mardi 15 juin 2010

REPORTAGE - Hainan, l'île des excès chinois - Arnaud de la Grange

Le Figaro, no. 20487 - Le Figaro, mardi, 15 juin 2010, p. 2




Fréquentée par les nouveaux milliardaires rouges, la grande île touristique du Sud abrite aussi, entre plages et marinas, une base de sous-marins nucléaires et le futur site de lancement des fusées chinoises.

Pour toute une génération de Chinois, Hainan fut connue par le plus révolutionnaire des truchements. La grande île du Sud est au coeur du célèbre ballet Le Détachement féminin rouge. Et l'oeuvre faisait partie des « huit modèles » - six opéras et deux ballets -, seuls spectacles autorisés par le régime maoïste durant la Révolution culturelle, entre 1966 et 1976. Sans doute le plus connu, il fut joué devant le président Nixon lors de son historique visite de 1972.

Aujourd'hui, ironiquement, Hainan est devenu le symbole du capitalisme le plus échevelé de la Chine des réformes, de ses réussites et de ses excès. Le lieu de villégiature des nouveaux milliardaires rouges, un paradis pour promoteurs immobiliers. L'endroit de Chine dont on parle le plus depuis quelques mois, au centre de tous les rêves et toutes les polémiques. Mais si l'île s'est imposée avec autant de force sur la carte de la nouvelle Chine, c'est aussi pour son importance stratégique croissante. Entre plages et marinas, la plus récente des provinces chinoises abrite la nouvelle base des sous-marins nucléaires et le futur grand site de lancement spatial chinois.

Bulle immobilière

La grande affaire de Hainan, d'abord, est bien de devenir la « Hawaï chinoise ». Ou le Monaco d'Asie de l'Est, si l'on préfère. Baignée par les eaux chaudes de la mer de Chine méridionale, l'île fait la taille de la Belgique. Le feu vert à l'essor de l'île vient d'être donné au plus haut niveau du pouvoir central. Le 4 janvier 2010, le Conseil des affaires d'État - le cabinet chinois - a décidé qu'elle devait devenir une « destination touristique de niveau international » à l'horizon 2020. Pour Xie Xiangxiang, patron de la Sanya Tourism Association, c'est comme si « on avait injecté une hormone de croissance à l'île, sans savoir jusqu'où cela va grandir ». Selon lui, le potentiel est énorme, puisque Sanya (le principal site balnéaire de l'île) est riche de 209 kilomètres de côtes et 19 baies. « Seules deux baies ont été développées. Une troisième, Haitang Bay, doit bientôt accueillir une vingtaine de nouveaux hôtels cinq étoiles, explique Xie. Pour diversifier les activités, nous allons ouvrir des parcs à thèmes, comme un Jardin des cultures et des coutumes. » Des centres commerciaux duty-free aussi. Selon lui, Sanya a accueilli 7 millions de touristes l'an dernier, et en attend 8 millions cette année. Pour l'île entière, les statistiques officielles étaient de 20,6 millions de touristes en 2008.

On raconte moult anecdotes attestant de la fièvre qui s'est emparée de l'île. Comme ces Chinois du continent débarquant chez les promoteurs avec des sacs de voyage remplis de billets, un « simple acompte » pour réserver un ou deux appartements. Sur le front de mer, les prix égalent les plus hauts sommets de Shanghaï. Comme ceux de « Duke Mansion », un luxueux programme conduit par une filiale de Hainan Airlines (HNA), cette compagnie aérienne qui monte en Chine, et qui a comme toutes les grandes entreprises chinoises sa juteuse branche immobilière. Les prix y atteignent 80 000 yuans (9 600 euros) le mètre carré. « Sur 242 appartements, la moitié sont déjà vendus, explique Yang Hui, de HNA Real Estate, la plupart des acheteurs sont de Chine continentale, notamment du Nord, de Pékin, du Shanxi, de Shanghaï aussi, bien sûr. » Pour les nouvelles fortunes chinoises, le grand chic est désormais d'avoir son pied-à-terre à Hainan, pour y inviter amis et relations d'affaires. Être propriétaire dans l'île est devenu un symbole de statut social. Et la mode se décline aussi chez les classes moyennes.

Soit. Mais du soleil, du sable et de l'argent ne font pas forcément un élégant paradis. À Hainan, on ne baigne pas dans le même sensuel raffinement que celui goûté sur les rivages voisins d'Asie du Sud-Est. Avec pourtant des prix élevés, le fossé dans la qualité de service est vertigineux. Allan Zeman, PDG de Lan Kwai Fong Holdings, ce géant des loisirs de Hongkong, et qui possède un luxueux resort à Phuket en Thaïlande, a eu des mots cruels pour Hainan. « C'est plutôt vilain, car cela n'a pas été planifié, a-t-il lâché, c'est comme dans les bons vieux temps de la Chine, avec beaucoup de grands immeubles mais pas de bon goût. » À Sanya, en 2009, 95 % des touristes étaient de Chine continentale. Les 5 % restants venaient de Hongkong et les étrangers les plus représentés sont les Russes, qui sont ici exemptés de visas. Ce taux d'« étrangers » est en baisse, puisqu'il était de 8,5 % l'année précédente. La crise mondiale a sa part d'explication. La déception devant la faiblesse des prestations sans doute aussi.

