Annoncé à grandes trompes médiatiques, le nouveau " monde multipolaire " est salué comme le nouveau paradigme des relations internationales. Cette " multipolarité " rééquilibrerait les rapports entre nations, parachevant le mouvement des indépendances au XXe siècle sur les décombres des vieux empires et de la fin de la guerre froide. Elle s'organiserait autour de nouveaux axes de solidarité, en particulier Sud-Sud, périmant les anciens rapports de subordination Nord-Sud.
Mais dans le domaine nucléaire militaire, la réalité est bien différente. Avec les crises de prolifération en Iran et en Corée du Nord, la diffusion de l'arme suprême est vécue comme un cauchemar. En deux temps, un club fermé vient de réaffirmer sa prééminence. C'est celui des cinq puissances nucléaires reconnues au titre du traité de non-prolifération (TNP) de 1968, qui sont toutes dotées du droit de veto au Conseil de sécurité de l'ONU : Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Russie, Chine.
Premier temps : la conférence d'examen du TNP, en mai à New York, grand rendez-vous diplomatique qui se tient tous les cinq ans. Les Cinq ont, chacun à leur manière, mais sans états d'âme, rappelé leurs prérogatives et leur attachement à cet attribut absolu de puissance hérité du XXe siècle qu'est l'atome militaire.
Les Etats-Unis de Barack Obama, tout en brandissant le slogan d'un " monde libre d'armes nucléaires ", se sont opposés, tout comme les quatre autres " grands ", à l'établissement d'un quelconque calendrier vers l'élimination des stocks d'armes dans le monde. Par contrecoup, les pays non alignés ont bloqué tout renfort de mesures de non-prolifération (surveillance du nucléaire civil) dans le monde. C'est pour empêcher un échec de la conférence, face à ces pressions de pays du Sud, en premier lieu l'Egypte, que la délégation américaine a au final accepté pour la première fois un texte mettant en cause Israël et sa détention de la bombe, alors que l'Iran échappait à toute critique.
La Chine a adopté la même ligne de refus d'engagements précis vers le désarmement nucléaire. Elle assure que son arsenal est le plus petit des Cinq, et affiche une doctrine de " no first use ". A New York, elle a bataillé ferme contre l'idée d'un traité interdisant la production de matière fissile pour armes nucléaires. Pékin, sous des paroles rassurantes, prend soin de ne diminuer en rien sa capacité d'accroître le nombre de ses ogives.
La Russie s'inquiète de cette montée militaire de la Chine. Elle se montre très soucieuse de préserver un statut nucléaire qui lui permet un dialogue stratégique unique avec les Etats-Unis, les deux pays détenant ensemble plus de 90 % des têtes nucléaires dans le monde. A New York, la Russie s'est assuré que rien ne viendrait mettre en cause ses armes nucléaires tactiques, qui se comptent par milliers face à l'Europe.
La France, qui a érigé depuis de Gaulle la dissuasion en symbole de son indépendance nationale, a insisté sur la nécessité de ne pas " délégitimer " l'arme atomique dans un monde lourd d'incertitudes stratégiques. Enfin, le Royaume-Uni, qui avait semblé prêt à " flirter " comme M. Obama avec l'idée d'abolir l'arme nucléaire, s'est repositionné à New York sur une ligne plus classique, celle de la pertinence de la dissuasion. Ce choix de la nouvelle équipe gouvernementale, menée par David Cameron, a soulagé les Français, qui craignaient d'être les seuls en Europe à vouloir sauvegarder le dogme.
Deuxième temps : la réaction des cinq " grands " nucléaires à l'irruption, sur le dossier iranien, du duo formé par le Brésil et la Turquie. Le 17 mai, ces pays annonçaient un accord à Téhéran sur l'évacuation vers la Turquie de 1 200 kilogrammes d'uranium enrichi. Cette initiative a fait l'effet d'un coup de tonnerre dans une négociation diplomatique jusque-là bien verrouillée par les Cinq (et l'Allemagne). Les deux " émergents " ont, dès le lendemain, essuyé une réponse cinglante des Cinq, avec le dépôt à l'ONU d'une nouvelle résolution de sanctions contre Téhéran. La créativité dont la Turquie et le Brésil pensaient faire preuve pour sortir le dossier nucléaire iranien de l'impasse s'est soldée par une forme d'humiliation.
Les " grands " ont fait circuler un texte publié en mai dans le journal iranien Kayhan, signé par un proche conseiller du " Guide suprême " Ali Khamenei, décrivant à quel point l'Iran avait berné ses interlocuteurs turc et brésilien. L'Iran, tout en continuant son enrichissement d'uranium à 20 %, pouvait d'après ce texte récupérer à tout moment les 1 200 kilogrammes déposés en Turquie, et préserver ainsi toutes ses capacités dans la course à l'atome militaire.
L'entrée en jeu de la Turquie et du Brésil a été jugée précipitée et naïve par les cinq grands. D'autant plus qu'elle n'avait pas fait réellement l'objet, au préalable, d'une préparation concertée avec les grandes capitales saisies du dossier depuis 2003. La Turquie et le Brésil ont manifesté leur amertume en votant contre la résolution de sanctions à l'ONU. Si la nouvelle émergence diplomatique de ces deux pays, et leur rôle dans la gouvernance mondiale, n'est pas contestée, en revanche, les Cinq ont imposé au Brésil et à la Turquie une dure leçon de réalisme. En réaffirmant qu'on n'entrait pas par effraction dans leur club.
Natalie Nougayrède
© 2010 SA Le Monde. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire