Ses allures de lord anglais et ses manières un brin sophistiquées font oublier sa carcasse de rugbyman et son tempérament de fonceur : à 43 ans, avec une carrière de surdoué, David Jones est le plus méconnu des grands patrons mondiaux de la pub. Influent PDG d'Havas depuis janvier 2009, cet Irlando-anglo-gallois est sorti de l'ombre lorqu'on l'a aperçu, rayonnant, au côté du conservateur David Cameron, dont il a fait la campagne en Grande-Bretagne. L'optimisme chevillé au corps, ce publicitaire atypique, familier de Kofi Annan et de Bob Geldof, dessine sur fond de révolution numérique un avenir radieux pour la planète. Convaincu que les réseaux sociaux vont bouleverser non seulement nos modes de consommation, mais plus largement le rapport du citoyen à la politique, de l'individu à la res publica, David Jones se veut l'apôtre d'un monde en mutation. Illusion ou prophétie ?
Le monde de la publicité donne souvent le sentiment d'être en complet décalage avec la réalité, de vivre dans une économie virtuelle. Comme si les publicitaires, qui ignoreraient les soubresauts du monde et les crises économiques, s'appliquaient à vendre aux consommateurs des produits qui ne correspondent plus ni à leurs moyens ni à leurs besoins.
Je ne dirais pas que les publicitaires sont aussi optimistes que vous le dites et les consommateurs aussi pessimistes que vous semblez le penser. Si l'on regarde l'état de santé de nos métiers et celui d'un important nombre de grandes entreprises à travers le monde, au premier trimestre 2010, on s'aperçoit que les choses vont en s'améliorant. En forte croissance, l'Amérique latine est en train d'exploser dans le bon sens, l'Asie, qui est de retour, affiche, elle aussi, de bons indices. Quant aux Etats-Unis, ils donnent des signes de redressement évidents. Reste l'Europe et ses différents abcès, Grèce, Espagne, Portugal... Si ce continent inquiète, la reprise que l'on sent ailleurs finira par s'imposer, ici aussi.
Méfions-nous donc des discours globalisants, car il y a aujourd'hui d'énormes décalages entre le consommateur brésilien, britannique et français. Je constate, en tous les cas, que si 2009 fut une année difficile, 2010 donne des signes très encourageants : pour la première fois depuis longtemps, on sent un changement d'état d'esprit dans la plupart des grands groupes industriels qui sont nos clients, avec des résultats en hausse partout et un optimisme prudent, mais recouvré.
Que vous semblez partager. Pour quelles raisons ?
Je suis fondamentalement convaincu que nous sommes en train de vivre une révolution - et je pèse le mot - qui va bouleverser, de fond en comble et dans le bon sens, non seulement nos habitudes de consommation, mais notre vie tout court. Cela s'appelle la révolution numérique et, croyez-moi, nous ne sommes qu'au début d'un formidable tsunami. Google n'existait pas il y a dix ans, Facebook n'existait pas il y a cinq ans, Twitter n'était rien il y a trois ans. Bien d'autres médias de ce type vont émerger dans les années qui viennent, pour s'additionner aux premiers ou les balayer. Si bien qu'Internet, conjugué à l'explosion des réseaux sociaux, a commencé à changer radicalement le rapport du consommateur au produit et au monde de l'entreprise. Comme il est en passe de modifier, dans un tout autre domaine et tout aussi profondément, la relation entre le citoyen et la politique.
Comment évoluent les consommateurs ?
Nous avons réalisé une étude auprès de 6 000 d'entre eux dans sept pays différents. Grâce à Internet, ils se disent majoritairement non seulement plus malins et plus exigeants dans leurs achats, mais surtout "proactifs" : bien plus puissant qu'hier, grâce à la Toile, le consommateur a le sentiment de prendre peu à peu le pouvoir face au monde de l'entreprise. C'est lui qui décide et qui sanctionne, qui arbitre et qui oriente. L'autre grande tendance, profonde et solide, est l'indiscutable prise de conscience des consommateurs pour tout ce qui se rattache au développement durable. Ce qui était un gadget il y a encore dix ans, notamment dans l'esprit de grandes entreprises qui faisaient de cette question un simple argument de marketing, est devenu une priorité. L'exemple de BP aux Etats-Unis illustre bien ce virage : voilà une entreprise parmi les plus puissantes du globe qui avait fait de l'écologie son premier slogan dans les années 2000 - inondant ses stations-service d'arguments écolos - et dont l'image, étrillée, notamment via les réseaux sociaux du monde entier, s'écroule aujourd'hui sur les côtes de Floride. BP aujourd'hui, c'est, aux yeux du grand public, le pollueur-payeur ! Les temps ont changé : les opinions mondiales exigent désormais des entreprises de l'engagement, de la transparence et de la vérité.
