vendredi 21 mai 2010

DOSSIER - De Gaulle et les rebelles de la France libre

Le Point, no. 1966 - France, jeudi, 20 mai 2010, p. 40-65

Dossier réalisé par François-Guillaume Lorrain et François Malye

Soixante-dix ans après l'appel du 18 juin, « Le Point » revient sur ces résistants de l'extérieur.

Ils furent les premiers héros de l'histoire de France à tracer leur chemin de gloire et de sang en se rebellant contre leur patrie. Qui étaient ces hommes et ces femmes qui refusèrent la défaite et pourquoi firent-ils ce choix de « fêlés », comme l'écrit Georges-Marc Benamou dans son livre « Les rebelles de l'an 40 », dont Le Point publie de larges extraits (voir pages 46 à 48) ?« L'exact négatif de la France de Vichy, terrienne et repliée sur elle-même. La majorité d'entre eux proviennent du littoral ou encore de l'empire », répond l'historien Jean-François Muracciole, auteur d'un passionnant ouvrage traçant, à partir d'un échantillon de 4 500 dossiers, le visage méconnu de cette Résistance de l'extérieur.

Même leur nombre fait encore débat, en raison de l'incertitude sur le chiffre des volontaires issus des colonies : ils seraient environ 30 000 sur les 73 100 Français libres. Jean-François Muracciole a choisi de les exclure de son étude, par manque d'archives et de témoignages, mais aussi parce que les raisons de leur engagement diffèrent. Ces authentiques Français libres, soldats de l'armée française - même si la plupart n'en possédaient pas la nationalité -, suivirent l'encadrement « blanc » quand celui-ci choisit de se rebeller contre Vichy.

Les traits de cette France libre, d'origine européenne, se précisent avec le lieu de résidence de ces volontaires au moment de leur engagement. Trois régions vont fournir le gros des bataillons : la Bretagne, l'Ile-de-France et l'outre-mer.« Quand on était en Bretagne, l'Angleterre était le choix évident, en raison de la proximité et des échanges fréquents avec les Britanniques »,explique André Quelen (voir page 54). La petite ville de Douarnenez offre ainsi autant de Français libres (700 hommes) que Toulouse, Marseille et Lyon réunis...

Esprit de revanche. En réalité, 42 % de ces volontaires vivaient avant la guerre sur le littoral, des Pyrénées à la Manche, d'où il leur était plus facile de fuir. L'autre grand réservoir, c'est l'empire, qui fournit 15 % des effectifs. Leurs origines sociales ? Avec peu de ruraux ou d'ouvriers et une surreprésentation des classes dirigeantes, du milieu militaire et de l'aristocratie, les Français libres sont logiquement deux fois plus nombreux à être issus d'un milieu de droite que de gauche. On y trouve également une forte proportion d'étudiants et de juifs, de protestants et d'étrangers. Les Parisiens furent bien surpris en accueillant les premiers soldats de la 2e DB qui entrent dans la capitale. Ce sont des républicains espagnols de la 9e compagnie du 3e bataillon du régiment de marche du Tchad, la Nueve, dont les chars portent les noms de bataille de la guerre d'Espagne, « Guadalajara » ou « Madrid. » Autre donnée essentielle, près d'un quart des Français libres sont orphelins, pourcentage considérable, le plus souvent de père, tué durant la Première Guerre mondiale.« J'avais le souvenir de 1914, j'ai grandi au milieu des veuves, dans une France en noir, c'était effrayant », témoigne Daniel Cordier, radio et secrétaire de Jean Moulin (voir page 57). Ce qui explique leur esprit de revanche, mais aussi cet amour qui les lie à leur chef, le général de Gaulle, chez qui ils retrouvent une figure paternelle.

Cette tour de Babel militaire qui se forme à partir de juin 1940 est d'abord constituée d'une petite partie des 30 000 militaires français présents en Grande-Bretagne au moment de l'armistice : légionnaires et chasseurs alpins revenant de la campagne de Norvège, rescapés de Dunkerque, marins stationnés sur leurs bâtiments dans les ports anglais. Mais seuls 6 000 d'entre eux choisissent de continuer le combat, les autres retournant en France ou au Maroc. Premier déchirement, même si les effectifs se gonflent de 4 000 volontaires venus de France, puis de ceux de l'empire avec les ralliements successifs de l'Afrique équatoriale française (AEF), de la Polynésie et des établissements de l'Inde.

Evadés. Mais ceux-ci ne doivent pas faire illusion. Le premier revers des Free French préfigure deux années noires : c'est l'échec cinglant de l'opération de Dakar fin septembre 1940, quand de Gaulle, espérant enlever ce point névralgique, se fait canonner à vue; d'autres combats fratricides ont lieu au Gabon, puis en Syrie à l'été 1941. Mais la France libre persiste : Leclerc à travers l'Afrique, les hommes du BCRA (les services de renseignement et d'espionnage de la France libre) parachutés en France, structurant peu à peu les réseaux de résistance, d'autres Free French guerroyant contre les troupes du « Renard du désert », le maréchal Rommel. Heureusement, il y a Bir Hakeim. Fin mai 1942, cet ancien point d'eau est âprement défendu par le général Koenig, permettant ensuite aux Britanniques d'infliger, à El-Alamein, une sévère défaite aux troupes de l'Axe : « Au début, les Anglais nous prenaient pour des rigolos, des mercenaires. Après ça, on a senti leur regard changer », explique l'aviateur René Gatissou (voir page 53). Mais côté ralliement, c'est toujours la traversée du désert.

La deuxième grande vague de volontaires rejoint la première après le débarquement allié en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942. C'est la « bissectrice » de la guerre, selon l'expression de l'historien de la Seconde Guerre mondiale Henri Michel, ce moment où, un peu partout dans le monde, les Alliés reprennent l'avantage. Les effectifs des FFL se renforcent d'une poignée de « déserteurs » de l'armée d'Afrique, de ceux qu'on appellera plus tard les pieds-noirs, mais aussi d'évadés, par l'Espagne, de la France désormais totalement occupée. Le 31 juillet 1943, les Français libres cessent d'exister en tant que seule force luttant contre l'occupant. Ils fusionnent avec l'armée d'Afrique.

Il faudra bien des combats menés côte à côte pour que cesse l'hostilité entre ces hommes auréolés de gloire et ceux qui ont choisi de rester l'arme au pied. En 1944, au Maroc, les hommes de la 2e DB font encore le coup de poing avec les « Africains » du 12e cuirassier, qu'ils surnomment aimablement le « Royal Nazi ».« Nous traversions l'Algérie pour rejoindre la 2e DB au Maroc, raconte François Jacob, chancelier de l'ordre de la Libération (voir page 62). On est tombés dans un restaurant sur un groupe d'officiers de l'armée de Giraud. "Mort aux cons", a dit l'un d'entre nous. On a repris en choeur : "Mort aux cons !" Ils sont partis, après avoir hésité à se jeter sur nous. »

Après, ce sera la campagne d'Italie et ses terribles combats contre des troupes allemandes d'élite, puis, moment inoubliable, le débarquement en France, en Normandie pour la 2e DB ou dans le Midi.« Quand j'ai sauté dans l'eau, raconte Hubert Germain (voir page 56),tout s'est cassé. Je ne tenais plus sur mes jambes, j'ai senti l'odeur des pins, le chant des cigales et j'ai ramassé une poignée de sable. » « On a chanté "Maréchal, nous voilà" », dit Jean Tranape en riant. Venu de Nouméa, ancien du bataillon du Pacifique décimé à Bir Hakeim, ses yeux brillent encore de son émerveillement en voyant la mère patrie pour la première fois (voir page 60).

Suivent les mois meurtriers des campagnes d'Alsace et d'Allemagne. Des pertes de la même ampleur que les pires combats de la Première Guerre mondiale.« L'escadrille Alsace, composée d'une vingtaine de pilotes, a été renouvelée entièrement trois ou quatre fois », explique l'aviateur Claude Raoul-Duval (voir page 58). Au total, 3 200 de ces « fêlés » mourront au combat et plus de 10 000 seront blessés. Pour avoir été libres de penser - et de prouver - que si la France avait perdu une bataille elle n'avait pas perdu la guerre

Encadré(s) :

Etre Français libre

Sont considérés comme Français libres ceux qui ont rejoint les FFL (Forces françaises libres) entre le 18 juin 1940 et le 31 juillet 1943, date à laquelle elles fusionnent avec l'armée d'Afrique pour devenir les Forces françaises combattantes, c'est-à-dire l'armée du CFLN (Comité français de libération nationale). S'ajoutent à ces volontaires les membres des réseaux de résistance affiliés au CNF (Comité national français), instance politique de la France libre, ainsi que les évadés de France ayant rejoint une unité ex-FFL « même après le 31 juillet 1943 pour des cas de force majeure tels que l'incarcération consécutive à leur évasion ». Enfin, y appartiennent également ceux qui ont été blessés ou tués en tentant de les rejoindre avant la fusion de l'été 1943.

Bibligraphie

«Les Français libres : L'autre Résistance», de Jean-François Murraciole (Tallandier).

«1061 Compagnons : histoire des compagnons de la libération», de Jean-Christophe Notin (Perrin).

«La France pendant la seconde guerre mondiale», atlas historique, de Jean-Luc Leleu, Françoise Passera et Jean Quellien (Fayard).

«Dictionnaire des compagnons de la Libération» de Vladimir Trouplin (Elytis)




Le Général et eux


François-Guillaume Lorrain et François Malye

Portrait. Pour Le Point, les compagnons racontent leur de Gaulle.

La rencontre avec de Gaulle est un moment clé dans le parcours de ces Français libres. Chacun garde le souvenir fort du jour où, pour la première fois, il a vu surgir cette silhouette immense, sévère, distante, autoritaire, cette « cathédrale gothique », résume François Jacob. Aucun de ces jeunes n'a entendu l'appel du 18 juin ni ne connaissait son nom. Mais quand il leur apparaît, quelques minutes, le 6 juillet 1940, à l'Olympia de Londres, où campent les FL, il trouve d'emblée les mots justes. Ni trémolo ni flatterie : « Je ne vous féliciterai pas d'être venus, vous avez fait votre devoir. Quand la France agonise, ses enfants se doivent de la sauver. Vous avez de la chance, jeunes Français, car vous voyagerez beaucoup. Ce sera long, ce sera dur, mais à la fin, nous vaincrons. » Présent ce jour-là, Daniel Cordier se souvient de sa silhouette de héron, de son regard de prophète et de « sa voix aux intonations étranges ». L'instant est crucial : la cause de la France libre s'incarne enfin.

Plus tard, chacun ou presque aura droit à son tête-à-tête, passage obligé. Pour Cordier, l'entretien a lieu le 1er août 1940 : « Dans ma tête, tout se bouscule : correction de ma tenue, salut en claquant les talons, formule de présentation cent fois répétée. » Le dialogue est très bref, immuable : que faisiez-vous en France, quand êtes-vous arrivé, pourquoi vous êtes-vous engagé, avez-vous un souhait à formuler ? Quelques-uns ont des souvenirs plus personnels. Hubert Germain, dont de Gaulle connaissait le père, a droit à un aparté. Verdict aujourd'hui : « J'avais quitté papa, je tombais sur un second père. » Cantonné en Syrie jusqu'en mai 1940, Bernard Demolins est reçu plus longuement, interrogé sur la situation là-bas : « J'ai tenté de lui répondre, puis il s'est planté devant une carte du monde et s'est lancé dans une longue explication : les Allemands n'obtiendraient pas de pétrole des Russes, ils voudraient passer par la Libye, la Syrie. Il avait tout prévu, j'étais sidéré. » Pour François Jacob, le premier échange a des accents presque fantastiques : fin août 1940, il est accoudé au bastingage du « Westernland », en partance pour Dakar, quand il entend derrière lui une voix d'outre-tombe : « Cette terre, là-bas, qu'est-ce que c'est ? » Un temps stupéfait, Jacob se reprend et suggère l'Irlande : « Oui, dit de Gaulle,ce doit être l'Irlande. Il paraît que c'est très beau. Mais on attendra une autre occasion pour aller visiter. » Cette occasion, ce sera le dernier voyage de 1969, après sa démission.

