jeudi 18 novembre 2010

PRESSE - Dur dur d'être journaliste en Chine populaire


Courrier international, no. 1046 - Médias, jeudi, 18 novembre 2010, p. 60

Wangbao (Want Daily)

Yang Weizhong

L’un des chroniqueurs les plus réputés du pays, Chang Ping, est dans la ligne de mire des autorités. Dans un entretien accordé à un quotidien taïwanais, il décrit les tensions vécues par sa profession, tiraillée entre le désir d’informer et la nécessité de survivre.

(Taipei) - Un renforcement des contrôles sur les médias en Chine est constaté ces dernières années. Qu'en pensez-vous ?

Chang Ping : La gestion des médias est devenue plus technique, plus concrète et plus ciblée. Par exemple, il y a dix ans, à l'époque de Jiang Zemin, les autorités ne disposaient pas des moyens techniques nécessaires pour exercer leur censure sur Internet. La presse écrite recevait souvent des ordres du genre : "Ne relayez pas les informations diffusées sur la Toile ! [Telle] information n'est qu'une rumeur." Aujourd'hui c'est très rare, et ce sont au contraire les sites qui reçoivent des interdictions du genre : "Ne relayez pas les informations du Nanfang Dushibao [quotidien cantonais dans lequel Chang Ping a eu des responsabilités éditoriales] !" Les sites sont faciles à contrôler : si un article pose problème, il suffit de le supprimer. Plus besoin d'adresser des interdictions aux rédactions. C'est plutôt la presse écrite qui peut poser problème. Il s'agit là d'une évolution intéressante.

Cette année, de nombreuses affaires ont agité le monde des médias chinois. Les journalistes ont montré leur attachement à des idéaux et leur opposition à la répression.

Tout d'abord, il faut remarquer que la situation des médias a changé. Prenons le cas de l'affaire Li Hongzhong [gouverneur de la province du Hubei qui s'est emparé du magnétophone d'une journaliste dont il n'appréciait pas la question au cours d'une conférence de presse au Palais du peuple]. Jadis, seuls les organes officiels du Parti pouvaient avoir accès à ce genre de lieux. Les journalistes qui entraient n'auraient jamais osé poser des questions gênantes. S'ils l'avaient fait, leur rédaction ne les aurait pas soutenus, car les intérêts des dirigeants de journaux se trouvaient du côté officiel. Aujourd'hui, même le Renmin Ribao, "Le Quotidien du peuple", à la fois organe du Parti et groupe de presse, est soumis aux lois du marché et doit posséder des titres comme le Jinghua Shibao, auquel appartenait la journaliste en question. L'intérêt des dirigeants de ce journal est de bien se positionner au sein de la concurrence. Ils doivent attirer les annonceurs. C'est pourquoi ils ont intérêt à soutenir leurs journalistes même quand ceux-ci s'écartent des sentiers battus. C'est inévitable. Jadis, le sort politique de la publication passait en premier, son activité commerciale en second. Désormais, les médias ont pris leurs distances avec leur rôle dans la propagande et se sont ouverts aux règles du marché. De nouveaux supports comme le portail Netease ou QQ, ont commencé par lancer des jeux en ligne, et se sont tournés vers l'information une fois qu'ils se sont mis à gagner de l'argent.

D'autre part, les professionnels des médias attachés à certains idéaux étouffent sous le poids de la censure. Quand l'occasion se présente, leur souci du marché et leur conscience professionnelle s'unissent pour s'opposer à cette censure. Nombre d'entre eux ont été influencés par les années 1980 [vues comme un âge d'or des idées réformistes] et souhaitent une ouverture plus large des médias. Le développement de ceux-ci et leur professionnalisme, notamment l'indépendance, sont au coeur de leurs préoccupations.

Les moyens de contestation traditionnels comme la signature de textes collectifs sont très risqués. Mais, avec la diversification des supports, on dispose maintenant de nombreuses techniques de mise en réseau qui permettent de sortir une information rapidement et en toute sécurité. Tous ces éléments réunis aboutissent à une forme d'opposition.

Ainsi, le système du hukou [enregistrement obligatoire du lieu de résidence] est une question que l'on pouvait soulever sans grand risque. Cela fait des années que la question fait débat, et, à l'intérieur comme à l'extérieur du pouvoir, tout le monde est arrivé à un quasi-consensus sur la nécessité de réformer ce système [qui produit une discrimination entre urbains et ruraux]. C'est pourquoi des journalistes se sont saisis de la question pour publier un éditorial commun [13 journaux ont réclamé en mars 2010 l'abolition du hukou]. La colère du Service de la propagande s'est cristallisée sur cette tendance à s'allier en toute indépendance.

