mardi 2 novembre 2010

ENQUÊTE - Crise : le groupe Alstom à l'entrée du tunnel - Yann Philippin



Libération, no. 9167 - Économie, mardi, 2 novembre 2010, p. 12

Ex-star du secteur ferroviaire et de l'énergie, le français est à la peine. Quatre chantiers l'attendent.

Un grand merci à Noursoultan Nazarbaïev. En accordant jeudi à Alstom une mégacommande de locomotives à 1,3 milliard d'euros, le président kazakh a offert au groupe français une bouffée d'oxygène dont il avait grand besoin. Et un troisième succès en une semaine, si on ajoute une centrale à Singapour et des métros pour Montréal. De quoi calmer le bouillant PDG, Patrick Kron, visiblement énervé lorsqu'on tente, en marge d'une soirée mercredi à Paris en l'honneur de Nazarbaïev, d'évoquer avec lui les difficultés d'Alstom. Il s'expliquera après-demain lors de l'annonce des résultats semestriels. «Kron n'est pas à l'aise en ce moment», compatit un industriel. Il faut dire que le mois d'octobre a été pénible.

Il y a eu l'humiliante défaite du contrat Eurostar, qui a vu la SNCF acheter, pour la première fois de son histoire, des trains à grande vitesse à l'allemand Siemens. Quelques jours plus tôt, Alstom avait annoncé 4 000 suppressions d'emplois dans sa branche énergie (dont 100 en France) pour faire face à la chute des commandes (-36% sur le premier trimestre). Sans compter un cours de Bourse qui sombre : -26% depuis le début de l'année. «Ils sont détestés par les marchés après avoir été des stars. C'est l'investissement que tout le monde regarde comme dangereux», confie un analyste financier.

«Ajuster». Après les années d'euphorie qui ont suivi la quasi-faillite et le sauvetage d'Alstom par Patrick Kron et Nicolas Sarkozy en 2004, le retour sur Terre est brutal. Même si le patron assure que le groupe paie, un peu plus tard que les autres, son tribut à la crise. La consommation électrique mondiale a baissé en 2009 pour la première fois depuis cinquante ans, ce qui a gelé les projets de centrales. «J'avais dit que [...] si le marché ne repartait pas, nous aurions besoin de nous ajuster», a-t-il rappelé. Sauf que la crise a révélé les faiblesses du champion tricolore, qui perd des parts de marché face à Siemens ou à l'américain General Electrics : coûts trop élevés, diversification tardive dans l'éolien, faible présence en Chine. Sans oublier l'arrivée de nouveaux concurrents chinois et coréens qui écrasent les prix. Or, Alstom a réagi après et moins fort que Siemens, qui a supprimé 12 600 postes l'an dernier. La Société générale estime déjà que le plan d'économies ne suffira pas à régler les «problèmes structurels» d'Alstom. Des analystes réclament de nouveaux sacrifices pour préserver la rentabilité. «Ils ont sous-entendu qu'ils le feraient si la reprise ne venait pas», indique l'un d'entre eux. «Il n'y a pas d'autre plan en préparation», assure une source proche du groupe.

«Épouvantables».«Patrick Kron n'est pas du genre à se laisser démonter», dit-on dans son entourage. «Il a prouvé lors de la crise de 2004 qu'il pouvait sortir de situations épouvantables», ajoute un observateur. Le PDG a déjà réorganisé ses deux divisions. Et mise beaucoup sur l'activité de transmission électrique haute tension récemment rachetée à Areva. Pour Alstom, les vraies difficultés ne font que commencer. Passage en revue de ses quatre principaux chantiers.


Résoudre le casse-tête chinois
Rétif aux transferts de technologies, Alstom a du mal à percer en Chine.

C'est l'un des plus gros marchés mondiaux. Mais la Chine ne pèse que 4% des ventes d'Alstom, tous métiers confondus. Malgré ses 6 000 salariés sur place et quelques succès (métros, turbines hydrauliques), le français n'a pas remporté de gros contrats depuis deux ans. La faute à ses concurrents locaux dans l'énergie, qui détiennent 80% du marché. Mais aussi à la méfiance d'Alstom face aux transferts de technologies exigés par les Chinois. Le français a déjà été pillé deux fois. Il a transféré un procédé de dépollution avec interdiction de l'exporter. Mais son partenaire chinois a cessé de payer les royalties et s'en est servi pour remporter un marché en Bulgarie.

Alstom a aussi retrouvé ses technologies dans des trains chinois vendus à l'étranger. D'où son refus de transférer son dernier modèle de TGV, l'AGV. Sauf que le canadien Bombardier et l'allemand Siemens l'ont fait, avec à la clé des mégacommandes pour 240 trains. Siemens a poussé très loin la coopération, allant jusqu'à postuler avec les Chinois pour le TGV saoudien ! «Maintenant que le mal est fait, Alstom pourrait y aller à son tour», suggère un expert. «Ce serait nous tirer une balle dans le pied», réplique une source interne au groupe. Le français pousse quand même quelques pions, comme le montre l'accord signé en septembre avec deux groupes chinois pour se développer dans le transport urbain. «Leur faiblesse chinoise est à double tranchant, conclut un analyste : Ils risquent de perdre de belles opportunités, mais s'exposent moins sur un marché difficile.»


Les groupes asiatiques proposent des prix plus compétitifs.

Il a suffi, le 10 septembre, que le chinois Harbin Power remporte une commande dans le secteur de l'énergie en Inde à un prix massacré pour que l'action Alstom dévisse de 3,98%. Le français a eu beau jurer qu'il «n'a jamais été dans la course» pour ce contrat, ça n'a pas calmé l'inquiétude des marchés. Car Alstom doit affronter de nouveaux rivaux chinois et coréens qui pratiquent des tarifs inférieurs de 30%. Grâce aux transferts de technologies consentis par les Occidentaux, ils fabriquent déjà des turbines, des trains, et même des TGV de dernière génération. Pour l'instant, ils visent surtout les pays émergents... mais se positionnent déjà en Europe et aux Etats-Unis. Selon Morgan Stanley, 79% de l'activité d'Alstom est exposée à cette concurrence low-cost. Sans qu'il ait toujours les armes pour y répondre, à cause d'une présence trop faible dans les pays à bas coûts.

Message reçu 5 sur 5. Alstom a réorganisé sa division énergie pour transférer sa production et même des centres de décision vers l'Inde ou la Chine. «Sur les coûts, on n'a peut-être pas agi assez, mais on fait maintenant le nécessaire», a déclaré aux Echos le patron de la branche, Philippe Joubert. Idem pour les composants. «Un ingénieur installé à Belfort va plutôt acheter autour de Belfort. S'il est en Inde, il cherchera des fournisseurs en Inde.» Le groupe souligne toutefois qu'il réalise la moitié de son business dans les pays émergents. Et qu'il vient d'être sélectionné pour un gros contrat de turbines en Inde... face à un concurrent chinois.

PHOTO - Alstom transport's CEO Phillipe Mellier (R) and Kazakh rail company KTZ CEO Askar Mamine (2nd L) sign agreements as France's President Nicolas Sarkozy (R top) and Kazakhstan President Nursultan Nazarbayev (L top) look on at the Elysee Palace in Paris October 27, 2010.

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