L'officier mécanicien de l'air René Gatissou n'a vu de Gaulle que quelques minutes, mais il les raconte encore avec délectation. Basé en 1941 à Khartoum, il reçoit l'ordre d'un colonel d'aller voir de Gaulle au Caire pour obtenir des pièces de rechange, qui sont chez les Anglais à Bagdad. Il le trouve assis à une grande table, qui n'est en fait qu'une caisse d'emballage.« Je lui fais part de ma demande. Il sonne Raymond, qui pilotait son avion, et me désigne à lui : "Gatissou veut aller à Bagdad. - Mais c'est en Irak, mon général. - Je sais, Raymond, et j'ai besoin de mon avion demain matin à 10 heures." » Gatissou fait l'aller-retour avec l'avion de De Gaulle, tombe sur des Anglais qui sirotent leur whisky, obtient ses pièces et ramène l'avion in extremis. Mais l'histoire n'est pas finie.« Dans les années 60, de Gaulle a organisé une réunion à l'Elysée avec les compagnons de la Libération. Il s'est planté devant moi et m'a dit, alors qu'on ne s'était jamais revus : "Alors, Gatissou, on n'a besoin de rien aujourd'hui ?" »

Si de Gaulle, pour la plupart, reste une figure distante, certains gardent un souvenir plus détendu. Le 14 juillet 1942, un mois après Bir-Hakeim, le général rend visite à ses jeunes officiers vainqueurs.« On sentait qu'il était heureux. Il avait perdu sa raideur, raconte Hubert Germain.On en a profité. On lui a dit : "On ne va pas rester comme des ploucs au soleil, on veut encore se battre. - Je m'en occupe" », nous a-t-il répondu. Puis les jeunes officiers lui réclament une décoration pour Bir-Hakeim. Même réponse du général : « Je m'en occupe. - Tout est prêt, mon général » : on lui a sorti un papier où tout était déjà écrit. Il a prétexté qu'il n'avait pas de stylo, mais on lui en a tendu un.« "Où voyez-vous une table pour écrire ?" Il croyait s'en sortir comme ça. Mais un officier lui a présenté son dos et il a signé dessus en souriant. »



Georges-Marc Benamou : « Il fallait être fêlé »


C'est une époque qui le hante. On connaît le Benamou spécialiste du Vichy mitterrandien. Chroniqueur du Munich et de ses fantômes de 1938. Mais il y a aussi le Benamou passionné par le côté moins obscur de la force française, la Résistance, Londres et le grand réveil de juin 1940. Onze ans après « C'était un temps déraisonnable », qui donnait déjà la parole à quatorze résistants de la première heure, ses « Rebelles de l'an 40 » (Robert Laffont) exhument seize autres longs témoignages de cette génération sacrée, de ces croisés magnifiques, qui, au mois de juin 1940, prirent un aller improbable pour un Londres brumeux.

Extraits

Ces fous furieux de la France. Les « fêlés »... En effet, il fallait être « fêlé », libre, rebelle, incapable de médiocrité, ou de calculs carriéristes, pour dire non le 17 juin, aussitôt après le discours de Pétain. Il fallait être « fêlé » pour rompre avec les siens, pour oser se soulever contre les familles, les conforts, les carrières, l'immense majorité des Français, la raison maréchaliste et d'autres gloires républicaines. Il fallait être « fêlé » pour sentir, mieux qu'Edouard Herriot qui hésitait encore le 10 juillet à Vichy, où se trouvaient l'honneur, le devoir, le camp du bien, et aussi la victoire dans cette affaire.

Il fallait être « fêlé », comme Cordier ou ses camarades, en cette fin juin 1940, pour partir à l'aveuglette, sans feuille de route, sans point de chute, pour la brumeuse et perfide Albion.

Seuls contre tous

Il y a un mystère de la première Résistance française. Depuis toujours, ce mystère m'a fasciné, et ce livre est une tentative de résoudre cette énigme sacrée.

Mystère de cette première Résistance; mystère de ce refus fondateur, de son origine, de ses motivations, parfois ses contradictions; mystère dans les circonstances qui l'entourent chez chacun de ces rebelles, ceux que je vais rencontrer, ou découvrir. (...)

Mystère de leur volonté, de la persistance de leur volonté, malgré le danger, les entraves, un pays avachi et sceptique.

Mystère dans la rencontre entre ces premiers résistants aux profils atypiques, aux itinéraires contrastés et venus de mondes contraires, qui en disant non font ensemble ce pari fou, illogique à première vue, totalement « déraisonnable », et au bout du compte miraculeux.

Mystère dans la réussite de cette entreprise insensée, vue d'aujourd'hui comme d'hier, d'ailleurs. En juin 1940, de Gaulle et cette poignée de « déraisonnables » accourus à Londres osèrent, en effet, proprement défier les lois de la nature et de la raison politique.

C'est pourtant cette folie, cette « France imaginée » par de Gaulle, que l'on verra triompher aux côtés des Alliés, cinq ans plus tard. Qui l'aurait dit, qui l'aurait cru ? Certes, on peut vanter le caractère visionnaire de De Gaulle qui, dès juin 1940, « voyait » la guerre devenir mondiale, et « savait » que les Américains allaient intervenir et déverser leur colossale industrie de guerre. Evidemment, il ne « savait » pas, il ne « voyait » pas, bien sûr; il en faisait simplement le pari, le pari fou.

On parle de 100 000 résistants à la Libération. Ce ne sont pas ces 100 000-là qui retiennent mon attention. Ce sont les autres, cette poignée miraculeuse, cette minorité - dans cette minorité que sera toujours la Résistance au sein de la Nation -, les tout premiers hérétiques qui, un jour de l'été 1940, diront non. Seuls contre tous. Certains auteurs estiment que cette première Résistance représente 0,35 % des hommes français disponibles, et après avoir retranché de ce décompte les 2 millions de prisonniers en Allemagne, les hommes âgés ou en charge de famille. 0,35 % de la France !... Autant dire rien. Ou tout. Le sel de la Nation.

Non à Pétain

Leur refus est d'abord instinctif, pas immédiatement idéologique, assez peu politique; il faut dire qu'à l'été 1940 les partis politiques républicains sont assommés, absents, muets, knock-out comme la plupart des Français. Faute de nouvelles des leurs, d'informations politiques fiables ou de consignes des corps intermédiaires, des partis, des syndicats et des associations, les Français de l'an 40 sont dans un terrible désert.

Le paradoxe - on le verra - est que ces premiers rebelles répondent plus à l'appel du 17 juin, celui de Pétain, certes à leur manière, qu'à celui du 18 juin, celui de De Gaulle, que la plupart d'entre eux n'entendront pas. Pour ceux qui deviendront les premiers rebelles, le discours de Pétain du 17 juin est un détonateur. Le maréchal vient d'être appelé à la présidence du Conseil, où il fait « don de [sa] personne à la France » et demande l'armistice.

