lundi 14 juin 2010

DOSSIER - Expatriation : diriger une entreprise en Chine

Les Echos, no. 20693 - Management, mardi, 8 juin 2010, p. 14

L'empire du Milieu reste profondément empreint d'une culture confucianiste, à laquelle les entreprises internationales doivent adapter leur organisation et leur gestion des ressources humaines.

Arrivé à Shanghai il y a cinq ans, Julien Delerue a fait un pari : « Créer une entreprise aussi chinoise que possible. » Meetings.com, son site de mise en relation entre entreprises et hôtels, emploie dix salariés locaux : « Des jeunes, tout juste sortis de l'école, que j'ai formés en prenant le meilleur de ce que je connais du management occidental et du management chinois. » Et ce chef d'entreprise trentenaire de faire voler en éclats nombre de stéréotypes, n'ayant enregistré, par exemple, qu'une démission depuis trois ans, dans ce pays de 1,3 milliard d'habitants où le turnover est un fléau.

Mais il ne ménage pas ses efforts. Car du respect de la hiérarchie au manque d'initiatives individuelles, les spécificités culturelles chinoises déroutent les entreprises occidentales. « Les Chinois ont souvent du mal à se projeter dans l'avenir ou à s'engager sur des chiffres, des budgets. Quand un problème se présente, ils trouvent toujours le moyen de le résoudre. Mais ils peinent à anticiper », témoigne Julien Delerue.

Incompris de leur hiérarchie

Ce qui dévoile une certaine confiance dans l'avenir d'une économie florissante. Mais cela découle surtout d'une vision du monde héritée du « Livre des mutations » qui veut que « tout bouge tout le temps ». « Un "business plan" à trois ans n'a aucun sens pour des Chinois, qui préfèrent s'adapter à un contexte en constante évolution », renchérit Bernadette Labéribe, consultante en management interculturel.

De quoi créer des malentendus au sein des 850 entreprises françaises sur place. Leurs 10.000 expatriés sont souvent écartelés entre la pression du siège, qui exige des prévisions, des budgets ou du « reporting » et la réalité chinoise. « C'est sans doute leur principale difficulté, estime Aldo Salvador, associé du cabinet X-PM après avoir développé Rhône-Poulenc en Chine et présidé la Chambre de commerce franco-chinoise. Ils subissent la pression du siège sans forcément se sentir soutenus. Or les dirigeants doivent, aux yeux des Chinois, toujours faire preuve de cohésion et de calme. » Bernadette Labéribe confirme : « La nouvelle génération d'expatriés étudie la culture, la langue et parvient à s'adapter. Mais elle ne se sent pas comprise par sa hiérarchie, qui lui reproche de perdre son temps à "banquetter" ! »

Or le comportement des salariés chinois reste empreint d'un confucianisme qui valorise « l'harmonie » et accorde une importance essentielle aux relations sociales et aux rites de politesse. Dans un monde où l'individu n'existe pas en tant que tel, mais seulement dans le regard des autres (qui forment son réseau, le « guanxi »), le Chinois ne s'accorde pas le droit à l'erreur. « Un directeur commercial qui n'atteint pas ses objectifs préfère démissionner plutôt que perdre la face, explique la consultante Chloé Ascencio. De même, un directeur de production ne peut pas prendre le risque d'assumer un objectif zéro défaut, qui, pris au pied de la lettre, est inatteignable. »

Les relations en Chine se caractérisent aussi par une communication indirecte et implicite_ qui génère des quiproquos. « Quand un Chinois ne comprend pas ce qu'on lui demande, il n'ose pas poser de question de peur de passer pour un idiot ou de déranger son chef », observe Laurence Peng, du département Asie du groupe de formation Demos.