Dernièrement, certains dirigeants de Chine populaire se sont lancés dans un début de "démocratie en ligne", en invitant leurs administrés à leur poser des questions. Que pensez-vous de ces phénomènes ?

C'est une façon d'exercer un contrôle. En voulant se montrer proches du peuple, les gouvernants font croire qu'ils sont d'accord avec lui. Mais, dans une vraie démocratie, il n'y a pas besoin qu'un dirigeant vous dise : vous pouvez faire ceci ou cela... C'est vraiment absurde !

Quel rôle jouent les médias dans la formation d'une société civile ?

Les journaux peuvent jouer le rôle de guide pour certains, mais ils se situent eux aussi dans une phase de maturation. Ils accompagnent sans doute le développement de la société, et peuvent s'unir à d'autres forces pour la faire aller de l'avant. Les médias auront inévitablement un rôle à jouer. Il faut qu'ils l'assument correctement en prenant certaines initiatives. Dans ce domaine il reste de la place pour l'imagination. Le pouvoir actuel est assez dépendant des médias [nécessaires à la démonstration d'une action politique pratiquée par ailleurs dans l'ombre]. En ce sens, le rôle des médias est supérieur à celui qu'ils ont dans d'autres sociétés. A Taïwan, où règne la démocratie, la liberté d'expression prévaut. La première page d'un journal peut être injurieuse envers le président Ma Ying-jeou. En Chine populaire, si des médias se répandaient en invectives, cela serait toute une affaire. Qui dit grand pouvoir dit aussi grande responsabilité. Les médias doivent l'assumer.

A vrai dire, les professionnels des médias en Chine n'appartiennent pas à un groupe social faible. Ils ont beaucoup de pouvoir, surtout quand ils sont prêts à collaborer avec le gouvernement, ce qui peut être très avantageux pour eux. Les dirigeants utilisent des tentations variées, comme la collaboration à un projet moyennant de substantiels avantages financiers pour le journaliste, sans le moindre contrôle. Il y a quelques jours, un haut responsable de la propagande m'a invité à écrire un article pour eux, ce que j'ai refusé de faire. En fait j'aurais pu discuter avec eux ; j'aurais pu écrire de façon pas trop sommaire et donner aux lecteurs la fausse impression que je voulais vraiment écrire cet article. Il n'y a pas beaucoup de gens qui rejettent ces offres.

Parce que les médias chinois ont beaucoup d'influence, les tentations de se laisser pervertir et corrompre sont plus nombreuses dans ce secteur que dans d'autres. Il y a plusieurs forces qui s'opposent en ce moment. Le gouvernement veut offrir des avantages aux médias. En même temps, de nombreux professionnels des médias, y compris certains du groupe cantonais Nanfang, se rebellent pour pouvoir monnayer leur allégeance. Ils sont ravis d'être invités à dîner par des hauts responsables. Je fais très attention à ne pas tomber là-dedans. La résistance des médias chinois n'est pas nette. Plutôt que de considérer les médias essentiellement comme des pionniers qui créent de nombreux espaces de discussion, il vaudrait mieux admettre leur tendance à se laisser corrompre.

Les médias subissent trop d'humiliations et s'humilient eux-mêmes. La plupart des journalistes acceptent des enveloppes pour écrire des articles. Dans ces conditions, ils ne peuvent pas trop se montrer critiques, car ce serait très bizarre de critiquer des personnes après avoir été payé par elles. Lors des conférences de presse, les services gouvernementaux distribuent souvent plus d'enveloppes que les entreprises. Ainsi, un journaliste peut recevoir entre 7 000 et 8 000 yuans [770 à 880 euros] alors que le salaire que lui verse son journal ne dépasse pas 4 000 à 5 000 yuans [440 à 550 euros]. Il ne faut donc pas qu'ils crient à l'injustice si on les méprise !

Vous vous retrouvez dans une situation assez difficile puisque vos chroniques sont interdites de publication dans deux journaux du groupe Nanfang.