Pour chacun d'eux, c'est un choc violent, intime, un mouvement tellurique profond. Pour l'une, c'est un dégoût physique; pour l'autre, c'est une colère qui l'oblige à barbouiller de graffitis les murs de Carcassonne; pour d'autres encore, c'est le départ immédiat, à pied ou à vélo, pour le port le plus proche, avec le coeur au ventre, le sentiment d'être orphelin de l'empire, d'un Etat, d'une armée. L'insupportable sentiment de l'effondrement d'un monde.

Une « armée de vaincus »

Un chiffre donne une idée assez précise de la qualité de l'engagement des premiers « Londoniens ». Au moment de l'appel du 18 juin, il y avait sur le territoire britannique 30 000 soldats et marins français : les repliés de l'expédition de Narvik, le reste des rescapés de Dunkerque, le personnel des marines de guerre ou de commerce à bord des navires français réfugiés dans les ports britanniques. Un mois plus tard, il n'en restait guère qu'un peu plus de 6 000 seulement en Grande-Bretagne. Les autres avaient préféré retourner en territoire français, en dépit de l'appel de De Gaulle, ou de la possibilité de combattre au côté de l'Angleterre. Des militaires mobilisés, des officiers supérieurs comme le chef de l'expédition de Narvik, le général Antoine Béthouart qui, bien qu'acquis à la cause alliée, refusa de se joindre à de Gaulle, son camarade de promotion à Saint-Cyr, mais fit en sorte que le Général puisse venir s'adresser directement à une partie du corps expéditionnaire au camp de Trentham; Béthouart ne franchira le Rubicon que plus tard, et sera néanmoins accueilli par de Gaulle et fait compagnon.

Au total, à la mi-juin, 13 500 marins, 10 % de la flotte de combat et 8 % de la marine marchande, étaient regroupés dans les ports de Southampton, Portsmouth, Plymouth, Falmouth. Quinze mille soldats de l'armée de terre étaient internés dans des camps de fortune, à Aintree, à Arrowe Park, à Haydock, à Trentham Park. Ils eurent connaissance, avant les autres, de l'appel du 18 juin. De quoi parlait-on en Angleterre, entre Français, à ce moment-là ? Peu d'entre eux s'engagèrent pourtant. Sur les navires, l'atmosphère était maussade, la confusion des esprits était grande. Les rumeurs les plus invraisemblables circulaient; on prétendait que l'engagement auprès de De Gaulle entraînerait la perte de la nationalité française. Après l'incertitude et le traumatisme de la défaite, la préoccupation dominante était de rentrer en France, et le plus tôt possible. Le discours de Pétain du 17 juin avait fait forte impression. La plupart des hommes pensaient que la guerre était finie. Inquiets pour leur famille, ils ne songeaient qu'à regagner leur foyer. On leur proposa, les Britanniques autant que les quelques Français libres, de rester en Angleterre.

Les Anglais leur distribuèrent des papiers leur offrant le choix entre le rapatriement en France, l'engagement dans les forces britanniques, l'embauche dans l'industrie de guerre anglaise ou l'enrôlement au sein d'un corps de volontaires français. Mais le choix devait être collectif, ce qui donnait beaucoup d'influence aux officiers français défaitistes. Les hommes s'inquiétaient des statuts proposés, craignaient les représailles en France pour leur famille.

En réalité, les Anglais, obsédés par la cinquième colonne, peu convaincus des capacités combatives de cette armée en déroute, n'ont pas fait grand-chose pour inciter au recrutement de soldats rebelles à leur gouvernement. Les rares premiers Français libres ont dû mener une véritable campagne, parfois contre la volonté des cadres français, afin de faire connaître leurs intentions. Des tournées de propagande furent organisées; elles ne furent pas toujours bien reçues. Etienne Schlumberger raconte qu'il a été accueilli par des insultes et des coups lors de sa venue parce qu'il voulait enrôler des soldats dans les FFL.

Seules quelques visites de De Gaulle parvinrent à motiver, à galvaniser cette « armée de vaincus ». A la suite de son allocution au camp de Trentham, la majorité des hommes de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère et une poignée de chasseurs alpins décidèrent de rester. Cet apport fut décisif. La petite cohorte d'officiers ralliés comprendra des hommes aux destinées exceptionnelles : André Dewavrin dit le colonel Passy, mais aussi Pierre Koenig, futur maréchal de France, Pierre-Olivier Lapie, futur ministre, et des futurs généraux : Monclar, de Bollardière, Saint-Hillier. A ces militaires s'ajoutèrent quelques rares civils membres de la colonie française de Grande-Bretagne, comme René Pleven, second de Jean Monnet au comité de coordination franco-britannique.

Pendant ce temps, depuis la mi-juin 1940, 4 000 Français tentèrent de rejoindre l'Angleterre pour s'engager dans la France libre : environ 500 pêcheurs bretons (dont les 127 hommes de l'île de Sein), des centaines de jeunes lycéens ou étudiants, une poignée d'aviateurs (parmi eux les 108 moniteurs et élèves de l'école de pilotage n°23 du Mans) et de militaires (comme le lieutenant Jean Simon, saint-cyrien, et son camarade réserviste, le sous-lieutenant Pierre Messmer, qui quittèrent Clermont-Ferrand dès le 17 juin, bien décidés à poursuivre le combat hors métropole).

Le chassé-croisé de deux France

Une double migration. Près de 30 000 soldats français fourbus, défaits, revenant en France occupée : piteux spectacle. Et, en sens inverse, glorieux spectacle, quelques fous, quelques dizaines de « déraisonnables », des marins ou des enfants à peine grandis, dont la guerre n'est pas le métier, qui accourent, cherchent un port, un bateau, une lueur d'espérance dans la nuit française.

