lundi 14 juin 2010

DOSSIER - Chine : quel est le coût social de la croissance ?

Le Monde - Vendredi, 11 juin 2010, p. 12

Pourquoi les « ouvriers migrants » se révoltent-ils ? - Est-ce la fin du modèle « low cost » ?

L'affaire Foxconn (une série de suicides chez le plus gros sous-traitant électronique du monde, dans la ville usine de Longhua à Shenzhen) et l'affaire Honda (quinze jours de grève dans une usine clé du groupe nippon à Foshan), dont le retentissement médiatique fut exceptionnel en Chine, peuvent apparaître comme les signes d'une métamorphose du mode de développement chinois.

L'affaire Foxconn a révélé le malaise des nouvelles générations d'ouvriers migrants, déroutés par l'inanité de l'effort qu'ils doivent fournir à mesure qu'un fossé grandissant les sépare des jeunes consommateurs urbains de leur âge. La notoriété des marques que livre Foxconn (Apple, Nokia...) et les critiques dont le géant taïwanais fait l'objet depuis plusieurs années ont cristallisé les émotions. Le cas Honda marque un tournant dans l'histoire des grèves en Chine : les débrayages n'y sont pas rares mais interviennent en réponse, le plus souvent, à des impayés. La presse les mentionne à peine. Avec la paralysie de l'ensemble des usines Honda de Chine par les grévistes de Foshan, les revendications salariales ont fait irruption dans les débats.

Des augmentations en trompe l'oeil Les hausses de salaires consenties sont en apparence spectaculaires. En réalité, elles sont de l'ordre du rattrapage, dans une province, le Guangdong, où la pénurie de main-d'oeuvre est redevenue alarmante en 2010. Chez Honda, les 33 % d'augmentation obtenus (les grévistes exigeaient 50 %) portent le salaire de base à environ 2 000 yuans par mois (243 euros), en deçà des 2 293 yuans que l'ONG Sacom (Students and Scholars Against Corporate Misbehaviour) considère comme le minium décent dans le Guangdong. Chez Foxconn, l'entreprise propose une augmentation de 70 % (à partir d'octobre). Elle porterait le salaire de base à 2 000 yuans mais est conditionnée à une période d'essai de trois mois, au tarif de 1 200 yuans, et à un « test de compétence » qui ne convainc pas pour l'instant les ouvriers.

Le risque d'une propagation des conflits collectifs à d'autres usines est réel. Ainsi, conséquence directe de la grève à Honda Auto Parts, près de 250 ouvriers ont cessé le travail lundi 7 juin à Foshan Fengfu Autoparts, un fournisseur de pots d'échappement de Honda en Chine. Leur salaire, clament-ils, est inférieur à celui de leurs collègues avant même qu'ils se mettent en grève. Comme eux, ils réclament un syndicat élu : « Si leur grève n'avait pas été un tel succès, on ne serait sûrement pas aussi unis qu'aujourd'hui », a déclaré un gréviste au South China Morning Post de Hongkong.

Les hausses du salaire minium mensuel que les provinces chinoises annoncent les unes après les autres (de 20 % à 30 % cette année) ont un impact limité : les ouvriers du secteur privé sont le plus souvent payés à la pièce. Et la rémunération horaire, en comptant les heures supplémentaires, indispensables, augmente en fait très peu.

Le syndicat officiel contesté Le rôle, ou plutôt, l'absence de rôle, de l'Acftu (l'unique centrale syndicale chinoise) a relancé le débat sur les failles du mécanisme de représentation des travailleurs. Les ouvriers ne peuvent élire de délégué et considèrent le syndicat « hors du coup ». Les grévistes de Honda, qui lors du conflit ont fait appel à un universitaire spécialiste des questions de droit du travail, Chang Kai, de l'université du Peuple à Pékin, ont déclaré dans leur dernière lettre ouverte, le 7 juin, qu'ils espéraient « parvenir à l'élection démocratique de représentants syndicaux et à l'établissement d'un mécanisme de négociation collective ».

La transformation du modèle de production chinois, fondé sur l'afflux de jeunes paysans ouvriers qui vont d'une usine à l'autre sans pouvoir s'installer dans les villes, est impérative. Pour Wang Youqin, économiste à l'université Fudan de Shanghaï, les « hausses de salaires sont prématurées » en Chine. Il faut aussi cesser, dit-il, de « subventionner les campagnes », car tout cela « réduit la fluidité du marché du travail ». La priorité est d'accélérer l'urbanisation effective, en offrant aux migrants les avantages sociaux (assurance santé, logements sociaux et statut urbain) dont ils sont privés, pour qu'ils puissent se fixer en ville. « Commes les seigneurs féodaux, les autorités contrôlent les terres, que les paysans ne peuvent vendre, et réduisent au minimum la mobilité de la main-d'oeuvre », dénonce-t-il.

Moins de main-d'oeuvre sur le marché En raison de la politique de l'enfant unique, l'évolution démographique va encore accélérer l'urgence de cet ajustement. Ainsi, le nombre des 15-24 ans à rejoindre la population active a atteint son maximum et passera de 227 millions en 2010 à 150 millions en 2024. C'est le fameux « cap Lewis », du nom de l'économiste Arthur Lewis, spécialiste des pays en développement, à partir duquel le surplus de main-d'oeuvre bon marché s'épuise.

« Pendant des années, les entreprises ont fait comme si la Chine avait une réserve illimitée de jeunes gens prêts à travailler pour des salaires modestes, écrit Arthur Kroeber, rédacteur en chef du China Economic Quaterly. Cela ne sera plus le cas pour les quinze ans à venir : les entreprises devront payer plus pour les travailleurs débutants, et faire plus d'efforts pour les garder, parce qu'il ne sera pas facile de les remplacer. »

Les revendications salariales interviennent donc à un moment critique pour l'économie chinoise, soumise à des pressions inflationnistes croissantes. Tout en servant l'objectif du gouvernement chinois de reporter la réévaluation du yuan réclamée par les Occidentaux.

Brice Pedroletti


Le récit d'un infiltré chez Foxconn LIU ZHIYI, un jeune reporter du Nanfang Zhuomo (« Le Week-end du Sud »), s'est infiltré pendant près d'un mois dans une usine de Foxconn, l'entreprise qui a été marquée par une série de suicides de ses employés.

Sur place, il a interrogé ses jeunes collègues, « pas pour savoir pourquoi ils mettent fin à leurs jours, plutôt pour comprendre comment ils vivent ». Extraits. "Si vous demandez aux ouvriers quels sont leurs rêves, vous avez souvent la même réponse : monter un business, s'enrichir, et ensuite faire ce qui nous plaît. Dans l'usine, ils appellent avec humour leurs chariots hydrauliques des «BMW».

Evidemment, ils préféreraient posséder une vraie BMW ou au moins «un mode de vie BMW»(...). Ils rêvent souvent, mais souvent, ils détruisent eux-mêmes ces rêves, comme un misérable peintre déchire lui-même ses esquisses : «Si nous continuons à travailler comme ça, on va finir par arrêter de rêver pour le restant de nos vies».

Ils fabriquent des produits électroniques de pointe pour le monde entier et ils économisent au rythme le plus lent qui soit. Ils ont un code d'accès à un service qui se termine par 888 : comme beaucoup d'hommes d'affaires, ils adorent ce chiffre et ils idolâtrent son équivalent phonétique, «riche».

Wang Kezhu, un gros travailleur, se plaignait des salaires trop bas, mais quand il s'est renseigné pour suivre des cours à l'extérieur, il «ne comprenait pas un mot» et il a abandonné.

Il disait qu'avec peu d'éducation, il ne pouvait qu'accepter le premier travail qu'on lui proposait, et que c'était ça son destin. (...) Je lui ai demandé pourquoi il travaillait si dur, mais il ne me répondait jamais. Jusqu'à ce qu'un matin je le vois s'arrêter devant un pilier et soudainement crier «à l'aide».


ZHANG DUNFU : « Une frustration profonde face aux conditions de vie »

ZHANG DUNFU, sociologue à l'université de Shanghaï

M. Zhang fait partie des neuf sociologues chinois signataires, le 18 mai, d'un appel qui a circulé sur Internet, « pour résoudre le problème des nouvelles générations de migrants » et « faire cesser la tragédie de Foxconn ».

Quels enseignements tirez-vous du malaise social révélé par les suicides chez Foxconn, les revendications salariales chez Honda, ou les faits divers violents de ces derniers temps ?

