Il fallait que cela arrive ici. Comme pour ajouter l'ironie à la plus grande conquête économique de la Chine en Europe. En Italie, pays de la mode et de Marco Polo. Au coeur de la Toscane " rouge ", longtemps dominée sans partage par le Parti communiste puis par le centre gauche. Dans cette ville de Prato, joyau médiéval de 180 000 habitants, concentré d'italianité : architecture ancienne, politique sociale avancée. Dans ce quartier dont les rues bordées de pins parasol portent les noms des régions de la Péninsule, rue du Piémont, de Vénétie, du Frioul.
C'est là qu'ils ont débarqué. Une centaine en 1989, aujourd'hui 40 000, peut-être davantage, et pour moitié clandestins, tous Chinois, tous originaires de Wenzhou (au sud de Shanghaï), tous employés dans l'industrie de l'habillement.
" C'est une histoire absolument géniale. Ce ne sont pas seulement des immigrants chinois qui se sont installés à Prato faisant naître une des plus importantes communautés d'Europe, mais c'est la Chine et son modèle économique qui ont pris leurs quartiers en Toscane ", s'étonne encore Silvia Pieraccini, journaliste résidant à Prato et auteure de L'Assedio cinese (" L'assaut chinois ", Edition Gruppo24Ore, 2010, non traduit), indispensable lampe de poche pour tous ceux qui désirent éclairer leur chemin dans cette jungle de façonniers, de grossistes, de détaillants qui ont inventé le business du prêt-à-porter low cost.
" A Prato, la Chine s'est rapprochée de 15 000 kilomètres du marché européen, explique encore la journaliste. Alors qu'auparavant un grossiste ou un détaillant de Bologne ou de Munich attendait sa commande en provenance de Shanghaï pendant deux mois, ils sont désormais livrés en deux jours. Ici, on peut encore passer des commandes à 20 heures et récupérer la marchandise le surlendemain. Les Chinois peuvent même se charger du transport pour un prix de 50 % inférieur. " Juste quelques chiffres. Chaque jour, un million de pièces d'habillement sont produites par les 4 500 entreprises chinoises de Prato. Le tissu provient également de Chine. Prix au mètre : 58 centimes d'euros (le tissu italien se négocie autour de 4,50 euros pour la même longueur). Sortie d'un atelier de confection, une veste revient à 4,50 euros (sans compter l'étoffe) : 30 centimes pour la taille, 45 pour les boutons, 80 pour le repassage et 2,30 euros pour la couture. Compter 15 euros pour un manteau.
Le samedi soir et le dimanche, c'est la cohue dans les rues des zones industrielles de Iolo et de Macrolotto. Fourgonnettes, breaks et 4 × 4 immatriculés en Slovénie, en Pologne, en Allemagne ou en France embarquent la marchandise. Elle sera revendue 10 à 20 fois ce prix sur un marché de Palerme, dans une boutique de Ljubljana, de Bucarest ou dans une " Foire aux vêtements " de Bourg-en-Bresse.
Les vêtements sont de piètre qualité - laine acrylique, acétate et polyester -, mais ils portent une étiquette qui fait rêver dans le monde entier : made in Italy.
Chiffre d'affaires estimé de cette industrie : 2 milliards d'euros par an, dont la moitié au noir. Chaque jour, 1 million d'euros repartent dans les banques de Wenzhou. En 2009, année où l'Italie a connu une croissance négative (- 1 %), les Chinois de Prato ont décroché la lune : + 13 %.
Bien sûr, pour parvenir à de telles performances, il faut travailler " à la chinoise " : quinze ou seize heures de labeur quotidien, sept jours sur sept, sommeil et repas sur place, dans un atelier surchauffé ou dans des hangars balayés de courants d'air. Les droits des travailleurs ? Oubliés, seul le marché commande. " Ici vivent 30 000 esclaves ", déplore le maire, Roberto Cenni, lui-même entrepreneur dans l'industrie du vêtement.
Elu en juin 2009, il a mis fin à soixante-trois ans de domination de la gauche sur la ville après avoir mené une dure campagne contre les Chinois, " leurs bruits et leurs odeurs ". " Personne n'est attaché à sa machine à coudre, dément Roberto Wang, président de l'association Deuxième génération chinoise. Si un syndicaliste entrait dans un atelier en disant : "Je veux vous libérer de vos chaînes", on lui répondrait : "Mais de quoi tu parles ? Le Chinois travaille pour sa famille, pour économiser et se mettre un jour à son compte en exploitant d'autres compatriotes". "
" Pourquoi dénoncer aujourd'hui un esclavage alors que tout le monde se tait quand, à Naples, des Italiens triment dans les mêmes conditions pour des couturiers de Milan ?, s'interroge Fabiano Maggi, directeur du mensuel gratuit et bilingue It's China. Les Chinois n'ont fait que s'adapter à un modèle économique qui existait déjà. On les dénigre parce qu'ils sont à leur compte et ont créé une industrie qui, avant eux, n'existait pas. "
" En France, un Chinois est devenu Prix Nobel de littérature - le franco-chinois Gao Xingjian, en 2000 - ; en Italie, il passerait pour un délinquant et un fraudeur du fisc ", se plaint Roberto Wang.