Prenons un contre-exemple, Wal-Mart : ce géant mondial de la grande distribution, regardé il y a peu aux Etats-Unis comme une monstrueuse machine à "cash", a radicalement changé son image, en investissant massivement et de manière volontariste dans une stratégie qui voit le consommateur et les questions liées au développement durable placés, désormais, au coeur de ses préoccupations. C'est ainsi qu'aux Etats-Unis un très grand nombre de groupes industriels ont investi à tout-va dans le commerce équitable, avec l'espoir d'échapper notamment aux sanctions de consommateurs qui estimeraient que cela ne va pas dans le bon sens. 64 % des personnes sondées à travers notre étude (72 % en France) s'estiment d'ailleurs en droit de châtier une entreprise dont le seul souci ne serait que le profit et qui ne respecterait pas ses engagements en matière de développement durable. Et ça, c'est très nouveau.
Cette prise de conscience que vous semblez dépeindre est-elle corrélée avec l'explosion des médias sociaux ?
Ceux-ci ont joué un rôle énorme, en effet. Time Magazine a parfaitement résumé le propos en mettant en couverture, il y a deux ans, "You", en s'adressant à nous tous. La conjugaison de crises qui ont vu les plus grandes institutions financières de la planète s'effondrer et des Etats entiers vaciller a achevé de convaincre les opinions mondiales que le modèle du profit pour le profit ne fonctionnait plus, que leurs gouvernants n'étaient pas aussi indispensables qu'on pouvait le penser. Mieux, elles sont convaincues que la société est capable de s'organiser en dehors des politiques ou des institutions qui régulent la planète. Transparence, authenticité, vitesse : appliquées à la politique ou à la consommation de masse, ces trois caractéristiques d'Internet constituent une arme redoutable. On connaît d'ailleurs le rôle majeur qu'a joué Facebook dans la victoire d'Obama. Et on pourrait raconter l'histoire plus récente de ce simple internaute de 36 ans, Oscar Morales, qui a fait descendre dans la rue, en février 2008, via sa page Facebook, toujours, 15 millions de personnes dans 30 villes à travers le monde, afin de protester contre la guérilla des Farc, en Colombie. Quel homme politique utilisant des médias classiques aurait pu aboutir à un tel résultat avant l'avènement du numérique ?
Je me souviens d'une étude réalisée il y a dix ans en Australie, quand j'y dirigeais la branche locale d'Havas : elle disait que lorsqu'un consommateur avait une mauvaise expérience avec un produit, il le racontait à 11 personnes, en moyenne. Aujourd'hui, c'est 1 million de consommateurs qui peuvent être informés, en temps réel, de la défaillance de la voiture que vous aurez achetée la veille. On a vu récemment un géant de la pizza, aux Etats-Unis, revoir toute sa production à la suite d'une simple petite vidéo diffusée sur Internet, un clip montrant les employés mettre n'importe quoi dans les pizzas : l'anecdote peut faire sourire, mais elle dit la puissance d'Internet. Les 400 millions de consommateurs inscrits sur Facebook à travers le monde constituent ainsi, à eux seuls, un levier d'influence considérable.
Jusqu'à influer sur de grandes causes ?
Regardez ce que nous avons fait en amont du sommet de Copenhague sur le climat, en juin 2009, avec l'opération Tck tck tck, ce compte à rebours d'une montre contre le réchauffement climatique devenu slogan planétaire. Cette campagne, lancée par Kofi Annan, Bob Geldof et moi-même, n'a pas coûté un seul dollar et elle a rassemblé 16 millions de personnes en un temps record. Qu'avions-nous dit à l'époque aux internautes à qui nous nous adressions ? Prenez le pouvoir, exprimez-vous, faites de ce sommet le vôtre ! Objectif atteint. Notre travail consiste à convaincre nos clients que le vrai pouvoir aujourd'hui appartient moins à ceux qui pensent le détenir au sommet (d'un Etat ou d'une entreprise) qu'à ceux qui le partagent.
Appliqué à la publicité, le numérique est-il l'arme absolue ?
Sans aucun doute. Prenons l'exemple de la dernière campagne d'Evian, les fameux bébés rappeurs. Ce film, diffusé sur les sept pages d'accueil de YouTube dans le monde, a eu un impact inouï, puisque nous avons dépassé les 100 millions de vidéos vues. Or cette publicité a été désignée meilleure campagne de l'année, en 2009, par Time Magazine, avant même qu'elle ne soit diffusée à la télévision. Cela démontre qu'il est beaucoup plus important de créer des contenus que les consommateurs peuvent partager ou s'approprier que d'essayer de contrôler des messages publicitaires formatés pour la télé et protégés comme dans des silos.