- Le gouvernement chinois a tout à fait les moyens de garder la situation sous contrôle, d'empêcher que ça se propage. Et les gens vont oublier. Mais ça ne veut pas dire que d'autres événements similaires ne vont pas se produire, que ce soit des grèves, des suicides ou des crimes. On décèle chez les auteurs de ces actes une frustration profonde face à leurs conditions de vie.

Ce qui est perçu comme une stratification sociale très rigide entre certaines catégories de gens est source de conflits insolubles. Il y a un fossé dans le monde du travail entre ceux qui sont sur les lignes de production, les managers et les investisseurs étrangers. Les ouvriers ont l'impression d'appartenir à un autre monde.

Comment expliquez-vous le malaise des nouvelles générations de « paysans ouvriers » face au mode de vie urbain ?

- Les jeunes qui viennent de la campagne ressentent une forte discrimination à leur égard. Ils logent, mangent, s'amusent dans des endroits différents de ceux des jeunes des villes. Ils ont souvent une faible estime d'eux-mêmes, ce qui peut conduire au suicide.

La nouvelle génération découvre un monde très différent de celui que connaissaient leurs aînés : de superbes voitures, des lieux de divertissement toujours plus clinquants. Ils appartiennent à ce monde splendide mais il leur est inaccessible.

Et ils constatent l'existence de doubles standards, dans la manière dont ils sont traités, que ce soit par la police, les administrations...

La plupart d'entre eux ne vont pas revenir dans les campagnes. Quand ils rentrent chez eux, ils ne se sentent plus dans leur élément. Comme ils ont chaque mois du cash, grâce à leur travail, ils ont aussi commencé à consommer, et se sentent autonomes. Et ils privilégient certains achats - l'habillement, le téléphone portable - pour se distinguer de leurs camarades au village.

L'exode rural est faussé par le système du « hukou », le permis de résidence : les candidats à la vie urbaine sont prisonniers de leur statut de rural et de tous les avantages sociaux du « hukou » urbain, d'où le désespoir de ne pouvoir sortir de leur condition.

- Le noeud du problème, c'est de mener des changements institutionnels pour combler le fossé entre « urbains » et « ruraux ». Ce fossé, qui existe depuis des décennies, est énorme. Le système du hukou n'est pas seulement une barrière pour les paysans ouvriers. Il se pose aussi aux jeunes diplômés, quand ils ne travaillent pas dans des grandes entreprises ou dans des organismes d'Etat.

Des gens dûment employés par une société peinent à obtenir un hukou pour leur conjoint(e). La réticence des villes à assouplir le numerus clausus tient au fait qu'elles se considèrent en fait comme des entreprises, avec des coûts et des revenus. Ne serait-ce qu'entrebâiller la porte à une population de travailleurs signifie pour elles des charges supplémentaires. C'est à leurs yeux une catastrophe. Elles évitent aussi de prendre toute responsabilité, de peur d'être critiquées par leurs résidents d'origine.

Les petites et moyennes agglomérations semblent actuellement les plus désireuses de s'ouvrir. Mais cela cache aussi un intérêt bien compris : c'est un moyen pour elles de mettre la main sur des terres qui sont ensuite monnayées. Et les paysans qui deviennent urbains ne sont pas toujours en mesure de faire une bonne affaire.


Plus éduqués que leurs aînés, les jeunes sont plus conscients de leurs droits - Bruno Philip

Vague de crimes aveugles dans les écoles qui ont fait en moins de deux mois quinze morts chez les écoliers dans cinq provinces différentes, épidémie de suicides chez le géant taïwanais Foxconn, où les cadences de travail font craquer les « petites mains » du miracle économique, multiplication de grèves fomentées par des ouvriers narguant l'absence de libertés syndicales : l'été s'annonce chaud en Chine !

La revendication ouvrière, la hausse de la criminalité et l'expression d'une violence longtemps contenue alarment les autorités de cet Etat-parti hanté par un cauchemar aussi ancien que l'empire du Milieu : l'instabilité sociale.

Derniers incidents violents en date : le 31 mai, une femme a attaqué au couteau les passagers d'un train circulant dans une province du Nord-Est. Le lendemain, dans le Hunan (centre de la Chine), un garde de sécurité d'une agence de la poste a utilisé ses armes pour mitrailler trois juges d'un tribunal local : l'homme estimait que la séparation des biens consécutive à son divorce n'avait pas fait l'objet d'un jugement équitable...

