Le Monde - Analyses, lundi, 18 octobre 2010, p. 19
Comme prévu, il a été beaucoup question, à Washington, il y a une semaine, lors des réunions du Fonds monétaire international (FMI) et du G7, de « guerre des monnaies ». Chacun des ministres des finances ou des gouverneurs de banque centrale présents y est allé de son petit commentaire. La ministre de l'économie Christine Lagarde aussi, mais pour se démarquer de la tonalité générale, très martiale. « Alimenter des anticipations en utilisant des termes militaires ne me paraît pas être la manière la plus constructive de faire avancer le sujet. » Des remarques monétaires à éclairer par d'autres propos de Mme Lagarde qui, il faut bien l'avouer, ont beaucoup plus retenu l'attention des médias.
Dans un entretien accordé au Monde, la ministre française a estimé que les femmes « projettent moins de libido et de testostérone », en politique comme en affaires. Puis, réitérant ses propos sur la chaîne de télévision américaine ABC : « C'est une aide dans le sens où on ne va pas investir nos ego dans une négociation, en imposant notre point de vue, en humiliant notre partenaire. »
Ce qui n'est pas très gentil pour les hommes, pour ses collègues masculins du gouvernement, pour MM. Sarkozy et Strauss-Kahn. Mais assez juste, notamment en matière monétaire. Car le marché des changes, en ce moment, suinte de testostérone. On se croirait sur le Tour de France, ou au milieu d'un régiment de parachutistes. On montre ses muscles, on gonfle les pectoraux, on menace, on intimide, on motive les troupes avant l'assaut.
L'état-major réfléchit aux différentes options d'attaque : le brillant colonel Martin Wolf (du Financial Times) et l'expérimenté général Fred Bergsten (du Peterson Institute) exposent dans la presse leurs plans pour s'emparer du yuan et le faire grimper de force. L'ombrageux maréchal Zhou (Banque de Chine) leur promet une riposte foudroyante. Quant à l'impétueux lieutenant Nicolas Sarkozy, il propose d'aller détruire le stock nucléaire américain en faisant sauter le statut de monnaie de réserve du dollar. Tout cela est certes très « mâle et viril », pour citer M. Juncker, mais très confus aussi : alliances aux contours flous, cibles imprécises, stratégies incohérentes, armes à l'efficacité incertaine. Au point qu'on finit par se demander si ces coups de menton monétaires des différents dirigeants ne sont pas là surtout pour masquer leur impuissance à agir.
On a fêté il y a trois semaines le 25e anniversaire des accords du Plaza, à New York. Avec un brin de nostalgie pour ce qui marqua l'apogée de la coopération monétaire internationale de l'après-guerre. Au début des années 1980, l'administration Reagan avait annoncé que les Etats-Unis n'interviendraient plus sur le marché des changes. Une application du beau principe de free market, mais qui ne résista pas à l'épreuve de la flambée du dollar de 1983 et 1984. Le 22 septembre 1985, les ministres des finances et les gouverneurs des banques centrales du G5 (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Japon, Allemagne) se mirent donc d'accord pour intervenir afin de faire baisser le dollar. Avec succès. En à peine deux ans, le billet vert perdit près de la moitié de sa valeur, passant de 9 à 5 francs et de 260 à 150 yens.
En février 1987, le G5 jugea que le repli du dollar était suffisant et, à Paris, au Louvre, proclama que le temps de la stabilisation des cours des devises était venu. Cela fit effet... quelques mois, jusqu'à ce que le secrétaire américain au Trésor, James Baker, dénonce la politique de la Bundesbank, contraire selon lui aux accords du Louvre. La polémique fit redécrocher le dollar et provoqua le krach boursier d'octobre.
La coopération monétaire internationale ne s'est jamais vraiment remise de ce clash mémorable. Depuis, les interventions concertées des grandes banques centrales se comptent sur les doigts d'une main : en 1995 et 1998 sur le yen, en 2000 pour faire remonter l'euro. Et plus rien depuis dix ans. Première raison : au moment des accords du Plaza, le marché des changes avait encore taille humaine. Les transactions quotidiennes n'atteignaient « que » 600 milliards de dollars (425,4 millions d'euros). Les banques centrales avaient encore les moyens de lutter contre les marchés, de faire mal aux spéculateurs pour être craintes. On approche aujourd'hui les 4 000 milliards de dollars par jour. Soit quatre fois les stocks de devises réunis des Etats-Unis et de la zone euro. Avec 129 milliards de dollars, la Réserve fédérale américaine (Fed) dispose même de réserves de change inférieures à la Thaïlande. Pour retourner à un vocabulaire militaire, les grandes banques centrales, si elles déclenchaient les hostilités, risqueraient la débâcle. Et, comme le dit l'économiste Kenneth Rogoff, « de perdre beaucoup d'argent en cherchant à se battre, comme Don Quichotte, contre des moulins à vent ».
Surtout, les accords du Plaza apparaissent comme une exception, heureuse, mais une exception dans l'histoire du marché des changes. Un moment unique où tous les grands pays industrialisés eurent un intérêt commun à un rééquilibrage des cours. Aujourd'hui ? Tout le monde voudrait une monnaie faible : les Américains, les Chinois, les Britanniques, les Japonais, les Européens, les pays émergents. Ce qui, par définition, rend les choses un peu compliquées et la coopération monétaire très improbable.
On a tort de redouter une guerre des monnaies imminente. La guerre est déclarée depuis bien longtemps, elle est même le régime habituel du marché des changes. Les périodes de paix ne constituent que de brèves parenthèses. Et il en sera ainsi tant qu'on vivra dans un système de changes flottants, avec des monnaies nationales fluctuant en fonction du rythme et des besoins économiques propres à chaque pays. Tant qu'il n'existera pas une monnaie unique mondiale avec un gouvernement économique mondial, ce qui, on peut le penser, n'est pas pour demain. Tant qu'il y aura des hommes, ajouterait Mme Lagarde...
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