Cette notion de partage et de transparence absolue n'oblige-t-elle pas le monde de l'entreprise à se réformer profondément ?
Certainement. Et je vois bien que l'explosion des réseaux sociaux trouble et déstabilise. Jusqu'où aller ? Comment gérer des réseaux que s'approprient également salariés de ces entreprises et actionnaires ? Toutes ces questions divisent, mais obligent les dirigeants de ces groupes à repenser leurs relations, non seulement aux consommateurs, mais également à leurs propres salariés. Mais le risque est là : un patron ou une entreprise qui n'auraient pas intégré cette nouvelle réalité peuvent aujourd'hui se retrouver sanctionnés sur Facebook ou Twitter.
Comment imaginez-vous ces évolutions à dix ans ?
Honnêtement, on ne sait pas. On peut faire des prévisions sur l'évolution des technologies, mais pas sur les comportements des consommateurs. 74 % d'entre eux vont aujourd'hui sur Internet avant d'acheter quelque chose : combien seront-ils dans deux ans ? Et qu'y feront-ils ? On peut parfaitement imaginer, en tous les cas, et sans délirer aucunement, que dans des délais assez brefs il sera possible d'avoir en temps réel sur son portable, lorsqu'on franchira le seuil d'un magasin, le dernier rabais proposé sur le produit recherché et l'ensemble des promotions sur ce même produit dans les autres magasins concurrents alentour, et ce dans un rayon de 800 mètres. Je pense que nous entrons dans une société de consommation qui va considérer que la question du "où on est ?" est aussi importante que celle du "qu'est-ce que l'on cherche ?". Cette version moderne de Big Brother, avec laquelle les moins de 30 ans sont déjà très à l'aise, est appelée à bouleverser tous les codes de la communication publicitaire et de la consommation, au sens large du terme.
Dans ce contexte mouvant, la presse écrite s'interroge sur son avenir. Beaucoup la disent condamnée. Qu'en pensez-vous ?
Il est évident que la presse d'informations immédiates, la presse quotidienne, est irrémédiablement condamnée dans sa forme actuelle. En revanche, les médias qui continueront à apporter de l'explication, de l'approfondissement et de la mise en perspective, dans un monde de plus en plus complexe, multiple et foisonnant, ont un bel avenir devant eux. Pour peu qu'ils trouvent leurs modèles économiques.
Transparence, connectivité, partage... Comment fait-on pour convaincre un homme comme David Cameron, dont vous avez fait la campagne, en Grande-Bretagne, d'aller dans ce sens, quand la politique, justement, c'est tout le contraire ?
Je me souviens du discours de David Cameron en 2005, lorsqu'il a pris en main le Parti conservateur : c'était un discours d'une grande modernité, empreint de social et qui tranchait avec tout ce que j'avais entendu à ce jour dans la bouche d'un conservateur. Tout son propos sur les dangers de la bureaucratie et de la technocratie, sur le caractère pléthorique des gouvernements qui ont précédé, sur la nécessité qu'il y a à redonner la parole au citoyen et à faire en sorte que la politique sorte de sa tour d'ivoire... Tout cela me semblait parfaitement raccord avec ce que je vis, constate et défends dans mon métier.
Confronté à la réalité, ne pensez-vous pas que tout cela va se transformer en voeux pieux pour Cameron ? Et qu'il y a un monde entre la politique et l'univers des médias sociaux ?
Le pouvoir est un exercice compliqué. Reste que la campagne de David Cameron, qui est un homme jeune et donc très imprégné des nouvelles technologies, s'est largement appuyée sur eux. Je l'imagine mal ne pas tenir compte de tout ce qu'il a pu lire ou entendre durant tous ces derniers mois.
Vous avez donc accompagné l'ascension de cet homme politique. Travailleriez-vous demain pour un "client" comme Nicolas Sarkozy ?
Il faudrait avoir grandi en France pour pouvoir envisager une telle hypothèse et surtout être efficace. Même si je suis convaincu que l'expérience anglaise et ma bonne connaissance des réseaux sociaux pourraient, peut-être, se révéler utiles, mes origines britanniques m'empêchent d'imaginer une éventuelle collaboration avec un homme politique français.
Renaud Revel
BIO - David Jones
1966 Naissance à Altrincham (Grande-Bretagne).
1990 Premiers pas dans la publicité.
2001 Prend les rênes d'Euro RSCG à Londres, puis à New York.
2005 Nommé PDG d'Euro RSCG Worldwide et DG d'Havas.
2006 Désigné par le Financial Times comme l'une des personnalités les plus influentes d'Europe.
2008 Elu par le Forum économique mondial parmi les Young Global Leaders, 245 dirigeants de moins de 40 ans.
2010 Inaugure à Londres le forum One Young World au côté de Kofi Annan.
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