Ne pas faire perdre la face

Un manager doit donc régulièrement s'assurer que ses consignes ont été comprises. Et ne pas hésiter à mettre les points sur les « i » : « Un collaborateur qui se voit accorder quatre jours pour mener une mission l'acceptera sans mot dire. Y compris s'il sait que c'est impossible, poursuit-elle. De même, il accomplira ses missions dans l'ordre dans lequel elles lui ont été confiées sans jamais établir de priorités. Si une mission est urgente, il faut donc le préciser. » Illogique ? « Les Français trouvent les Chinois irrationnels et peu fiables, note Bernadette Labéribe. Mais ils pensent la même chose de nous ! » Les Français leur semblent surtout rigides, avec leurs normes, leurs procédures et la sacro-sainte séparation entre vie professionnelle et vie privée. « En Chine, la "petite ambiance" - ces activités extraprofessionnelles qui permettent de se connaître et de se faire confiance -fait partie de la vie de l'entreprise », relate Chloé Ascencio. Un manager n'a aucune chance de susciter l'adhésion de son équipe s'il ne noue pas une relation personnelle avec chacun. « Les salariés chinois sont en effet plus fidèles à une personne qu'à une entreprise, explique Aldo Salvador. S'ils font confiance à leur manager, ils sont prêts à le suivre le jour où il démissionne. » Un cadre pourra dire qu'il part pour un meilleur salaire, pour éviter de faire perdre la face à son nouveau responsable. Mais les véritables raisons seront plus sentimentales que financières. Le turnover, qui dépasse souvent 20 %, n'est pas un mythe. Mais ses causes sont infiniment complexes_ même si la nouvelle génération ne cache pas son désir de s'enrichir.

SABINE GERMAIN



INTERVIEW : « L'attitude des salariés chinois est rationnelle »

Chloé Ascencio et Dominique Rey (consultants)

Pourquoi tant de malentendus se dressent-ils entre les managers occidentaux et leurs collaborateurs chinois ?

Les Chinois ont beau avoir une capacité d'adaptation impressionnante, ils gardent des racines culturelles très profondes. Dès lors que l'on décrypte les fondements de cette culture, on se rend compte que l'attitude des salariés chinois est très rationnelle : elle repose sur des principes d'harmonie des relations, de réciprocité dans les échanges et de paternalisme, hérités du confucianisme.

L'organisation des entreprises locales repose-t-elle encore sur ces principes ?

Les anciennes entreprises d'Etat (« danwei » ou unités de travail), qui emploient encore près de 30 % de la main-d'oeuvre urbaine, sont toujours dirigées par des membres du Parti communiste. L'opacité et l'arbitraire y règnent en maître. Ainsi, la notion de grille de salaire y est inconnue : les rémunérations sont attribuées de manière discrétionnaire par les chefs. Bien qu'en voie de disparition, ce modèle d'organisation reste la seule référence des salariés, nés avant les années 1980.

Où se trouve donc la fameuse « efficacité chinoise » ?

Pas dans les « danwei » traditionnels, dont la productivité et les performances restent médiocres. En revanche, les champions chinois tels que TCL (qui a racheté la division « tubes » de Thomson), Lenovo (qui a repris la division PC d'IBM), Haier (électroménager) ou Huawei et ZTE (télécoms), pourtant issus de « danwei », ont adopté un modèle radicalement différent. Hérité de la tradition légiste, qui, depuis l'Antiquité s'oppose à l'idéal confucéen en considérant que l'homme est fondamentalement mauvais, il n'a rien à envier au capitalisme américain des années 1920. Rodées aux procédures, ces grandes entreprises ont adopté des règles de rémunération à la performance, de discipline, de contrôle et de sanction qui excluent impitoyablement les plus faibles.

Quid des entreprises occidentales ?

Elles doivent comprendre que la modernité chinoise est très différente de la modernité occidentale, et adapter leurs méthodes de management en personnalisant les relations, en créant une relation de confiance qui encourage les salariés à prendre des initiatives, en leur accordant le droit à l'erreur qu'ils se sont toujours refusé, en récompensant et en célébrant les réussites_ Dans ces conditions, les salariés chinois - notamment les moins de 30 ans qui n'ont pas connu la révolution culturelle -seront acquis à leur cause : la nouvelle génération de cols blancs exprime en effet une forte demande de transparence, de règles du jeu identiques pour tous_ et même de loisirs et de temps libre !

(*) Auteurs de « Etre efficace en Chine : Le management à l'épreuve de la culture chinoise », éditions Pearson, 2010


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