lundi 22 novembre 2010

LIVRE - La Chine en dix mots par Yu Hua




L'auteur de « Brothers » raconte en quelques mots-clés les sidérantes métamorphoses de son pays...
Extrait :
« J'ai grandi à une époque où il n'y avait pas de livres. [L'un de mes premiers souvenirs de lecture] date du lycée quand je me suis mis à lire des romans considérés comme des herbes vénéneuses. Ces livres qui avaient survécu à l'autodafé commençaient à circuler en cachette. Sans doute avaient-ils été soigneusement conservés par de vrais amoureux de la littérature, puis les gens se les étaient repassés sous le manteau. Chacun d'eux avait transité par des milliers de mains avant d'arriver jusqu'à moi, si bien qu'ils étaient dans un état lamentable, amputés d'une dizaine de pages au début et à la fin. Aucun des romans proscrits que je lus alors n'était intact. Je ne connaissais ni le titre du livre ni le nom de l'auteur. J'ignorais comment l'histoire débutait et se terminait. (...) Ces histoires inachevées m'obsédaient et, comme personne ne pouvait m'être d'aucun secours, j'entrepris de leur donner moi-même une fin. (...) Jamais je ne remercierai assez ces romans sans début ni fin : ce sont eux qui ont allumé en moi la passion de la création et qui, bien des années plus tard, ont fait de moi un écrivain. » p. 58-59


Il y avait déjà Liu Xiaobo, le nouveau Prix Nobel de la paix, qui exaspère Pékin... Il y avait ces web-romanciers frondeurs et ces blogueurs incontrôlables qui, chaque jour, donnent du fil à retordre à la Guobao, la brigade de protection intérieure chinoise... Voilà maintenant qu'un nouveau « perturbateur » s'y met. Et pas n'importe lequel : « le » romancier vivant dont tout lecteur chinois connaît au moins le nom, Yu Hua.

En cette chaude après-midi de septembre, Yu Hua est attablé au Peace Hotel, le rendez-vous mythique des années 1930, rue de Nankin, dans le centre historique de Shanghaï. L'interprète - Yu Hua ne parle aucune langue étrangère -, avoue être intimidée. « Jamais je n'aurais pensé rencontrer l'auteur de Brothers [Babel, prix Courrier international du meilleur livre étranger]. Savez-vous que ce roman s'est vendu à 1,2 million d'exemplaires rien qu'en Chine ? Pour nous, ce livre a fait l'effet d'une bombe... » Yu Hua, lui, ne semble nullement troublé. Vêtu d'un jean et d'une chemise lilas, souriant, décontracté, il sirote son thé vert et tout en lui semble dire : même pas peur !

De quoi pourrait-il avoir peur ? De ce livre qu'on lui a apporté de Paris et qu'il découvre pour la première fois sous forme de « vrai livre ». La Chine en dix mots est son dernier ouvrage, et sa sortie en France constitue une première mondiale. Pourquoi la France ? « Jusqu'à présent, je n'ai pas eu de problème de censure, explique-t-il. Brothers retraçait l'histoire de deux demi-frères ayant grandi sous la Révolution culturelle et se retrouvant, adultes, en pleine frénésie des années 1980. Il illustrait, d'une certaine façon, l'absurdité des deux époques, mais les autorités pensent toujours que, s'ils s'insèrent dans une fiction, les faits n'ont pas de réelle existence ! Pour ce livre-là, c'est différent, dit Yu Hua. Je ne l'ai jamais montré à un éditeur chinois. Le publier ici est inenvisageable. A Taïwan peut-être, mais ils n'ont pas de copyright... » L'écrivain a donc confié son manuscrit à deux de ses éditeurs étrangers, Actes Sud et Knopf. Pourquoi sort-il d'abord en France ? « Parce que les Français ont été les plus rapides... »

Cette Chine en dix mots est un ensemble inclassable, aux confins de l'essai littéraire, du recueil de souvenirs et du récit - mais un récit dont l'objectif serait de « fondre en un tout l'analyse rationnelle, l'expérience sensible et les histoires personnelles », souligne joliment Yu Hua. Pour cela, il a retenu 10 mots-clés qui « racontent » un demi-siècle d'histoire de son pays. « Je suis conscient qu'il en aurait fallu 100, mais au bout de 10, j'étais épuisé ! » plaisante-t-il.