Symbole des inégalités

Delphine Lignières croit pourtant à la montée en gamme de Hainan. Cette jeune Française de Shanghaï a organisé ce printemps le premier Hainan Rendez-Vous, un salon réunissant yachts, jets privés, voitures de luxe et autres joailliers prestigieux. Elle a déjà accompagné des délégations chinoises sur la Côte d'Azur et Sanya est jumelée avec Cannes. « Nous essayons de promouvoir cette côte comme la »Riviera chinoise*, explique-t-elle, avec cette succession de baies, la géographie y porte. Après, il faut des événements internationaux tout au long de l'année, comme sur notre Riviera. » Le salon a été organisé sur le site du Royal Visun Yacht Club, adossé à un gigantesque programme de 4 000 appartements et villas. Au bord de l'eau, face à des centaines de vieux chalutiers de bois qui vont devoir aller s'ancrer ailleurs, le club a déployé ses premiers pontons. La direction reste discrète, mais on dit qu'il faut débourser plus de 70 000 euros pour pouvoir amarrer là son esquif durant les vingt prochaines années.

La bulle immobilière de Hainan sera-t-elle la première à exploser en Chine? L'île a déjà connu un épisode similaire, après avoir été désignée « zone économique spéciale » en 1988. La presse chinoise s'alarme de la folie s'emparant de l'île. En mars, les prix ont augmenté de 50 % par rapport à l'année dernière, soit plus de cinq fois l'augmentation au niveau national. Au moment du Nouvel An chinois, les hôtels pouvaient afficher des prix délirants, plus de 1 500 dollars la nuit. Soit « l'équivalant de plusieurs mois de salaire de la plupart des Chinois » s'indigne Le Quotidien de la jeunesse chinoise. Même l'organe officiel du Parti, Le Quotidien du peuple, s'est fendu d'un éditorial pour dénoncer cette indécence, Hainan devenant un symbole trop voyant des inégalités croissantes de la société chinoise. Quelques récentes affaires semblent montrer que le pouvoir central a demandé de mettre un peu d'ordre. Mais, déjà, une autre perspective provoque de nouvelles fièvres, celle de voir un jour Hainan supplanter Macao comme royaume chinois du jeu. Tout est parti du feu vert de Pékin à l'île pour les loteries sportives. Le gouverneur de Hainan, Luo Baoming, a confié que le gouvernement central avait autorisé à « explorer de nouvelles approches de jeux, sous des formes n'existant pas sur le continent ». Immédiatement, les spéculations sur la possible autorisation de casinos ont enflammé l'île et le continent.

Conquête de l'espace

Mais si Hainan est l'allégorie de la puissance économique montante de la Chine, elle l'est aussi de son ascension géopolitique et militaire. Les deux visages du lieu ne se lisent nulle part mieux que sur la plage de Yalong Bay. L'une des plus belles de l'île, elle est un véritable dépliant grandeur nature de toutes les grandes enseignes hôtelières internationales. À son extrémité nord, après l'Holiday Inn, à l'endroit où une route part à l'assaut d'une petite falaise, on tombe sur un panneau « interdiction d'avancer ». C'est que, sous ces rochers, ont été creusés alvéoles et tunnels devant accueillir les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins, qui ne sont pas encore réellement opérationnels.

Cette nouvelle base doit aussi héberger des sous-marins d'attaque. L'intérêt tactique est évident. Les sous-marins actuellement basés dans le Nord, près de Qingdao, doivent naviguer longtemps en eaux peu profondes avant de gagner le grand large. De Hainan, ils peuvent plus vite se dissoudre dans les grands fonds. Ce n'est pas un hasard si le dernier incident naval sino-américain, en mars 2009, s'est produit dans les parages. L'USNS Impeccable, navire de « surveillance » remorquant des dispositifs d'écoute sous-marine, avait été harcelé par des chalutiers chinois. Pékin a envoyé un message clair : « N'approchez pas trop de Hainan. » L'île abrite une autre grande base navale plus conventionnelle, celle de Yulin, la deuxième en importance de la « Flotte du Sud ». C'est de là que partent les navires pour les missions antipiraterie au large de la Somalie.

Hainan, c'est encore la « troisième dimension ». La Chine y construit à Wenchang, sur la côte Est de l'île, son quatrième site de lancement spatial, qui devrait être opérationnel en 2013. Il est le premier situé près du rivage et non dans des régions désertiques de l'intérieur, ce qui facilitera la logistique. Le site est au coeur des ambitions de Pékin - elle veut envoyer des hommes sur la Lune vers 2020 - puisque c'est de là que seront lancées les fusées Longue Marche CZ-5, capables de transporter de lourdes charges. L'île, terre chinoise la plus au sud, a pour elle de se situer par 19° de latitude contre 27° pour le site de Xichang. D'où de fortes économies de carburant pour les fusées et des capacités d'emport supérieures, entre 7 et 18 % de plus par rapport aux autres sites selon des experts chinois.

Voilà donc Hainan en passe de devenir pour la Chine tout à la fois Hawaï, Las Vegas et Cap Canaveral. Balançant entre les chemises à fleurs standardisées des bataillons de touristes du continent et les uniformes de l'Armée populaire de libération.

PHOTO - Holiday makers watch as the Chinese naval destroyer DDG-171 Haikou prepares to depart the Yalong Bay naval base in Sanya, southern China's Hainan island on December 26, 2008. A fleet of three vessels - two destroyers and a supply ship - would have about 800 crew, including 70 special operations troops, set sail for Africa, in the nation's first potential combat mission beyond its territorial waters in centuries.

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