lundi 10 mai 2010

SPÉCIALE MAGAZINE - La Chine va-t-elle nous bouffer ?



Marianne, no. 681 - Monde, samedi, 8 mai 2010, p. 52

Notre collaborateur Philippe Cohen et Luc Richard livrent dans " le Vampire du Milieu ", une enquête saisissante sur l'envers du décor du modèle chinois. Non seulement l'économie de marché n'a pas converti la deuxième puissance mondiale à la démocratie, mais elle n'a pas amélioré la vie des Chinois...

La naïveté vis-à-vis de la Chine est-elle une tradition des élites françaises ? Il y a quelques décennies, la fine fleur de l'intelligence revenait émerveillée de voyages très organisés dans quelques villages Potemkine du paradis maoïste. Depuis quelques années, le gratin des patrons français croyait avoir trouvé le paradis du capitalisme dans quelques mégalopoles côtières chinoises. Alors que brille l'Exposition universelle de Shanghai et que la plupart des médias continuent de s'émerveiller de la réussite chinoise, l'enthousiasme retombe dans les milieux économiques français. Mais, comme chez nos ex-maos, le pressentiment de s'être fait piéger ne pousse pas nos entrepreneurs déçus à l'analyse publique.

Le passionnant et terrifiant livre écrit par notre collaborateur Philippe Cohen et Luc Richard, longtemps correspondant de Marianne en Chine, permet de comprendre ce qui s'est passé. Ils nous avaient prévenus il y a cinq ans, avec un premier ouvrage, La Chine sera-t-elle notre cauchemar ? (Mille et Une Nuits), et ont, depuis, poursuivi leur enquête sur l'envers du décor de ce " modèle chinois ", un système sans précédent : une dictature qui a misé sur la mondialisation sauvage, avec, comme atout décisif, un immense prolétariat esclave dressé par un demi-siècle de communisme. Car là résidait le principal intérêt de la Chine aux yeux des financiers d'Europe et d'ailleurs : une main-d'oeuvre de 20 à 30 fois moins chère leur permettant de s'affranchir d'un salariat occidental protégé.

Pour justifier cette rapacité, le patronat s'est raconté - et nous a raconté - une belle histoire : ces fantastiques écarts de salaire entre Chinois et Européens vont vite se réduire au profit de tous ; l'importation des produits made in China favorise chez nous le pouvoir d'achat des plus modestes.

Autant d'illusions que commencent à pointer quelques économistes lucides. Cohen et Richard en font la démonstration. Les écarts salariaux entre Chinois et Européens ne se réduisent pas. Loin de se cantonner dans le bas de gamme, la Chine investit aujourd'hui la production la plus sophistiquée. Et, dans une Europe progressivement vidée de son industrie, les ouvriers et la classe moyenne sont moins sensibles au fait de payer 3 € leur jean à Carrefour que de voir leur emploi disparaître et leurs enfants condamnés au chômage. Sans parler des pays d'Afrique et d'Amérique latine, avec lesquels la Chine a bâti une relation faussement égalitaire : ils lui fournissent pétrole et matières premières moyennant quoi elle les inonde en produits manufacturés qui bloquent le développement d'industries locales. Exactement ce qui fut reproché au colonialisme. Les dirigeants occidentaux croyaient que l'économie de marché convertirait la Chine à la démocratie. Non seulement Cohen et Richard montrent que rien ne confirme cette illusion, mais ils expliquent que l'efficacité des autocrates chinois et l'absence de contre-pouvoirs ont d'abord séduit nombre d'investisseurs occidentaux, avant qu'ils ne commencent à s'en mordre les doigts...

