Il fut un temps, le milieu des années 1960, où de Gaulle, puis Nixon renouaient les relations diplomatiques de la France et des États-Unis avec Mao sans se faire illusion sur l'odieuse réalité du régime. On voudrait être sûr que, aujourd'hui, les chefs d'État qui, derrière Obama, cherchent à faire entrer l'Empire du milieu dans le nouvel ordre économique mondial voient avec la même lucidité le danger que le renouveau de la fascination exercée par la Chine sur les pays dits émergents fait peser sur le monde libre. Navrante est la constance avec laquelle, de plus en plus sceptiques à l'égard de l'avenir de la démocratie et mus par l'éternel besoin de se construire une nouvelle utopie, les Européens feignent de croire que la Chine sera le socialisme plus le capitalisme, de la même façon que leurs prédécesseurs reprenaient à leur compte le mensonge de Lénine, selon lequel le bolchevisme serait le marxisme, plus l'électricité.
À vrai dire, la Chine, convaincue d'être le centre du monde, n'a jamais été tentée par l'impérialisme - sinon sur ses marches, dans sa rivalité avec ses voisins russe et japonais, et à propos du vaste territoire du Tibet. Le vieux fantasme de l'invasion chinoise, ou d'une attaque nucléaire chinoise, inspire des craintes sans objet. Mais, pour reprendre le titre d'un essai de Jean-Luc Domenach (1), l'inquiétude au moins s'impose, quand on prend la mesure des besoins du futur milliard et demi de Chinois en énergie, minerais, et ressources vivrières. La compétition qui se dessine entre l'Empire du milieu et les démocraties en vue d'accéder aux ressources de la planète laisse mal augurer de l'avenir.
En témoigne déjà l'actuel break up de l'Afrique (2). On aurait tort de supposer que la présence chinoise sur ce continent, rivalisant avec celle des États-Unis, réponde seulement à un objectif commercial. Elle comporte aussi un projet politique. Nombre de dictatures africaines sont impressionnées par le système chinois, qui démontre à leurs yeux la compatibilité entre l'expansion capitaliste et l'encadrement de la société par un régime totalitaire. Dans son enthousiasme, le président du Niger s'est ainsi déclaré prêt « à suivre la Chine sur la Lune ». Mais l'influence va plus loin. Elle touche l'Amérique latine, le Proche-Orient, l'Asie centrale.
Bref, sur les décombres des idéologies du XXe siècle, et face au délabrement des démocraties européennes, la Chine, forte de sa prodigieuse expansion, et réinventant la fascination exercée jadis par le maoïsme, est en train de s'imposer comme le nouveau modèle. Certes, elle se sait embarquée dans la mondialisation. Elle sait qu'elle n'est pas à l'abri de la bulle financière mondiale, et le souci qu'elle manifeste en ce moment de contenir la chute de l'euro en est un signe positif. Mais, en dépit du changement radical de la donne planétaire, elle n'en prolonge pas moins la stratégie amorcée par Deng Xiaoping dès le début des années 1980. Cette stratégie tirait la leçon de l'échec des expériences antérieures.
Dans les années 1950, la Chine a d'abord joué le jeu de l'URSS, qui faillit lui coûter son indépendance. Au cours des années 1960, elle a cherché une réponse dans le tiers-mondisme qui, loin de favoriser son leadership, l'a presque totalement isolée. Dans les années 1970, elle s'est rapprochée des États-Unis pour se protéger des prétentions hégémoniques de l'Union soviétique, et cette politique lui a fait alors perdre une grande partie de son prestige dans le tiers-monde. À partir du début des années 1980, elle a compris la nécessité de jouer à la fois de ces trois ressorts sur le plan international : socialiste, tiers-mondiste et capitaliste. D'où la reprise des relations avec les États-Unis en 1984, et la relance des réformes économiques, accompagnée d'un resserrement des liens avec l'URSS. Depuis la chute de l'Union soviétique, la Chine a maintenu cet objectif d'équilibre, en maintenant un appui constamment révisable à la Corée du Nord et en faisant peser, avec le vote des sanctions, sa pression sur l'Iran. Ce faisant, elle vise moins à dominer qu'à maintenir son rôle d'arbitre dans le jeu international.
Mais le vrai problème, le principal motif d'inquiétude tient au fait que, depuis la révolte de la place Tian'an men, durement réprimée en 1989, elle n'a pas trouvé pour autant son équilibre interne, et que les conséquences d'une implosion politique de la Chine pourraient être incalculables.
(1) Jean-Luc Domenach, « La Chine m'inquiète », Perrin, 2008.
(2) Voir le remarquable dossier de la revue « Les temps modernes », janvier-mars 2010.
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