Ce chassé-croisé de deux France, en ces jours de juin 1940, en dit long. Une France défaite, éteinte et résignée, s'en retourne, alors qu'une autre France s'élance, rebelle, insensée, idéale

Encadré(s) :

Ecran noir

« Un taxi pour Tobrouk » et quelques scènes avec la 2e DB dans « Paris brûle-t-il ? » : voilà à quoi se résume, dans le cinéma français, l'épopée des FFL. Hormis la survie dans le désert d'un commando de quatre hommes, où l'on retrouve Ventura et Aznavour, c'est donc l'indifférence, l'absence d'images qui dominent. Réalisé en 1961, le film de Denys de La Patellière avait pourtant été un triomphe et aurait dû convaincre les producteurs de prendre le relais. Il n'en fut rien. La Résistance, en revanche, a tout raflé. Dès 1945, « La bataille du rail » et « Le père tranquille » instaurent la suprématie sur les écrans de l'« armée des ombres ». Pourquoi ce déséquilibre flagrant et injuste ? Le septième art français n'a jamais su vraiment filmer le militaire. Ses cinéastes, à la différence de leurs collègues américains, n'avaient pas fait la guerre. A noter, le projet de film d'Eric Heumann, «Un capitaine», sur l'odyssée du maréchal Leclerc depuis mai 1940 jusqu'au serment de Koufra, tenu en 1941.

La mort en cas de capture

Pour la plupart déjà condamnés à mort par Vichy, les « Free French » n'avaient guère de chances de survivre en cas de capture : Hitler avait donné l'ordre de les exécuter. Si Rommel, en Afrique du Nord, refuse d'appliquer cette consigne, ce ne sera pas le cas en Russie, où certains pilotes du Normandie-Niemen seront abattus, ni lors de la bataille de Normandie, durant laquelle de nombreux commandos du Special Air Service (SAS) parachutés en Bretagne lors du D-Day seront passés par les armes.

Note(s) :

«Les rebelles de l'An 40», de Georges-Marc Benamou (Robert Laffont, 374 pages, 21 E). En librairie le 27 mai.



Les derniers secrets des compagnons

Témoignages. Le Point a rencontré dix compagnons de la Libération. Du départ d'une France en pleine débâcle jusqu'à la victoire finale, ils livrent le récit de leurs combats, dans les sables du désert ou les neiges de Russie.

Comme je m'étais engagé en 1939 dans l'armée de l'air et que j'avais été breveté pilote, j'ai été affecté au 602 Squadron de la RAF. Au 602e, nous étions une demi-douzaine de Français, et un général est venu pour nous faire rejoindre les Forces françaises libres et créer un truc qui n'avait pas encore de nom mais allait devenir le Normandie-Niémen. J'aimais bien les Anglais, mais quand ils m'ont demandé pourquoi j'allais me les geler là-bas, je leur ai dit que mon pays était occupé, pas le leur, et que tous les moyens étaient bons pour virer les Allemands de chez moi. Nous sommes arrivés en Russie, à Ivanovo, après un très long voyage, et les Russes, très gentils, se sont quand même demandé ce que venaient faire là ces quinze pilotes alors qu'il y en avait près de 20 000 chez eux ! Cela pouvait sembler dérisoire mais c'était en fait un geste de Staline vis-à-vis de De Gaulle. Il y avait toujours eu une grande amitié entre Français et Russes. Ensuite, deux mois d'école avec obligation d'apprendre le russe. Dans la radio, c'était une belle cacophonie... Nous sommes partis pour le front début 1943. Orel, Koursk, Ielna, Smolensk. Nous avons commencé à barouder à partir du saillant de Koursk, la plus grande bataille de chars de l'Histoire, près de 6 000, un spectacle incroyable. En quelques mois, des quinze premiers du groupe nous n'étions plus que cinq. Et, au total, sur 96 engagés pendant toute la guerre, 54 ne sont pas revenus.

En tant que membres des pilotes de la garde, nous étions chouchoutés, privilégiés. On crevait quand même de froid, au point de faire des feux dans les chambres avec des livres. L'Angleterre, à côté, c'était la guerre en dentelles. Mais la chaleur de l'accueil des Russes nous a vite fait oublier la bouffe infecte, le froid et les punaises. Nos mécanos, eux, vivaient l'enfer. Ils devaient travailler par moins 20 degrés, avec des gants qui rendaient les gestes imprécis mais qui étaient obligatoires sous peine de voir leur peau rester accrochée au métal glacé. Et ce n'était encore rien à côté de ce qu'enduraient les Russes. C'étaient les femmes qui creusaient les tranchées autour des terrains, abattaient les arbres. Qu'est-ce qu'ils ont souffert, qu'est-ce qu'ils ont pleuré !

Mon meilleur souvenir ? Quand, au pied du camion radio, nous avons appris la libération de Paris avec quarante-huit heures de retard. Ce fut un moment de joie indescriptible. Les Russes ont entonné « La Marseillaise » et tous les canons de DCA, dans un rayon de 15 kilomètres, se sont mis à tirer ! La libération de Paris, je peux vous assurer qu'on l'a bien fêtée... Le plus mauvais ? C'était en Angleterre, avant le Normandie-Niémen, quand mon ami Charles Ingold s'est tué. Il était en panne d'essence, a plané jusqu'au terrain mais, quand il s'est posé, son Spit a capoté et il s'est brisé la nuque. C'était vraiment trop stupide de mourir ainsi. Au combat d'accord, mais pas à cause d'une panne d'essence

Encadré(s) :

Roland de La Poype

« A côté de la Russie, l'Angleterre, c'était la guerre en dentelles » Roland de la Poype Commandant de la première escadrille du groupe Normandie-Niémen.

Né le 28 juillet 1920 aux Pradeaux (Puy-de-Dôme). 12 fois cité, 16 victoires aériennes, Roland Paulze d'Ivoy de La Poype est le premier Français, avec son ami Maurice Albert, à être fait héros de l'Union soviétique. Reconverti après guerre dans l'industrie, il est l'inventeur du berlingot DOP, de la Méhari et du Marineland d'Antibes. Il a réuni ses souvenirs dans « L'épopée du Normandie-Niémen » (Perrin).



« Partir fut un réflexe inconscient, seuls les cons réfléchissent »

Bernard Demolins Colonel, 1re division française libre.

Témoignages. Le Point a rencontré dix compagnons de la Libération. Du départ d'une France en pleine débâcle jusqu'à la victoire finale, ils livrent le récit de leurs combats, dans les sables du désert ou les neiges de Russie.

