vendredi 21 mai 2010

DOSSIER - L'arme secrète de Coca-Cola et PepsiCo - Camille Lamotte

Le Point, no. 1966 - Economie, jeudi, 20 mai 2010, p. 92,93,94

Stevia. Une petite plante bouleverse le monde de l'alimentaire.

Il y a quelques mois encore, les initiés s'échangeaient d'étonnantes petites pastilles sous le manteau et admiraient les puristes séditieux dont les plants magnifiques s'étalaient sur les balcons, au péril de la légalité. Mais, n'en déplaise aux nostalgiques du cool, de l'underground et des petits frissons, ces temps-là sont bien révolus. Car, depuis peu, inutile de faire des kilomètres pour se procurer sa dose de poudre de stevia à prix d'or auprès de rares revendeurs. Il suffit de se rendre à la supérette du coin... Depuis sa légalisation par l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments à l'automne dernier, voilà les accros de Stevia rebaudiana rétrogradés au rang de consommateurs lambda...

Stevia rebaudiana? C'est cette petite plante amérindienne aux allures de mauvaise herbe, entre ortie et cannabis, traditionnellement utilisée par les Indiens Guarani du Paraguay dans leurs tisanes et dont le pouvoir sucrant est 300 fois supérieur à celui du saccharose. Lorsqu'elles passent par un laboratoire, ces feuilles séchées et réduites en poudre produisent un extrait purifié à 97% de la molécule de rebaudioside A. Avec au compteur : zéro calorie!

Naturelle et light... Ces deux atouts monstres font aujourd'hui de Stevia rebaudiana la plante la plus convoitée du monde par les géants de l'industrie agroalimentaire. En tête, les producteurs de sodas PepsiCo et Coca-Cola, grands consommateurs d'édulcorants de synthèse, qui voient dans la petite plante sucrée le nouvel or vert. Car, aujourd'hui, le coeur de leur business, c'est le light. Flanquée de ces deux superparrains, la stevia est sur le point de révolutionner l'industrie mondiale de l'allégé, jusqu'alors hautement chimique. D'aucuns disent que la petite plante pourrait même rafler d'ici à cinq ans un quart du marché mondial des édulcorants (plus d'une quarantaine de milliards d'euros par an). Mais n'allez pas imaginer pour autant les Indiens Guarani dansant sur un tas d'or les soirs de pleine lune. Côté profits, d'autres se sucrent à leur place. Et pour cause: la révolution du light s'est faite dans leur dos. Elle a commencé il y a soixante ans par un hold-up en bonne et due forme. Chez eux. Par des Japonais...

Retour en arrière. Après la guerre, les Japonais cherchent à limiter leurs importations de sucre. Les agronomes dépêchés en Amérique du Sud découvrent alors la stevia. Ils font miroiter aux Indiens Guarani des débouchés extraordinaires avant de filer à l'anglaise avec la plante miracle pour la produire eux-mêmes en Chine, géographiquement plus proche. Rapidement, les Japonais mettent la stevia à toutes les sauces, à commencer par la sauce soja, dont la plante adoucit le goût très salé. En 1969, la demande, dopée par l'interdiction gouvernementale qui frappe les édulcorants de synthèse, devient exponentielle. Plusieurs tonnes annuelles d'extraits de plante sont désormais nécessaires pour la production d'édulcorants de table, de glaces, de yaourts, de pain, de gâteaux et de boissons comme le Pokari Sweat, une boisson énergisante pour sportifs. La stevia conquiert pas moins de 40% du marché des substituts du sucre au Japon. Son utilisation s'étend au Canada, puis à l'Australie.