Mais au fait, pourquoi Prato ? Les premiers arrivants ont d'abord travaillé pour les entreprises italiennes de vêtements présentes dans la province. Mais Prato, c'était avant tout la cité du textile. Environ 10 000 ateliers y étaient installés à l'époque où sont arrivés les premiers immigrants chinois. Le début des années 2000 marque le déclin de l'industrie textile locale, sous l'effet de la concurrence extrême-orientale.
Les entreprises ferment, libérant des milliers de mètres carrés d'entrepôts où les Chinois, qui commencent à se mettre à leur compte, s'installent. Là encore, les chiffres sont éloquents. En 1991, la province comptait 8 141 manufactures de textile contre 2 000 entreprises de vêtements. En 2009, les premières ne sont plus que 3 300, les secondes ont plus que doublé. Du coup, les habitants de Prato se croient victimes d'une double peine infligée par l'empire du Milieu : d'abord la quasi-disparition de l'activité qui avait fait leur fortune, puis l'assaut chinois. Deux événements contemporains mais indépendants l'un de l'autre.
Aujourd'hui, la ville fait face à un très gros problème. Comment rapprocher les " Toscans de souche " et les nouveaux venus de Wenzhou, qui prospèrent en vase clos ? Alors que le parti anti-immigrés de la Ligue du Nord a plus que doublé ses voix entre 2009 et 2010, passant de 4 % à 10 % des suffrages dans la ville, le maire privilégie le bâton. Edicté en septembre, un arrêté municipal oblige les commerces de bouche chinois à arborer une enseigne bilingue et à respecter un couvre-feu à minuit sous peine d'une amende de 500 euros par infraction constatée. M. Cenni a promis de contrôler un atelier par jour. Cent cinquante-deux ont été visités par des forces de police conjointes (brigades financières, douanes et carabiniers) qui ont constaté... 152 effractions. A ce rythme, il faudra dix ans pour inspecter tous les ateliers, les halls d'expédition et les hangars de livraison.
Et après, que faire ? Le consulat de Florence et l'ambassade de Rome traînent des pieds pour certifier l'identité d'un de leurs ressortissants mis en cause, empêchant la mise en oeuvre de tout arrêté d'expulsion, et dénoncent, dans une comparaison osée, les " méthodes nazies " des autorités italiennes. La menace de mise sous séquestre des entreprises est souvent vaine. A peine soupçonnée - au choix ou tout ensemble - de fraude douanière, d'évasion fiscale, d'entorse au droit du travail, une entreprise vend son stock, disparaît et renaît sous un autre nom, avec, à sa tête, le frère, le cousin, l'oncle du précédent propriétaire. A Prato, deux entreprises meurent ainsi chaque jour, échappant aux contrôles.
Il y a bien le chemin du dialogue, mais il est ardu. " C'est la base de tout. Les Italiens doivent d'abord comprendre la mentalité chinoise ", explique le sinologue Giorgio Trentin. " Je veux bien dialoguer, mais avec qui ? ", se plaint M. Cenni, qui attend que les autorités chinoises en Italie lui fournissent une liste d'interlocuteurs. Son ambition : convaincre les Chinois de monter leur production en gamme, d'acheter du tissu made in Prato, afin de créer " une coopération vertueuse toscano-chinoise ".
Reste la deuxième génération. Tous les espoirs reposent sur elle. Mieux intégrée, scolarisée, parlant l'italien, elle peut être le trait d'union entre les deux communautés. Mais dans un pays où prévaut le droit du sang, aucun ressortissant chinois de la première comme de la deuxième génération n'a encore acquis la plus petite forme de visibilité institutionnelle en Toscane.
Symbole de cette incommunicabilité : quand trois Chinoises sont mortes, au mois de septembre, noyées dans leur voiture coincée dans un passage souterrain inondé par la pluie, les associations et le centre gauche ont demandé au maire que soit déclaré un jour de deuil municipal, comme un signal de sympathie envoyé à la communauté chinoise. M. Cenni a refusé.
Xu Quilin sera peut-être le symbole d'une future réconciliation des deux mondes. Arrivé à Prato au début du flux migratoire, il se sent Italien et dit n'avoir aucune intention de finir ses jours à Wenzhou. A la tête de la marque Giupel, vêtements de moyenne gamme, il a pris à rebours le chemin suivi par nombre de ses compatriotes. Il a italianisé son nom en " Guilini ", paye - dit-il - ses impôts en Italie, s'est inscrit à la Confindustria (l'organisation patronale italienne) et exporte en Chine.
Le président de la province de Prato en a fait son " conseiller spécial " pour les affaires chinoises. Tout journaliste qui passe par Prato le visite, comme un monument. " Beaucoup de Chinois sont prêts à suivre mon exemple, récite-t-il. Ils se rendent compte qu'on peut aussi devenir riche dans la légalité. " Devenir riche... C'est le rêve des Chinois de Prato. Beaucoup y sont parvenus. Ils sillonnent les rues du Piémont, de Vénétie ou du Frioul à bord de puissantes Audi, Mercedes ou BMW invariablement noires.
Philippe Ridet
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