Extraits

Lorsque nous partons, en janvier 2009, dans le sud de la Chine enquêter sur l'impact de la crise sur l'emploi, les autorités de Pékin sont sur le point d'annoncer que 20 millions de travailleurs migrants, les fameux mingongs, ont perdu leur travail en raison de la chute des exportations de la Chine vers les Etats-Unis. Or, ces exportations, avec les investissements directs étrangers, sont l'un des piliers de la croissance chinoise. Celle-là a pris son essor dans les années 90, puis s'est envolée avec l'entrée de la Chine dans l'OMC en décembre 2001, les exportations de la Chine représentant jusqu'à 45 % de son PIB, situation anormale pour un pays de 1,300 milliard d'habitants. [...] Avant que n'éclate la crise, la pénurie de main-d'oeuvre venue des campagnes ainsi que les revendications croissantes de mingongs plus éduqués ont contraint les autorités et les chefs d'entreprise des régions côtières à négocier et à concéder quelques avantages sociaux aux ouvriers. En 2007, une loi sur le travail a été votée par l'Assemblée nationale populaire : elle prévoit de réduire le nombre de salariés sans contrat, de faire payer les heures supplémentaires et d'obtenir des négociations salariales dans les grandes entreprises. D'après les avocats proches de la mouvance des droits civiques, spécialistes des conflits du travail, que nous avons rencontrés, l'impact de cette loi a été très faible, car elle a été très peu appliquée. Ce léger mouvement vers une amélioration a été stoppé en 2008. [...] Nous avons réalisé des dizaines d'entretiens avec des mingongs, des responsables d'ONG, des avocats du travail. Qu'en ressort-il ? Selon Zhang Zhiru, responsable de Chunfeng, une ONG basée à Shenzhen qui propose une assistance juridique aux travailleurs migrants, " une étude citée par le journal de Canton Nanfang Zhoumo montre que le pouvoir d'achat mensuel des mingongs dans le delta de la rivière des Perles, entre 1993 et 2005, a augmenté de 68 yuans (7,20 e€) seulement ". A Shenzhen, la loi a reçu un début d'application réelle, mais de vigoureuses protestations sont venues... des chambres de commerce américaines et européennes ! Celles-ci ont argumenté sur le fait que la mise en oeuvre d'une telle loi risquait de faire perdre aux marchandises fabriquées en Chine leur avantage comparatif. Selon les patrons européens et américains, la loi réduirait la flexibilité et augmenterait le coût du travail. [...]

Comment en sommes-nous arrivés à croire à l'émergence massive d'une classe de consommateurs en Chine ? Une classe qui se serait constituée à mesure que le pays s'insérait dans la mondialisation néolibérale ? Le regretté Jacques Marseille écrivait par exemple : " En trente ans, la Chine est devenue la troisième puissance économique mondiale. Quatre cents millions de Chinois ?- presque l'équivalent de la population européenne ?- ont été sortis de la pauvreté, une ville de la taille de Paris sort de terre tous les mois et, calculé en parité de pouvoir d'achat, le revenu disponible moyen pour ces membres de la classe moyenne n'est pas très éloigné de celui des Français de 1968. " Loin d'être une menace, " la Chine doit être au contraire considérée comme une formidable opportunité par les Français qui ont autre chose à vendre que la complainte de leur grandeur passée ". Quant à Jean-Pierre Raffarin, il considère que " la Chine d'aujourd?hui, ce sont des chiffres qui donnent le tournis. Depuis vingt-cinq ans, 400 millions de Chinois sont sortis de l'extrême pauvreté. Le pays absorbe la moitié du ciment de la planète. Le revenu par habitant a été multiplié par cinq en vingt-cinq ans ", etc. Quatre cents millions de Chinois sortis de la pauvreté en une génération : ce chiffre a fait le tour du monde, repris sans discussion et utilisé comme un argument massue en faveur du modèle chinois par nombre d'observateurs ou d'institutions - comme le Programme alimentaire mondial des Nations unies. Il mérite pourtant que l'on s'y attarde. Premièrement, pour constater qu'il est fourni... par les autorités chinoises. Dans son essai Chine : l'envers de la puissance, Cai Chongguo conteste ce chiffre en montrant comment les autorités chinoises ont relevé la définition officielle du seuil de pauvreté pour élargir l'assiette du nombre de personnes sorties de la pauvreté : " Le gouvernement chinois se réfère à deux critères, comme l'ambassadeur de Chine à l'ONU, M. Sha Zucan, l'a confirmé à ses pairs le 18 avril 2005 à Genève. Le premier critère est la pauvreté relative, notion marxiste, dont le seuil équivaut en Chine à un revenu annuel de 800 yuans, ou 80 €. Le second critère, celui de la pauvreté absolue, correspond à un revenu annuel de 600 yuans (60 € ). Deux seuils très inférieurs à celui des Nations unies, qui retiennent pour le monde entier un revenu de 1 dollar par jour, soit 350 dollars par an (ou 300 € ). " Le seuil de pauvreté à la chinoise est donc de quatre à cinq fois inférieur à celui des Nations unies qui est une référence mondiale et prend évidemment en compte les différences de niveau de vie entre pays riches et pays pauvres. [...]