Etrangement pourtant, les consommateurs américains devront attendre jusqu'en 2008 - année de lancement par Cargill (et Coca) de son édulcorant à base de stevia, la Truvia - pour découvrir à leur tour les plaisirs naturellement light de la plante sucrée. Jusque-là, la Food and Drug Administration (FDA) refusait obstinément l'accès de la stevia au marché américain. Alors, hasard de calendrier ?« Si c'est un hasard, on peut dire qu'il tombe à point nommé, persifle un petit acteur du marché.Il ne faut pas être devin pour comprendre que Coca-Cola et PepsiCo n'ont pas inventé la poudre comme ça sur le tard. En réalité, ces deux géants du soda connaissaient très bien la petite plante. Et pour cause: ils militaient, aux côtés des lobbys du sucre, contre son autorisation sur le marché américain depuis des dizaines d'années. » Trop « naturelle », la stevia menaçait de faire de l'ombre aux producteurs d'édulcorants de synthèse qui se partageaient alors le gâteau du marché du light. Comme Merisant, associé à Pepsi, qui produit plus du tiers des édulcorants de table avec Canderel et Equal. Un marché estimé à 1,5 milliard de dollars. Ou comme Cargill, qui commercialise l'aspartame pour Coca-Cola. Et tous les arguments sont bons pour faire blocus contre la plante : celle-ci, considérée comme du vivant, ne peut être brevetée. Une perte sèche de rentabilité pour les industriels. Plusieurs pétitions déposées auprès de la FDA, notamment par la société Lipton, pour que la stevia soit classifiée GRAS (Generally Recognized as Safe) n'y feront rien.

Cause perdue

La montée de l'obésité et du diabète offre un boulevard aux producteurs de sucres artificiels. Plus rien ne semble devoir arrêter l'ascension des édulcorants de synthèse. Et pourtant. Contre toute attente, ces mêmes producteurs de sucre chimique se mettent du jour au lendemain à la stevia.« Si la stevia déboule aujourd'hui sur ce marché très verrouillé, c'est parce que l'industrie agroalimentaire du light a désespérément besoin de ce nouvel acteur, naturel et totalement dans l'air du temps », expliqueBéatrice de Reynal, nutritionniste chez NutriMarketing. D'autant que, depuis la fin des années 80, des études contradictoires sur l'innocuité de l'aspartame, considéré comme potentiellement cancérigène, entraînent la défiance des consommateurs et font chuter les bénéfices. Merisant, Cargill, Monsanto cherchent un remplaçant du chimique. La solution est toute simple : pour redynamiser le marché, il leur suffit de réhabiliter la petite plante laide qui tente en vain de se faire une place sous le soleil américain.

Raz de marée

Des rumeurs annoncent un virage à 180 degrés... D'aucuns disent que Cargill (pour Coca-Cola) et Merisant (pour PepsiCo) auraient mené des études conjointes afin de prouver l'innocuité de la stevia. Une alliance contre nature dans le but d'obtenir l'autorisation de mise sur le marché dans un délai record. Parallèlement, les deux groupes auraient fourbi en secret leurs brevets sur la plante. S'il est impossible de breveter le vivant, il n'est pas interdit de ne purifier qu'une seule molécule, le rebaudioside A, et de ne faire autoriser que ce seul extrait, dûment protégé, pour accaparer le marché... Cargill et Merisant auraient ainsi déposé une vingtaine de brevets sur les steviol glycosides de la plante auprès de l'administration américaine. Et, en 2008, c'est le « miracle tant attendu », ricane Joël Perret, le PDG de Stevia Natura, une PME qui commercialise des extraits de la plante magique.

Alors que les titans du soda américains sont prêts à sortir leurs produits des cartons, la FDA, qui a pourtant banni la substance pendant des décennies, autorise les géants de l'alimentaire à s'en servir. Et à peine la stevia est-elle autorisée que le raz de marée des boissons sucrées à la plante miraculeuse déferle. Sprite Green et jus d'Odwalla pour Coca-Cola, Trop50 et Vitamin Water 10 pour PepsiCo. Les édulcorants de table ne sont pas en reste : PureVia, de Merisant, conquiert 10% du marché américain en un an. L'arrivée de la stevia sur le marché français se fait moins fracassante avec le timide lancement du Fanta Still, de Coca, en avril. Mais les petits pionniers de la plante paraguayenne ne se font aucune illusion. L'arrivée des mastodontes sur le marché annonce la curée.« Certains vont se faire bouffer tout cru. Alors qu'on aurait pu bénéficier d'une confortable avance, on a dû attendre que les Etats-Unis autorisent la stevia pour que la France suive enfin. On est trop frileux », regrette Joël Perret, qui avant de vendre de la stevia a exercé ses talents comme chercheur chez Danone et a déposé un dossier de demande d'autorisation dès juin 2006.« Reste que, pour le moment, la production de la stevia est plus adaptée à un marché de niche qu'à un marché de masse, explique Patrick Merland, un ancien cadre de L'Oréal qui dirige la Maison du stevia (plantation et commercialisation).Les consommateurs deviennent prudents, ils veulent des garanties sur la traçabilité, sur la qualité d'un produit pur, non coupé avec d'autres produits de synthèse comme dans l'agroalimentaire. » Autant de certifications que les gros producteurs et fournisseurs ne peuvent pas apporter.