Dans un pays au taux de violence jusqu'à présent faible, les médias n'hésitent plus à couvrir de tels événements, que la censure a désormais du mal à passer sous silence : selon des statistiques citées par l'officielle Académie des sciences sociales de Chine en février, le nombre de crimes violents a bondi de 10 % en 2009, avec 5,3 millions de cas d'homicides, de viols et de vols à main armée. Des chiffres qui, selon Pi Yipun, professeur de criminologie à l'université de sciences politiques et du droit de Pékin, illustre le fait que le taux de criminalité avait dû enfler depuis belle lurette, mais que les autorités locales faisaient leur possible pour en diminuer l'ampleur à coups de rapports truqués... « Un taux de criminalité élevé peut affecter les perspectives de promotion des fonctionnaires », observe M. Pi.

A la racine du mal, tous les chercheurs s'accordent pour montrer du doigt le fossé des inégalités au coeur d'un système à la fois répressif, injuste et corrompu. Pour Geng Shen, professeur à l'Académie pékinoise des sciences de l'éducation, « des gens se vengent contre la société parce qu'ils ne peuvent s'adapter aux développements sociaux très rapides ».

« Créer de vrais syndicats »

Yu Jianrong, sociologue dans cette même Académie des sciences sociales, va plus loin encore dans une interview accordée au Yazhou Zhoukan (l'« Hebdomadaire de l'Asie »). Il estime que les concepts de « normes » et de « règles » sont devenus en Chine des sous-ensembles un peu flous : en résumé, dit-il, il y a ceux qui, au pouvoir, s'exemptent des normes qu'ils voudraient voir respecter par le reste de la population, ce qui pousse certains à violer, à leur tour, ces règles...

Dans le quotidien de Canton Nanfang Dushibao, un journaliste raconte que l'un des assaillants des écoles hurlait après avoir été neutralisé : « Ils ne me laissent pas vivre, alors je ne les laisse pas vivre non plus ! » Pour le reporter, le meurtrier voyait en ces « ils » qu'il désignait les représentants d'une classe sociale : l'école en question a la réputation d'accueillir les fils de riches.

Les problèmes sociaux dans les usines et le mécontentement croissant des ouvriers viennent également de susciter dans la presse chinoise un afflux de commentaires : dans le Nanfang Zhuomo (« Le Week-end du Sud »), publication qui pousse loin sa couverture des questions sociales, on lisait à la mi-mai que « l'angoisse des jeunes issus de la deuxième génération des travailleurs migrants est à l'origine des tentatives de suicide : ils n'ont plus la possibilité de retourner sur leurs terres d'origine et gagnent moins que leurs parents ».

Des sociologues remarquent que la tranche d'âge des 15-25 ans est en baisse en raison de l'application de la politique de l'enfant unique depuis 1979. Ces jeunes disposent d'un levier plus fort dans des entreprises qui ont un besoin crucial de main-d'oeuvre. Ils sont plus éduqués que leurs aînés, sont plus conscients de leurs droits, regardent la télévision et surfent sur Internet.

Il n'est donc pas surprenant qu'ils bafouent les réglementations imposées par des syndicats liés au parti et choisissent la grève pour faire valoir leurs exigences. Selon l'économiste Xia Yeliang, professeur à l'université de Pékin, « jusque là, les ouvriers souffraient en silence au travail et ne passaient à l'action qu'en dernière extrémité. Ils sont inquiets des conséquences de leurs actes, puisque le syndicat ne les protégera pas d'éventuelles représailles patronales. La grève chez Honda démontre l'urgence de créer de vrais syndicats pour défendre les intérêts des ouvriers ».

En Chine populaire, à l'heure du néocapitalisme autoritaire, un tel discours est quasi révolutionnaire. Le célèbre blogueur Wu Yue San Ren a écrit, le 28 mai, un commentaire où il appelle à « réhabiliter la grève et le syndicat »... « Que les médias ne nous disent pas que des grèves sont des «suspensions de la production», s'insurge-t-il. C'est un euphémisme ! Appellerait-on une manifestation une promenade ? Il est temps de construire un système syndical qui puisse régler les conflits entre patrons et ouvriers ! »

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