Il est 17 heures à Pékin, vendredi 8 octobre, quand tombe la nouvelle : le prix Nobel de la paix est attribué à Liu Xiaobo. Attablé devant un jus d'orange, Zhou Duo reste silencieux un instant. " C'est vraiment un moment important, une bonne nouvelle, mais qui arrive si tard ! ", réagit l'ancien chercheur en sciences politiques, le plus proche ami du dissident au temps du mouvement de Tiananmen.
Sa femme, qui l'a accompagné, indique qu'ils ont reçu, juste avant l'entretien, un appel des policiers de leur arrondissement : ils voulaient savoir s'ils étaient à la maison. " Nous sommes sortis faire des courses ", ont-ils répondu. Le café où ils ont donné rendez-vous, tout proche de l'université de Tsinghua, a été ouvert il y a quelques années par une autre figure du mouvement du 4 juin. Il n'est pas rare que des débats s'y tiennent entre petits groupes de militants pro-démocratie. Pourtant, à cet instant, personne ne semble être au courant de la désignation du premier prix Nobel de la paix jamais attribué à un citoyen chinois, après celui reçu par le dalaï-lama en exil.
Comme s'il se sentait protégé par la reconnaissance internationale décernée à son compagnon d'armes emprisonné, Zhou Duo, qui reçoit coup sur coup des appels de médias de Hongkong et d'amis, s'enhardit dans ses dénonciations du parti. C'est en 1987, alors qu'il travaille au sein du département de formation de l'une des premières sociétés privées chinoises - Stone, connue pour son soutien aux étudiants -, que Zhou Duo apprend à connaître Liu Xiaobo. Il l'invite à venir donner des cours. Parti en 1988 enseigner à l'étranger, le jeune professeur, alors âgé de 34 ans, abrège son séjour à Columbia pour revenir, en avril 1989, à Pékin, en plein tumulte estudiantin : " On était persuadés qu'il allait se faire arrêter, donc on est allés à plusieurs le chercher à l'aéroport ", se souvient Zhou Duo.
Liu Xiaobo est alors connu en Chine pour ses écrits iconoclastes et impertinents, qui critiquent la mollesse des intellectuels d'alors. Il est acquis aux idées de la démocratie libérale, après avoir été dans sa jeunesse passionné par le manifeste du Parti communiste. C'était " un sacré fouteur de bordel ", se souvient Zhou Duo. Avec une touche humaniste : " Le christianisme, aimer son prochain, tendre l'autre joue à celui qui vous frappait, l'avait aussi influencé. "
Zhou Duo fait partie d'un petit groupe d'intellectuels modérés qui tente de négocier une issue à la crise (la loi martiale a été prononcée) entre les factions les moins radicales des étudiants et du pouvoir. Il propose à Liu Xiaobo d'y participer. Fin mai, ce sera Liu Xiaobo qui poussera son ami à faire une grève de la faim pour " cesser de jouer aux intellectuels qui ne se mouillent pas ". Ils sont quatre grands frères - Liu Xiaobo et Zhou Duo, Gao Xin, un autre professeur, et le chanteur taïwanais Hou Dejian - à entreprendre de convaincre les étudiants radicalisés. " Il fallait en finir avec cette culture de la violence que le parti avait incrustée dans la tête des gens et qui faisait qu'il fallait toujours lutter, attaquer, annihiler un ennemi ", explique Zhou Duo.
Dans la nuit du 3 au 4 juin, les quatre négociateurs tentent de calmer les esprits. Leur médiation entre l'armée et les étudiants évitera un massacre sur la place (la majorité des victimes tombèrent ailleurs dans la ville) et leur vaudra de n'être qu'assignés à résidence pendant l'année qui suit, sans être condamnés à de lourdes peines.
Dans le café, la serveuse s'étonne de l'agitation de Zhou Duo : " Vous savez ce qu'on fête ? - Non. Vous connaissez Liu Xiaobo, il a eu le Nobel ! - Qui ça ? " Zhou Duo hausse les épaules. Seul un jeune homme, attentif à son récit, vient le saluer. " On ne sait pas ce qu'ont vécu des gens comme Zhou Duo, il y a tellement de lacunes historiques, de brouillage ", nous dit-il. Diplômé en communication, il travaille depuis deux ans. Il a entendu parler de la Chartre 08, lancé par Liu Xiaobo et un autre intellectuel il y a deux ans, mais n'a pas pu la lire. " Il n'y a qu'avec des informations libres que l'on peut se faire son propre point de vue ", dit-il. Il tient à ce que l'on cite son nom, Chu Junshan, qu'il écrit lui-même sur notre carnet.
Brice Pedroletti
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