engouement pour l'apprentissage des langues : l'anglais, le français. Les Chinois n'avaient aucune idée des règles de base du commerce international. L'aide de crédit, le crédit documenté, ils ne connaissaient pas. Ils étaient habitués à être payés de la main à la main. Ce n'est pas du commerce, ça ! "
Ce type d'échanges spontanés, non institutionnalisés permet de nouer des liens entre communautés. En soufflant sur la flamme du développement Sud-Sud, la Chine ne doit pas oublier que le " décollage " d'un des pays les moins avancés (PMA) se solde généralement par une intensification des échanges humains entre celui-ci et le pays industrialisé auquel il est lié (17). Pékin va devoir gérer ce phénomène sans écorner son image, d'autant que les critiques contre l'immigration chinoise en Afrique ne lui permettent pas de durcir sa politique d'accueil des étrangers (18).
Assiste-t-on à l'émergence d'une " bourgeoisie commerçante africaine transnationale " (19) qui, à partir de la Chine, inondera le sud du Sahara de produits à bas coût ? Pareil modèle de développement pourrait rencontrer ses limites. Dans un des cafés qui ceinturent un temple de la consommation chinoise, un Burundais lâche timidement : " La Chine gave l'Afrique de produits quatre à cinq fois moins chers que ceux importés d'Europe. Ça contribue indirectement à l'augmentation du pouvoir d'achat, certes, mais on ne produit plus rien sur place. " Les économies africaines pâtissent en outre de la concurrence déloyale (non-paiement des taxes douanières, dumping). C'est ce type d'échanges qui, en Afrique, génère une impression de néocolonialisme chinois, plus que les accords de coopération du type " infrastructures contre ressources ". Sous prétexte de non-ingérence dans les affaires de ses partenaires économiques, la Chine ne s'emploierait-elle pas à faire passer son intérêt national avant tout ?
" La Chine cherche à faire des affaires avec les gouvernements, observe M. Barry. Mais les Chinois vont se rendre compte que c'est économiquement plus intéressant de traiter directement avec les Africains. " Des Africains faisant des affaires avec la Chine, mais... sans y résider : tel est le souhait des dirigeants de Pékin. Pourtant, 90 % des Africains de Guangzhou occupent une position d'intermédiaires entre des clients du continent noir et les usines chinoises. Sans eux, point de commerce : " Toute l'attractivité de la Chine vient de son pouvoir économique, mais cela ne saurait durer, analyse le chercheur en relations internationales Yan Xuetong. Le culte de l'argent n'est pas une arme de séduction suffisante. Il faut également disposer d'une autorité morale (20). " Pékin aurait donc tout à gagner à soigner ses migrants africains.
" L'ouverture du marché en Chine n'est qu'un entrebâillement de porte et, surtout, les conditions d'accès aux papiers sont trop difficiles, s'insurge Zango, un trader malien. Le futur est ailleurs... En Inde, par exemple. "
(1) " Les immigrants africains, nouveau défi pour la Chine ", Chine-Informations, 6 octobre 2009. (2) Adams Bodomo, " The African trading community in Guangzhou : An emerging bridge for Africa-China relations " (DOC), à paraître dans The China Quarterly, Londres. (3) Mark Leonard, Que pense la Chine ?, Plon, Paris, 2008. (4) Roland Marchal, " Hôtel Bangkok-Sahara ", dans Fariba Adelkhah et Jean-François Bayart (sous la dir. de), Voyages du développement. Emigration, commerce, exil, Karthala, Paris, 2007. (5) Lire Jean-Christophe Servant, " Originalité du jeu chinois ", Manière de voir, n°108, " Indispensable Afrique ", décembre 2009 -janvier 2010. (6) Hubert Escaith (sous la dir. de), " Statistiques du commerce international 2009 ", publication de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), Genève, 2009. Les exportations de la Chine vers l'Afrique ont atteint 50,84 milliards de dollars (+ 36,3% sur l'année 2008) ; les importations en provenance de l'Afrique ont totalisé 56 milliards de dollars (+ 54%). Les hydrocarbures représentent 71,7 % des importations, et les métaux, 14,1 %. (7) 33 % des Africains présents à Canton sont nigérians, 10 % maliens, 8 % ghanéens, 6 % guinéens, le reste étant composé de Congolais, de Sénégalais, d'Ivoiriens, de Nigériens, de Tanzaniens, de Gambiens et de Camerounais. Adams Bodomo, op. cit. (8) Zhigang Li, Desheng Xue, Michal Lyons et Alison Brown, " Ethnic enclave of transnational migrants in Guangzhou : A case of study of Xiaobei " (DOC), Acta Geographica Sinica, Pékin, 2008. (9) " China issues "Green Card" to foreigners ", China Daily, Pékin, 21 août 2004. (10) Jung Chang, Les Cygnes sauvages, Pocket, Paris, 2001. (11) Brigitte Bertoncello et Sylvie Bredeloup, " De Hongkong à Guangzhou, de nouveaux "comptoirs" africains s'organisent ", Perspectives chinoises, n° 2007/1, HongKong. (12) Frank Dikötter, The Discourse of Race in Modern China, C. Hurst & Co, Londres, 1992. (13) Yan Sun, " Millennia of multiethnic contradictions ", forum " China's Changing Views on Race ", blog du New York Times, 13 décembre 2009. (14) Adams Bodomo, op. cit. (15) D'après Confucius Institute Online, en novembre 2009, on recensait vingt et un Confucius Institutes, dans seize pays. (16) Adams Bodomo, op. cit. (17) Roland Marchal, op. cit. (18) Selon Jean-Raphaël Chaponnière, chercheur à l'Agence française de développement, on dénombrerait entre 480 000 et 750 000 Chinois en Afrique. (19) Politique africaine, n° 113, " Afrique, la globalisation par les Suds ", numéro coordonné par Sandrine Perrot et Dominique Malaquais. (20) Cité par Mark Leonard, op. cit.
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1 commentaires:
Bonjour, pourriez-vous m'indiquer la source de la photo, j'aimerais savoir si elle fait partie d'une série.
Merci
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