La Chine n'est plus un pays émergent. Depuis mars 2010, elle est devenue la deuxième puissance mondiale en termes de produits manufacturés et deviendra avant la fin de cette même année la deuxième puissance mondiale (du moins, en ce qui concerne le PIB), en avance sur le calendrier établi par les théoriciens des Bric (1). [...] Si l'avantage compétitif conféré par le statut d'atelier - mais aussi de laboratoire - du monde demeure essentiel à la folle croissance chinoise, celle-là implique désormais une expansion hors de ses frontières. Le pays a besoin de ressources de toute nature pour garder son rang : du pétrole certes, mais aussi de l'acier, du fer, des minerais, du cuivre, des métaux rares, et même des terres agricoles - la création de zones industrielles sur des parcelles spoliées aux paysans étant l'une des causes, avec la désertification ou la pollution, de la raréfaction des terres arables des provinces intérieures chinoises. Depuis dix ans, la diplomatie de Pékin est tout entière déterminée par la nécessité d'accroître et de sécuriser ces approvisionnements. Dans un premier temps donc, il s'agissait d'abord de nourrir l'appareil productif chinois en ressources énergétiques. [...] La Chine cherche à diversifier ses importations vers l'Afrique, l'Amérique latine, l'Asie centrale ou la Russie... Dans toutes ces régions du monde, la percée s'est accélérée au cours de la décennie écoulée. La demande chinoise est telle qu'elle déstabilise à elle seule le marché des hydrocarbures. Pour s'approvisionner, la Chine n'a aucun état d'âme à soutenir des Etats au ban des nations, comme la Birmanie, le Zimbabwe de Robert Mugabe ou le Soudan. La Chine profite de l'isolement de ces pays pour nouer avec leurs régimes des relations privilégiées, voire exclusives. La dictature est souvent le maillon faible sur lequel s'appuie la diplomatie chinoise pour pénétrer une région.

Une forme de corruption

La Chine s'intéresse à nouveau à l'Afrique après 1989, mais dans une perspective essentiellement prédatrice et mercantile. [...] Les pays européens, les Etats-Unis et le Japon ont mis des années à s'accorder, notamment dans le cadre de l'OCDE, sur quelques règles de bonne conduite : aides déliées de l'achat de produits à la puissance qui aide, appels d'offres en bonne et due forme, respect de l'environnement, appel à la main-d'oeuvre locale. L'arrivée de la Chine sur le marché africain bouscule tous ces beaux principes. Les aides chinoises aux Etats africains sont totalement dépourvues de conditionnalité, comme le respect de la démocratie électorale, des droits de l'homme ou des règles commerciales de l'OMC. De ce fait, " les programmes d'aide chinois peuvent s'apparenter à une forme déguisée de corruption " (2). Ils sont établis dans le cadre de relations bilatérales avec la quasi-totalité des Etats africains. S'il existe à Pékin une seule politique chinoise de l'Afrique, il y a 53 politiques africaines de la Chine, une par pays. La percée chinoise s'est faite par étapes. Jusqu'en 1992, la Chine n'avait de lien substantiel en Afrique qu'avec l'Angola pour ses approvisionnements en hydrocarbures. A partir de l'année suivante, ce pays passe au quatrième rang des fournisseurs de la Chine, qui établit alors des liens avec d'autres pays du continent noir. En moins de dix ans, celle-ci multiplie par cinq ses importations de pétrole africain. En 2006, au moment du sommet Chine-Afrique de Pékin, qui a vu la capitale de la République populaire se couvrir d'affiches géantes d'éléphants, de girafes et de zèbres, le pétrole africain représentait 30 % des importations chinoises. En 1997, la Chine s'associa avec des sociétés malaisiennes et canadiennes pour prendre pied dans le sud du Soudan, dans le bassin de Muglad, où elle conduisit un ensemble de prospections puis la mise en place et l'exploitation d'oléoducs. Ce projet, qui a coûté 1 milliard de dollars, a été le premier de ce type sur le continent africain. Depuis, il a prospéré au-delà de toute espérance pour le régime de Khartoum. Non seulement la Chine lui achète son pétrole, en dépit de l'embargo qui touche le Soudan, mais elle est aussi un allié irremplaçable au sein du Conseil de sécurité de l'ONU. Enfin, elle lui fournit les armes dont il a besoin pour écraser le Darfour ou faire la guerre au Tchad. [...]

Pékin équilibre ses importations d'Afrique en exportant une somme identique de marchandises en Afrique, inondant le continent africain de son électroménager bon marché, d'automobiles, de motos, de bicyclettes, de textiles. Voilà résumée par les chiffres " bruts ", si l'on peut se permettre ce jeu de mots, des échanges toute la perversité du deal économique chinois proposé aux Africains : l'empire du Milieu siphonne leurs ressources en échange d'une véritable invasion commerciale de produits à bas coût qui maintiennent leurs pays dans un statut de pays rentier, le chemin le plus sûr vers la faillite économique. Selon Jean-Louis Martin, économiste du Crédit agricole, la Chine semble avoir capté durablement la production industrielle de masse, ce qui interdit de fait aux pays africains de s'engager sur la voie classique " évolutionniste " de passage de l'agriculture à l'industrie, puis aux activités de service.

Modèle d'hégémonie alternatif

Voici donc les quatre ou cinq choses que nous savons de la Chine. 1) L'économie chinoise n'est pas une économie de marché : selon les estimations, le poids de l'Etat dans le PIB chinois varie de 70 à 85 %, un ratio que l'on ne retrouve dans aucun pays capitaliste. 2) Les dirigeants chinois ont cependant rompu depuis le début des années 90 avec l'idéologie communiste ; les moyens de l'objectif final - le socialisme - sont devenus la véritable fin, c'est-à-dire : rester au pouvoir est le dessein qui rassemble la bureaucratie chinoise. Pour tenir les rênes du pays, les chefs du PCC considèrent qu'ils doivent proposer au peuple un " contrat social " fondé sur une croissance forte lui permettant d'accéder (ou de rêver d'accéder) à la " petite prospérité ". 3) Pour parvenir à cet objectif, la Chine doit utiliser tous les leviers dont elle peut disposer : le faible coût de la main-d'oeuvre, la faiblesse de la monnaie chinoise pour faciliter ses exportations, sa puissance financière pour alimenter l'industrie chinoise en ressources énergétiques et matières premières, monter en gamme et opérer à son avantage des transferts de technologies qui permettront sous peu à ses jeunes multinationales de concurrencer les géants américains, européens et japonais. 4) La diplomatie publique chinoise propose aux pays émergents et aux milieux d'affaires du monde entier un modèle d'hégémonie alternatif à celui des Etats-Unis, qui s'appuie sur la souveraineté nationale - fondée ou non sur le suffrage universel -, la paix et le commerce. Ces quatre constats se lisent très facilement dans les déclarations et les actes de la diplomatie chinoise. Comment les puissances occidentales, et notamment nous-mêmes, Européens et Français, y répondons-nous ? Jusqu'à présent, le dumping social de la Chine a laissé nos dirigeants si ce n'est indifférents, du moins très prudents. La théorie néolibérale leur offre, il est vrai, de multiples arguments en faveur du laisser-faire. [...] L'intérêt des grands groupes mondiaux européens et américains se distingue de plus en plus de l'intérêt général des pays dont ils sont issus. Approfondissons ce dernier constat qui peut, davantage que les précédents, être contesté. Il fut un temps où " ce qui était bon pour General Motors était bon pour l'Amérique ". Plus personne n'oserait prétendre cela concernant celle qui est devenue la première entreprise américaine, Wal-Mart. [...] En février 2010, on apprenait par un document de travail publié par la Direction générale du trésor et de la politique économique (DGTPE) que la Chine était responsable de la destruction de deux emplois industriels sur cinq en France, soit 700 000 emplois en trente ans. Ajoutons que la Chine joue évidemment un rôle dans les trois autres emplois perdus puisqu'elle est devenue le point de référence de l'industrie mondiale, qu'elle suscite des " imitations " tout aussi efficaces dans de nombreux pays émergents : le salaire chinois risque d'empêcher le salaire brésilien, turc ou polonais de monter. Certains économistes affirment que les investissements des grands groupes en Chine bénéficient aux économies des pays dont ils sont issus. Ce n'est plus vrai, car ils se substituent à des investissements non réalisés sur place. Quant aux profits, ils sont réinvestis ailleurs. Seuls les managers en gardent pour eux une part de plus en plus substantielle, tandis que les petits actionnaires ou les retraités en ramassent quelques miettes.

