samedi 13 novembre 2010

ANALYSE - Le Japon tétanisé par ses disputes avec la Chine et la Russie - Philippe Pons

Le Monde - Analyses, samedi, 13 novembre 2010, p. 22

Rarement un pays hôte d'un sommet régional aura été dans une situation aussi inconfortable que le Japon en recevant les membres du Forum de coopération économique Asie-Pacifique (APEC), les 13 et 14 novembre, à Yokohama. Alors qu'un Etat qui accueille une conférence internationale a généralement une position de médiateur, le gouvernement de Naoto Kan n'apparaît guère en position de jouer un tel rôle, enlisé qu'il est dans ses disputes territoriales avec ses deux grands voisins, la Chine et la Russie.

Depuis deux mois, Tokyo est à " couteaux tirés " avec Pékin à la suite d'un incident entre un chalutier chinois et un garde-côte japonais au large des îlots Senkaku (Diaoyu, en chinois), situés entre Okinawa et Taïwan, dont les deux pays se disputent la souveraineté. Et le Japon n'est pas en meilleurs termes avec la Russie depuis la récente visite du président Dmitri Medvedev aux îles Kouriles (nord de Hokkaïdo), territoire russe depuis sa défaite de 1945, dont il estime qu'elles lui appartiennent.

Plusieurs facteurs interviennent dans cette flambée de tension. Certains sont circonstanciels - l'inexpérience diplomatique du gouvernement Kan. D'autres dénotent une situation conflictuelle plus durable : ambitions régionales chinoises en mer de Chine du Sud, volonté de la Russie d'être présente dans le Pacifique en réaffirmant sa souveraineté sur les Kouriles et refus japonais de reconnaître l'existence de questions territoriales avec ces pays.

Alors que le différend territorial entre le Japon et la Russie est localisé, la revendication chinoise sur les Senkaku s'inscrit dans une stratégie chinoise plus large : la suprématie en mer de Chine du Sud, considérée comme une " zone d'intérêt vital " par Pékin, qui entend s'y tailler une liberté de mouvement impliquant une remise en cause du statu quo territorial.

Autre différence : la question des Kouriles est, depuis le milieu des années 1950, au coeur des relations entre le Japon et la Russie, entravant la signature d'un traité de paix entre les deux pays. En revanche, celle des Senkaku était jusqu'à présent une question pendante, à régler certes, mais sans qu'elle pèse sur le développement des relations politiques et économiques sino-japonaises. Ce n'est plus le cas.

Le premier facteur à l'origine de la flambée de tension entre le Japon et la Chine est " l'inaptitude ", selon le quotidien Asahi, du gouvernement Kan qui s'est embarqué dans une crise qui aurait pu être réglée diplomatiquement. Après avoir arrêté le capitaine du chalutier responsable de l'incident, Tokyo a fait machine arrière et l'a libéré pour apaiser Pékin. L'erreur des démocrates, au pouvoir depuis un an, fut d'entamer une épreuve de force sans avoir les moyens politiques de la mener à terme, et la piètre reculade à laquelle ils se sont livrés a fait chuter à 32 % la popularité du premier ministre.

Révélatrice du manque de clairvoyance du ministre des affaires étrangères japonais, Seiji Maehara, apôtre de la fermeté vis-à-vis de la Chine sans autre objectif à long terme que de renforcer l'alliance américaine, cette " défaite diplomatique " est due aussi à l'absence de canaux de communication directe des démocrates avec les dirigeants chinois, ainsi qu'à un manque de confiance entre l'administration et l'actuel gouvernement.

La Chine a réagi avec brutalité en prenant des mesures de rétorsion économique disproportionnées. Ses dirigeants semblent avoir été surpris par le cabrement nippon. Du temps des libéraux-démocrates, Pékin et Tokyo s'entendaient pour éviter que ce genre d'incident dégénère : en 2004, des activistes chinois débarqués sur les Senkaku avaient été arrêtés, mais renvoyés immédiatement en Chine.

Les tenants de la fermeté vis-à-vis de la Chine font valoir que les mesures prises par Tokyo étaient légalement appropriées (le chalutier a délibérément heurté le garde-côte japonais) et la réaction chinoise, qui s'est poursuivie après la libération du capitaine, a révélé le " vrai " visage, menaçant, de Pékin. L'affaire a surtout mis en lumière la fragilité de l'entente entre les deux pays, otages d'une animosité nourrie d'une lecture conflictuelle de l'histoire.

Puis, la Russie est entrée dans la danse avec la visite de M. Medvedev aux Kouriles. Pure coïncidence dans le temps ? Peut-être pas. En septembre, à Pékin, le président russe et son homologue chinois, Hu Jintao, ont signé un communiqué faisant état du " soutien mutuel à la défense des intérêts vitaux des deux pays dont la souveraineté nationale, l'unité et l'intégrité territoriale ". Le Japon peut-il se permettre d'être en conflit en même temps avec la Chine et la Russie ? Une situation difficilement tenable qui n'a pas échappé aux dirigeants chinois et russe.

Face à cette double offensive, le Japon reste enferré dans son argumentaire sur la souveraineté des territoires contestés. Conforté par la critique de l'attitude de la Chine par ses alliés, il semble peu enclin à reconnaître l'existence de différends avec Pékin et avec Moscou et à engager une négociation. Ce qui supposerait une volonté politique que ne peut avoir un gouvernement affaibli et sans grande vision.

Philippe Pons

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