J'étais sous les drapeaux depuis 1938 et, en juin 40, j'étais en permission à Saint-Malo. J'arrivais du Liban et de Syrie. Ce qui m'a fait partir, c'est une phrase que de Gaulle n'avait pas encore prononcée : une bataille a été perdue, mais pas la guerre. Ce fut un réflexe inconscient, il n'y a que les cons qui réfléchissent. Le 14 juin, une voix m'a dit de ficher le camp. Le front reculait très vite. Mon père m'a donné son autorisation, j'ai essayé de convaincre mes deux frères, en vain. Une amie de la famille m'a appelé : veux-tu accompagner mes sept enfants dans le Sud-Ouest ? C'était un signe du destin. Je suis parti avec deux voitures. A Pau, chez la grand-mère des enfants, la veuve d'un général, on a écouté Pétain, le 17 juin, qui demandait les conditions d'armistice. « Je pars m'engager », ai-je dit en me levant. La générale était une inconditionnelle du Maréchal. Elle m'a flanqué une gifle qui me fait encore mal à la joue et m'a chassé de chez elle.

A Bayonne, j'ai dormi dans une école où j'ai croisé un Anglais qui se rendait au consulat britannique. Sur la façade, une affichette encore humide de colle indiquait que, pour s'engager dans l'armée francocanadienne, il fallait aller au 3, rue de la Baleine à Saint-Jean-de-Luz. Mais là, pas de n° 3. J'ai rencontré deux rabbins qui m'ont parlé du n° 3 de l'avenue Foch. « Vous n'êtes pas encore parti ? » m'a-t-on dit là-bas. Mais, sur le port, des gardes mobiles refoulaient les Français. J'ai rusé et je me suis faufilé jusqu'au « Batory », un bateau polonais.

A Dakar, on a dû se replier. Le Général ne voulait pas qu'on se batte entre Français. Moi j'étais pour. Ceux qui n'avaient pas compris que la collaboration était une connerie ne méritaient pas d'être français. Ensuite, Bir-Hakeim, puis la Syrie où j'ai été blessé le 17 juin 1941. Comme par la suite j'avais le bras attaché au ventre, on a voulu me muter dans un coin où il ne se passait rien. Furieux, je suis allé voir le général Catroux et je lui ai jeté mes galons : « Je pars en Libye, je m'engage dans la Légion. » Catroux m'a rattrapé et m'a dit : « Vous êtes de Saint-Malo, vous serez affecté aux fusiliers marins. » J'étais content.

Quand on a débarqué en Provence, j'ai demandé à un vigneron du raisin pour ma compagnie : « Pour les Allemands, c'était 5 francs, pour vous, ce sera 10. » On l'a fait saigner avec la baïonnette, puis on lui a flanqué un coup de pied au cul. Il a dû avoir mal longtemps. La France était comme ça, ralliée au vainqueur. La masse est plus bête que l'individu le plus bête qui la compose

Encadré(s) :

Bernard Demolins

Né le 14 juin 1918 à Saint-Pavace (Sarthe). D'abord affecté au bataillon de marche n°3 (BM 3), il rejoint ensuite le 1er bataillon de fusiliers marins au moment de Bir-Hakeim. Il participe à la campagne d'Italie avec la 1re division française libre. Blessé à plusieurs reprises, il se bat en Alsace et dans les Alpes, au massif de l'Authion. Ci-dessous, en 1945.



« Pas la peine de rire, petit con, on va y laisser notre peau »

Hubert Germain Chef de section antichar.

Témoignages. Le Point a rencontré dix compagnons de la Libération. Du départ d'une France en pleine débâcle jusqu'à la victoire finale, ils livrent le récit de leurs combats, dans les sables du désert ou les neiges de Russie.

Je suis fils de général. Adolescent, j'étais invité dans les dîners de mon père, j'écoutais ces hauts gradés et je sentais qu'ils n'étaient pas prêts pour la guerre, qu'un jour il faudrait réparer leurs conneries. Je respectais les valeurs militaires, le don de soi, la détermination, mais en 1940 on n'a eu que de la résignation. La défaite a été un choc atroce, il fallait faire quelque chose. Le 14 juin 1940, je passais à Bordeaux mon examen d'entrée à l'Ecole de l'air. Au bout de vingt minutes, j'ai rendu ma copie au surveillant en disant : « Je pars faire la guerre. » Je suis passé voir un ami de mon père, le général Bührer, qui m'a dit que la guerre était finie. « Pour moi, elle commence. - C'est le gouvernement qui l'a décidé, m'a-t-il répondu. - Je me fous du gouvernement. - Et si on te donne l'ordre de bombarder la France ? - Je la bombarderai. » Il m'a traité de jean-foutre et m'a fichu dehors. Quand mon père, qui avait été au cabinet de Pétain en 1934, apprit plus tard au Maréchal que j'étais parti chez de Gaulle, Pétain lui répondit : « Si j'avais eu 20 ans, j'en aurais fait autant. »

J'ai embarqué à Saint-Jean-de-Luz avec un copain mais quand j'ai vu disparaître les côtes françaises, j'ai eu un choc. On avait la France dans les tripes. A Liverpool, on a été accueillis par un sous-lieutenant bien nippé, qui nous a servi un laïus à la con : il nous parlait d'un général qui voulait former une armée. Les généraux, on en avait soupé, et avec trois camarades, on est allés rejoindre les Canadiens. Puis on est revenus dans les FFL.

Après la Syrie, comme la France libre avait besoin d'aspirants, j'ai passé l'examen et choisi la Légion étrangère, une force formidable : on ne peut concevoir l'armée française sans la Légion. Mais le général Koenig m'a mis en garde : « Pas la peine de rire, petit con, tu vas devenir officier, mais on n'est qu'en 1941, tu n'as aucune chance de revoir la France, on va y laisser notre peau. » J'aimais bien ce genre de chefs.

A Bir-Hakeim, on a dû sortir la nuit entre les lignes allemandes qui nous encerclaient. On pouvait mourir à tout moment, mais, derrière moi, des Maghrébins discutaient du bordel de Sidi Bel Abbes. Saint-Exupéry a bien décrit cette impression : « On vit dans la résurrection de la seconde. » L'Italie a été plus traumatisante. En face, les troupes allemandes étaient exceptionnelles et j'ai perdu beaucoup d'amis. J'ai été moi-même blessé.

Le débarquement en Provence a été une douche froide. On a investi un camp de sous-mariniers allemands et on est tombés sur des lettres d'amour écrites par des Françaises. « Retrouve-moi sur le quai... » Même chose en Franche-Comté, dans une école, avec le journal d'une institutrice. Ou c'est un maire de village qui voulait nous faire payer l'eau, alors qu'on venait de le libérer. Et ne parlons pas du marché noir...