Ces mots - peuple, leader, lecture, écriture, Lu Xun, disparités, révolution, gens de peu, faux et embrouille - sont pour lui « comme 10 paires d'yeux » scrutant la Chine d'aujourd'hui sous divers angles et permettant au lecteur de choisir son entrée. Dès les premières pages, Yu Hua explique d'ailleurs sa démarche : « J'écris ce livre à la manière d'un chauffeur d'autobus qui revient toujours à son point de départ. Mon autobus chargé d'histoires partira de la vie quotidienne des Chinois et s'arrêtera aux stations Politique, Histoire, Economie, Société, Culture, Mémoire, Sentiments, Désirs et Secrets. Il traversera aussi quelques endroits aux noms inconnus. Certaines histoires descendront en cours de route, d'autres monteront, et au terme de ce long périple mouvementé, mon autobus retournera à la vie quotidienne. »

Ce que Yu Hua ne dit pas, c'est que ses histoires nous ramènent sans cesse au même terminus : son oeuvre et les conditions de son élaboration. A la station « Ecriture », par exemple, il raconte qu'il a commencé dans la vie comme dentiste. Que tous les jours, une pince à la main, il arrachait des dents. « Cela a duré 5 ans et j'ai bien dû arracher 10 000 dents. » Et puis il s'est « lassé de contempler des bouches béantes ». Il est devenu écrivain.

Mais comment devient-on écrivain quand on a grandi dans une famille de médecins communistes ne possédant chez eux que les OEuvres choisies de Mao Zedong ? La réponse figure à la station « Lecture » (ainsi que dans l'encadré ci-dessous). On y apprend que Maupassant circulait par exemple au lycée. « On emballait ses livres dans des journaux et on les planquait dans nos doublures de manteaux, confirme Yu Hua. Dans mon souvenir, Une vie offrait des descriptions de sexe qui me distrayaient fort ! »

Egalement passionnante, la station « Révolution culturelle » éclaire notamment la raison pour laquelle le sang et la violence sont toujours particulièrement présents dans ses premiers ouvrages (notamment dans son deuxième roman Vivre ! adapté au cinéma par Zhang Yimou et qui a reçu le Grand Prix du jury au festival de Cannes, en 1994). Dans ce chapitre, Yu Hua, né en 1960, raconte son enfance dans un bourg tellement ennuyeux de la province du Zhejiang, que les seules distractions étaient « les condamnations à mort avec exécution immédiate ». La foule des grands jours se pressait alors sur la plage pour assister aux dernières minutes du condamné. Après le coup de feu, le soldat retournait le corps pour vérifier qu'il était bien mort. « Une vision d'horreur s'offrait alors à moi, dit Yu Hua. En entrant par la nuque, la balle faisait un trou minuscule, mais en ressortant par l'avant, elle creusait un orifice aussi large que les bols dans lesquels nous mangions, laissant le front et le visage en charpie. »

Comment la Chine a-t-elle pu passer aussi brutalement de cette hystérie politique à la fièvre consumériste des dernières années ? C'est la question de fond qui hante Yu Hua et sous-tend tout ce livre. « L'expérience de ma génération a ceci de singulier que nous avons, sans bouger du pays, connu en quarante ans deux univers radicalement différents. Seul un Occidental ayant vécu 400 ans aurait pu vivre deux époques aussi dissemblables », répète-t-il, convenant qu'il aurait bien pu ajouter le terme « schizophrénie » à son glossaire.

En attendant, certaines pages sur les plaies du miracle économique chinois - corruption et pauvreté galopantes, catastrophes écologiques... - risquent de faire grincer des dents. Tout comme la première de ces variations lexicales, parue en avant-première, en 2008, dans le New York Times. Evoquant sans tabou le massacre de Tiananmen et « la perception très vague qu'en ont les jeunes Chinois d'aujourd'hui », l'écrivain ose s'interroger sur la vacuité actuelle du mot le plus employé jadis : « peuple ».

Même pas peur, vraiment ? « Un jour, je ne sais pas quand, ce livre sera publié ici, dit Yu Hua. Ce jour-là, la Chine aura vraiment changé. En attendant, je vais guetter les réactions officielles. J'ai aussi envoyé mon texte à quelques amis par mail. Je me dis que le PDF, c'est ce qui remplace aujourd'hui les doublures de manteaux ! »

Florence Noiville

La Chine en dix mots (Shige cihui zhong de Zhongguo) de Yu Hua
Traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut, Actes Sud, 336 p., 22 euros

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