(1) Brésil, Russie, Inde et Chine.

(2) Rapport du Centre d'analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères.

Éric Conan



HEC, 400 euros, c'est possible à Shanghai !

Grâce à l'Exposition universelle, Shanghai est la vitrine de la Chine pour six mois. Mais la mégalopole n'est plus l'eldorado du business. Nos jeunes Français s'y cassent les dents...

"Meilleure ville, meilleure vie ! " c'est le cri du coeur d'Haibo, la mascotte de l'Expo 2010 que l'on trouve sur tous les murs de la ville, jusque devant la fenêtre du bureau de Quentin, sous le périph intérieur. Avec son beau costard, le jeune Dunkerquois ressemble à un trader de la City, et, niveau CV, il assure : diplôme d'Audencia (dans le top 5 français des écoles de commerce), stage au siège de L'Oréal en Chine puis à celui d'Air France à Londres et enfin six mois de chinois intensif dans une université de Shanghai. Banco ! En mars 2009, le voilà catapulté directeur des ventes d'une boîte française, créatrice de sites Web pour les PME de l'Hexagone. Au milieu de webmasters chinois, Quentin se démène pour atteindre les objectifs de ventes. Le hic : un salaire de 450 € par mois. " Et encore, j'ai dû négocier sec avec mon patron " Et il a dû convaincre aussi ses parents. Car débourser 22 000 € pour trois ans d'études puis voir son rejeton trimer pour un demi-Smic, cela fait forcément réfléchir. Quentin dit se rattraper avec les commissions sur chaque contrat signé et peut donc espérer jusqu'à 1 100 € les bons mois. " Ma bottom line [plancher], c'est 800 € par mois ! " se défend le jeune homme, qui paye cher son assurance maladie, un train de vie de laowai (" étranger ") et son logement en centre-ville. Quentin a découvert Shanghai en 2007 comme stagiaire. Il a été grisé par l'euphorie ambiante, les soirées d'expats débridées où, pour le prix d'une Kro dans un bistrot de Paris, on vous promet des cocktails à volonté dans le carré VIP du Bonbon, un club branché de Huaihai Lu. Comme tous ses jeunes compatriotes, il s'est enivré des success stories de Shanghai, lues dans une presse unanime pour décrire de formidables réussites professionnelles.

Aujourd'hui, c'est la gueule de bois. Si les jeunes Chinois se font encore refouler des discothèques branchées de Shanghai, ils sortent en revanche des mêmes écoles de commerce que nos yuppies français, maîtrisent deux langues avec brio et postulent - quel culot - les mêmes emplois ! De fait, les postes réservés aux expatriés fondent comme neige au soleil... tandis que les jeunes candidats français au bonheur shanghaïen continuent d'affluer, en visa touriste de un à trois mois et donc pressés de signer leur premier contrat au plus vite, à n'importe quel prix. " C'est pitoyable de voir autant de jeunes se brader de la sorte. Et c'est leur faute si les salaires d'expatriés sur le marché du travail shanghaïen sont si bas ", fustige Angeline Douant, d'Astek, un cabinet de consultants en informatique. Soit entre 300 et 800 € pour un Français sorti d'une école de commerce.