Le 30 avril 1945, j'ai reçu un télégramme. Mon père serait le lendemain à la gare de Cannes. Il avait servi pour Pétain à Djibouti, puis avait quitté le Maréchal, avait été arrêté par la Gestapo et déporté. Quand il est descendu du train, je l'ai à peine reconnu. Nous avons fait quelques pas, puis je me suis tourné vers lui : « Mon général, la compagnie de légionnaires est là pour vous rendre les honneurs. »

Début 1946, deux gendarmes ont sonné à ma porte. Devenu l'aide de camp du général Koenig, j'étais en uniforme et ils m'ont salué. « On cherche Hubert Germain. - Qu'est-ce qu'il a fait ? - Il était de la classe 40, second semestre. Il a déserté. » Je leur ai expliqué mes états de service et je les ai sentis gênés. Les républiques ont beau passer, l'administration reste, avec toute sa connerie

Encadré(s) :

Hubert Germain

Né le 6 août 1920

à Paris. Membre en 1941 de l'état-major du général Legentilhomme en Palestine. Rejoint en février 1942 la 13e demi-brigade de la Légion étrangère. Chef de section antichar à Bir-Hakeim. Blessé le 24 mai 1944. Décoré de la croix de la Libération fin juin 1944 à Caserte. Député de Paris de 1962 à 1978. Ministre des PTT de 1972 à 1974.



« On me croyait mort : Romain Gary m'a embrassé en pleurant »

Claude Raoul-Duval Capitaine, pilote du groupe de chasse Alsace.

Témoignages. Le Point a rencontré dix compagnons de la Libération. Du départ d'une France en pleine débâcle jusqu'à la victoire finale, ils livrent le récit de leurs combats, dans les sables du désert ou les neiges de Russie.

Le 19 juin 40, j'étais élève de l'Ecole de l'air. On devait embarquer avec les autres élèves au Verdon, à bord du « Massilia », en compagnie des députés français. Au dernier moment, on a eu ordre de retourner sur la base de Mérignac. Avec un copain, j'ai décidé de déserter. Tout partait à vau-l'eau, tout le monde était très content que la guerre s'arrête. Je suis allé voir mon père, replié à Bordeaux, qui m'a parlé d'un général qu'il avait entendu à la radio la veille.« De Gaulle, avec un nom pareil, tu t'en souviendras, il est à Londres. » On a appris qu'à la pointe de Grave d'autres bateaux embarquaient. Mon père nous y a emmenés. On a trouvé un navire hollandais qui convoyait des phosphates du Maroc.

De Gaulle nous a félicités de n'avoir pas signé dans la RAF. On a formé l'escadrille Alsace, l'entraînement avait lieu près de Cardiff et on est partis en Egypte protéger des convois maritimes anglais entre l'île de Malte, bloquée par les Allemands, et Alexandrie. Puis l'escadrille Alsace s'est reformée en Angleterre. Nous avions pour mission d'escorter les forteresses volantes américaines. Le 17 avril 1943, j'ai été abattu par un Messerschmitt, au-dessus de Triqueville, dans le marais Vernier. Mon parachute s'est accroché à un arbre, et pendant que les Allemands le regardaient, fascinés, je suis passé entre eux. J'ai été blessé aux deux jambes, j'ai encore des éclats aujourd'hui. Dans le bois du château de Tancarville, je suis tombé en bordure de forêt sur un vieil homme qui ramassait du bois. J'étais en pantalon bleu marine, pull-over blanc : « J'ai compris, t'en fais pas, ils t'auront pas, j'ai été prisonnier aux deux guerres. » Il m'a accompagné dans une ferme, m'a donné du calva. J'ai été traîné de ferme en ferme, personne ne voulait me garder, chaque fois, je buvais un peu de calva et j'ai fini ivre mort, dans le lit du type, à la place de sa femme. Grâce à la Résistance locale, je me suis retrouvé chez mon père, qui s'occupait d'un réseau d'évasion pour les parachutistes alliés. J'ai récupéré deux équipages américains de forteresses volantes et nous sommes partis en train puis à pied pour l'Espagne, d'où nous avons rejoint l'Angleterre. Là-bas, on me croyait mort. Quand je suis entré dans le mess, Romain Gary s'est précipité vers moi et m'a embrassé en pleurant. J'ai participé au D-Day pour des missions de couverture. On attaquait les troupes allemandes, les trains, on mitraillait les réservoirs d'eau le long des voies pour empêcher les locos de se ravitailler. Le plus sportif, c'était de lâcher nos bombes de 250 kilos dans les champs de telle façon qu'elles rebondissent et aillent s'enfoncer dans les ballasts, où elles explosaient. Sur une zone de 50 kilomètres, rien ne devait bouger. Les pertes ont été très élevées : l'escadrille Alsace, une vingtaine de pilotes, a été renouvelée entièrement trois ou quatre fois. A l'automne 1944, alors que j'étais basé à Bayeux, j'ai emprunté un petit avion et je me suis posé dans la propriété de mon père, à Notre-Dame-du-Vaudreuil. Ce fut le moment le plus émouvant de ma guerre

Encadré(s) :

Claude Raoul-Duval

Né le 22 octobre 1919 à Paris, Il combat en Afrique, puis, à partir de 1943, au-dessus de la France occupée. Abattu en Normandie en avril, blessé, il rejoint l'Angleterre au terme d'un long périple durant lequel il rapatrie deux équipages de Forteresses volantes. Il prend ensuite part aux campagnes de France, de Belgique et de Hollande.



« C'était la première fois que je voyais la France »

Jean Tranape Bataillon du Pacifique.

Témoignages. Le Point a rencontré dix compagnons de la Libération. Du départ d'une France en pleine débâcle jusqu'à la victoire finale, ils livrent le récit de leurs combats, dans les sables du désert ou les neiges de Russie.