« En réalité, nous n'avons pas de preuve formelle de l'innocuité de la stevia, provoque Laurent Chevallier, médecin nutritionniste et botaniste.Ce qui est naturel n'est pas nécessairement inoffensif. Autre bémol, son prix, plus cher que les édulcorants de synthèse, rend le produit moins compétitif sur un marché hautement concurrentiel. Enfin, les industriels, pour masquer son goût naturel de réglisse très prononcé, semblent devoir mixer l'extrait avec d'autres édulcorants de synthèse, ou du sucre. Ce n'est donc pas demain que vous aurez du 100% naturel et light dans votre verre, sauf à boire de l'eau... » Difficile pourtant de tuer le rêve. Pour les petits fournisseurs comme pour les grands, la plante qui sucre sans faire grossir est encore synonyme de promesse de fortune...

PHOTO 1 - SAN FRANCISCO - JULY 24: A man drinks a bottle of Diet Coke before the start of the baseball game with the San Francisco Giants and the Atlanta Braves at AT&T Park July 24, 2007 in San Francisco, California. A study published in the Journal of the American Heart Association states that drinking diet soda can increase the risk of 'metabolic syndrome,' a contributor to heart disease and diabetes, by 48 percent.

PHOTO 2 - SAN FRANCISCO - APRIL 16: A giant Coca Cola bottle is seen as San Francisco Giants fans watch a baseball game April 16, 2008 at AT&T Park in San Francisco, California. Atlanta-based Coca Cola reported today that profits for the first quarter increased 19 percent to $1.50 billion, or 64 cents a share compared to $1.26 billion, or 54 cents a share a year ago.


Ce n'est qu'un début

10 % : Part du marché des édulcorants conquis en un an par la stevia aux Etats-Unis.

100 000 tonnes sont produites dans le monde - une offre encore faible par rapport à l'inflation attendue de la demande -, dont 80 % en Chine, même si de plus en plus de pays se mettent à la culture de la stevia (Argentine, Brésil, Uruguay, Canada, Thaïlande, Israël, Corée, Indonésie, Vietnam, Japon, Taïwan, Malaisie, Kenya).

Cette production est détenue par une poignée de fournisseurs, dont le plus important est PureCircle, une société d'origine malaise associée à Cargill, avec 15 000 hectares de production au Kenya, au Paraguay, en Colombie, en Indonésie, au Vietnam, en Thaïlande ou en Chine. Merisant a pour sa part racheté le producteur local d'extrait de stevia du Paraguay, Nativia Guarani.

Quand les deux géants mondiaux rêvent de la stevia

PepsiCo

3e groupe alimentaire mondial après Nestlé et Kraft.

Chiffre d'affaires 2009 : 43,23 milliards de dollars, dont 26 % sur les soft drinks (avec un bénéfice en hausse de 16 %, soit 5,94 milliards de dollars). Plusieurs boissons à la stevia sont dans les tuyaux.

Coca-Cola

Leader mondial des boissons sans alcool.

Chiffre d'affaires 2009 : 30,99 milliards de dollars (en baisse de 3 %, mais avec un bénéfice net de 18 %, soit 6,82 milliards de dollars). Fanta Still, première boisson à la stevia commercialisée en France

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