Comment percer alors ? Sans doute en suivant les pas de Christine Leang qui, en plus de son master de commerce à l'Inseec, jouit d'une double culture. " Mes parents sont chinois. Ils ont émigré au Cambodge puis se sont réfugiés en France pour fuir les Khmers rouges. J'ai voulu retourner en Chine pour mieux me connaître, savoir si j'aimais ce pays. " Christine quitte le Nord pour Shanghai en 2008, qu'elle intègre par la grande porte : le luxe français ! Très vite, elle devient event manager au Sens & Bund, le restaurant gastronomique des frères Pourcel, chefs étoilés qui régaleront les VIP du pavillon tricolore pendant l'Expo 2010. Le salaire de Christine ? Ah, oui... 450 € par mois, six jours de travail sur sept et sans congés payés ni couverture santé, pour organiser les buffets Pourcel lors des séminaires et autres soirées corporate. A tel salaire, les " ambassadeurs du goût en Chine " ont fini par lui couper l'appétit ! La demoiselle a tenu une année, avant d'être débauchée par son concurrent, plus généreux. Puis Christine est redescendue sur Terre. Elle travaille aujourd'hui dans un cabinet de conseil en restructuration, chargé de secourir les implantations occidentales foireuses. " Chez les jeunes entrepreneurs, beaucoup ont encore trop d'ego pour admettre qu'ils n'ont jamais fait d'argent à Shanghai. Ils resteront jusqu'à ce que les parents en aient marre de renflouer leur compte en banque ", voire quand leurs " indemnités Pôle emploi " perçues en France seront épuisées.

Combien sont-ils à galérer ? Certes, ils peuplent les forums d'expatriés sur Internet ou les soirées mondaines de réseautage, mais ils demeurent très difficiles à recenser, car, " faute de visa de travail, de contrat en règle, ils sont exclus des structures officielles destinées aux entrepreneurs carrés ou aux travailleurs envoyés par leurs sièges ", reconnaît Gérard Deleens, président des conseillers du commerce extérieur français en Chine et parrain de la Jeune Chambre économique française, qui peste contre cette force vive, surdiplômée mais qui débarque en Chine la fleur au fusil et se soumettrait à tous les compromis. " Ils ont créé une offre d'emploi qui n'existait même pas il y a dix ans. Certains moutons noirs parmi les entreprises françaises s'en servent sans doute pour se lancer à moindre coût. " Au menu de ces filous, des contrats illusoires avec des périodes d'essai de six mois au lieu de un mois. Pour Fabien Guérin, directeur du cabinet de recrutement The Talent Fishers Group, " ces jeunes sont la part montante de la communauté française à Shanghai, quand les expatriés classiques, avec salaire bonifié et villa de fonction sont en voie d'extinction ". La phase des pionniers de l'expatriation est bien révolue.

Faut-il alors taper sur le patronat français installé en Chine ? " A quoi bon ? C'est difficile pour tout le monde de faire de l'argent ici, avec ou sans éthique ", grogne Gérard Deleens. Qui en est venu à la conclusion suivante : " Pour devenir millionnaire en Chine, il faut entrer milliardaire et sortir à temps. "



La nouvelle vague nationaliste


"La Chine doit faire du business avec un sabre ! " C'est l'une des phrases piquantes qui font la saveur de la Chine mécontente. Ce brûlot patriotique dresse en 300 pages tous les griefs contre l'Occident " dédaigneux " envers la Chine, mais aussi contre le Parti... jugé bien timoré à son égard ! Ce livre surfe en fait sur une nouvelle vague nationaliste, déclenchée à l'approche des jeux Olympiques de 2008 et " reboostée " aujourd'hui avec l'Exposition universelle de Shanghai. Il explique pourquoi le pays doit désormais assumer son leadership mondial et faire la leçon aux grandes puissances. Les auteurs réclament la tête des Etats-Unis, appelant à cesser d'acheter leurs bons du Trésor coupables d'alimenter leur train de vie déficitaire. Le livre prône aussi un raidissement économique avec la France, jugée trop proche du dalaï-lama depuis la rencontre en décembre 2008 entre le saint homme et Nicolas Sarkozy, en Pologne. Bref, nous sommes bien loin du message de La Chine peut dire non, autre best-seller signé treize ans plus tôt par la même équipe d'intellectuels soupçonnés de dire tout haut ce que le PCC pense tout bas. A l'époque, les auteurs expliquaient que la Chine était capable de prendre ses décisions toute seule, malgré son statut d'" atelier du monde ". La Chine mécontente a trouvé rapidement son public. " Des lecteurs âgés entre 25 et 45 ans, cols blancs ou universitaires pour l'essentiel ", d'après l'éditeur Zhang Xiaobo, pas peu fier d'avoir touché et séduit les fameux fen qing (" jeunes en colère "), expression consacrée pour désigner une jeunesse diplômée, bien informée sur le monde actuel, avide de débats publics sur la Toile et foncièrement patriote.

© 2010 Marianne. Tous droits réservés.


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