En juin 1940, je faisais mon service militaire au bataillon mixte d'infanterie coloniale à Nouméa. A la nouvelle de la défaite, tout le Pacifique s'est rallié à de Gaulle. D'abord les Nouvelles-Hébrides, puis Tahiti, avec les soldats emmenés par le capitaine Félix Broche, et la Nouvelle-Calédonie qui a suivi en septembre. Ceux des administrateurs et des militaires qui refusaient ont été expulsés vers l'Indochine. Le bataillon du Pacifique a été mis sur pied, fin septembre, à la demande du général de Gaulle et comprenait 600 hommes, pour moitié des Tahitiens et moitié des Néo-Calédoniens. Au début, on ne se mélangeait pas beaucoup, les Tahitiens aimaient bien boire et il y avait quelques frictions entre nous. Mais ils chantaient très bien, ils donnaient même des concerts. On est resté sur place jusqu'en mai 1941, car il ne fallait pas désarmer en raison de la menace japonaise. On a embarqué sur un bateau de Néo-Zélandais, direction l'Australie, où nous avons été équipés avant de rejoindre Suez et la mer Rouge. En Egypte, quand les Français métropolitains nous ont vus arriver de si loin, il étaient un peu étonnés.

A Bir-Hakeim, le bataillon du Pacifique a été décimé. C'était l'enfer. On était à court de munitions et de vivres. Notre chef, Félix Broche, a été tué dans son PC, un obus est tombé directement dessus. Ensuite, on a fait El-Alamein, la Tunisie, puis la campagne d'Italie, où j'ai été blessé par l'explosion d'une grenade. Ça a été le plus dur. Je me souviens d'un assaut où nous avons été massacrés par l'artillerie et durant lequel j'ai vu un de mes camarades prendre feu devant moi. J'ai tenté d'éteindre ses vêtements avec mes mains, mais il était trop tard. Ensuite, j'ai compris pourquoi il s'était transformé en torche : c'était lui qui portait la musette avec les fusées éclairantes.

Poser le pied sur le sol français, à Cavalaire, en août 1944, a été ma plus grande joie. Jusque-là, je m'étais battu dans des pays étrangers. C'était la première fois que je venais en France, la mère patrie. La première nuit, on a dormi dans les vignes, je n'en avais jamais vu. Au petit matin on a mangé du raisin, une grande première.

En tout, nous avons eu 50 % de pertes. A notre retour, les Tahitiens nous ont accueillis en héros. Ils sont venus en pirogue, avec des guitares, en dansant le long de la côte, ils voulaient nous donner une compagne. A Nouméa, l'accueil a été plus froid. Les Américains étaient déjà là et ils avaient de l'argent. Nous, on n'avait pas grand-chose

Encadré(s) :

Jean Tranape

Né le 3 décembre 1918 à Nouméa d'un père vietnamien. Engagé volontaire, il est affecté au bataillon du Pacifique, regroupant Tahitiens et Néo-Calédoniens de la France libre.« Brave jusqu'à la témérité », selon l'une de ses citations, porte-drapeau de son unité, car le plus décoré, il finit la guerre sergent-chef.



« Même s'ils étaient français, j'ai combattu les vichyssois »

Robert Galley Chef de section de chars à la 2e DB.

Témoignages. Le Point a rencontré dix compagnons de la Libération. Du départ d'une France en pleine débâcle jusqu'à la victoire finale, ils livrent le récit de leurs combats, dans les sables du désert ou les neiges de Russie.

J'étais en maths spé à Bayonne, où le lycée Louis-le-Grand s'était replié. Notre famille était d'un nationalisme intransigeant : mon père était médecin militaire au Val-de-Grâce. On était enragés, on voulait se battre. Dès 1939, j'ai cherché à m'engager. Je voulais faire une prépa militaire pour devenir officier de cavalerie, mais je sortais d'une pleurésie et j'ai dû me contenter d'une préparation à l'X. Dans notre classe, on a été cinq à partir pour Londres, après avoir demandé l'autorisation au capitaine responsable de la prépa.

A Saint-Jean-de-Luz, on a réuni tout notre argent pour acheter deux uniformes polonais dans un bistrot. Puis on a joué aux soldats fatigués, car les Polonais étaient les seuls que les gardes mobiles laissaient passer. On a embarqué sur un bateau de pêche. Tout ce à quoi on croyait s'était effondré mais, au fond de nous, on était pleins d'espoir. En Angleterre, on a été emmenés dans une maison où avaient été regroupés les étudiants. Nous étions une quarantaine. Les Anglais nous ont interrogés, ils avaient peur des espions. J'ai ensuite appris à conduire un char en Palestine. En Syrie, j'ai su que les Vichyssois recevaient des avions allemands, ce qui m'a persuadé de me battre contre eux, même s'ils étaient français. Ils ont signé l'armistice avec les Anglais à 11 heures du matin, mais juste avant, de 9 à 11 heures, ils ont vidé sur nous tous leurs casiers à munitions. De vrais salopards ! J'ai été désigné pour aller faire de la propagande pour de Gaulle dans un camp de prisonniers vichyssois à Tripoli, au Liban, mais j'ai été reçu avec des insultes.

Après j'ai fait la guerre du désert. Avec la colonne Leclerc, on a poursuivi l'ennemi jusqu'en Tunisie. A Alger, on a touché des Sherman, les chars américains. Il a fallu apprendre à les conduire. En avril 1944, on a été rapatriés en Angleterre et intégrés à la 2e DB. On attendait, on devenait fous, on avait envie de se battre. Finalement, on a débarqué le 3 août. Juste avant Paris, une grosse bataille a été encore livrée à Massy-Palaiseau. Le 24 août au soir, on était stationnés à Antony et on a entendu les cloches de Paris. L'entrée, le 25 au matin, s'est faite par la porte de Châtillon. Dans la cour de la Sainte-Chapelle, des policiers insurgés nous ont accueillis : « Vous avez bien de la chance de tomber sur nous. » On s'est regardés en chiens de faïence... Plus tard, en mai 1945, j'ai pris la caserne de Berchtesgaden et j'en suis reparti avec la voiture du médecin de Hitler, que j'ai gardée plusieurs mois. Pour moi, le moment le plus émouvant a eu lieu le 25 août 1944 : quand je suis passé rue Berthollet, devant la maison où j'étais né. La boucle était bouclée

Encadré(s) :

Robert Galley

Né le 11 janvier 1921 à Paris.« Tireur au canon d'une précision exceptionnelle ». Après la guerre, ingénieur au Commissariat à l'énergie atomique, il est à l'origine de Marcoule et de Pierrelatte, qu'il dirige de 1958 à 1966. Maire de Troyes (1972-1995), ministre sans interruption (Armées, Coopération...) de 1968 à 1980. Député RPR de l'Aube de 1981 à 2002.

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VOIR AUSSI : Documentaire en intégralité - APOCALYPSE, la 2e Guerre Mondiale

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