Je pense que c'était inévitable. En choisissant cette voie, je courais le risque d'arriver là où j'en suis aujourd'hui. Ceux qui ont effectué ce parcours ont écrit au début des articles très beaux, très justes, mais ils ont ensuite bifurqué vers des postes à responsabilité au sein des médias, ce qui les a obligés à renoncer à beaucoup de choses, et ils ont même dû entrer au Parti. Pour ma part, j'ai toujours suivi deux voies. D'une part, j'ai écrit des articles où je m'exprimais personnellement. D'autre part, je me suis impliqué dans la hiérarchie en étant responsable éditorial. Ces deux voies sont un peu contradictoires et finalement il m'a fallu choisir. La Chine est gravement bureaucratisée. Chaque personne dotée d'une fonction de responsabilité dans un secteur donné occupe un échelon hiérarchique administratif ; dans un journal, détenir des responsabilités, c'est être un bureaucrate.

Beaucoup de gens disent qu'il faut assumer ses contradictions et attendre d'être dans une position plus forte pour élever le ton et parler vrai.

C'est la logique chinoise. Je ne la conteste pas entièrement. Mais il faut prendre garde à ne pas se défausser de cette manière. Le problème, c'est que l'on change. Or il n'y a pas de limite au compromis. Peut-on penser que, parvenu à une certaine position, on n'a pas changé ? Quand on a trempé dans la forte culture bureaucratique, on peut s'être transformé en ce à quoi l'on s'opposait au départ.

Quelles attentes aviez-vous de la presse et quels sont aujourd'hui vos projets ?

A l'origine, je me destinais à la littérature, je n'étais pas attiré par la presse. Puis, en travaillant à l'hebdomadaire Nanfang Zhoumo, j'y ai pris goût, et je me suis dit que je pouvais en faire mon métier. La Chine était de plus en plus ouverte et de plus en plus démocratique. Et un jour, soudainement, on vous dit que vous avez fait une erreur, que vous ne pouvez plus être le rédacteur en chef de la première page, et même qu'il n'est plus question d'être rédacteur. Le coup a été très dur, c'était comme si mon avenir professionnel était réduit à néant.

Je n'ai plus de plans à long terme. Je ne peux guère que m'occuper de l'immédiat, mais je pense que je continuerai à écrire toute ma vie. J'aurais voulu créer un bon journal, or il y a des contingences que je ne peux pas maîtriser, c'est normal. Mais il y a des questions de principe, comme le problème de la publication de fausses nouvelles ou l'interdiction d'en publier certaines. Si l'on ne s'y conforme pas, on peut avoir des ennuis.

Je ne veux pas me mettre dans la position de ne plus pouvoir écrire en Chine. Je n'ai pas envie d'écrire pour les Américains. Je désire être lu en Chine, mais je ne peux pas pour autant me renier. Ni moi ni certains collègues du groupe Nanfang ne sommes prêts à passer le gué, nous préférons explorer les limites.

Propos recueillis par Yang Weizhong

2010, année mouvementée pour la presse chinoise

1er mars 2010 - L'éditorial des treize

Treize journaux publient un éditorial commun où ils demandent l'abolition du hukou, le livret de résidence. Zhang Hong, rédacteur en chef adjoint du site de l'un de ces journaux, le Jingji Guancha Bao, est limogé.

7 mars 2010 - Le courroux d'un gouverneur

Li Hongzhong, gouverneur de la province du Hubei, s'irrite des questions d'une journaliste et lui arrache son magnétophone. La presse demande des excuses mais n'en obtient pas.

17 mars 2010 - L'affaire des vaccins frelatés

Le journaliste Wang Keqin signe une enquête sur les victimes de vaccins frelatés au Shanxi. Témoins de l'enquête et parents de victimes subissent des intimidations. Le rédacteur en chef adjoint du Zhongguo Jingji Shibao est limogé.

24 juin 2010 - Défaut de solidarité

Trois journalistes du quotidien Chongqing Chenbao font l'objet d'une enquête de police à propos de commentaires sur des forums Internet. L'un est envoyé en rééducation par le travail. Au lieu de les soutenir, le journal réfute l'information. En réaction, cent journalistes de toute la Chine signent un appel au boycott de ce journal.

1er juillet 2010 2010 - Directives restrictives

Le Bureau de la propagande interdit aux journaux de s'échanger des reportages et d'en publier de négatifs sur la justice et la police. Pour l'actualité internationale, les journaux doivent utiliser les reportages de l'agence officielle Xinhua.

19 août 2010 - Xie Chaoping

Xie Chaoping, auteur d'une enquête sur les torts subis par des personnes déplacées dans les années 1950, est arrêté pour "commerce illégal" par les autorités locales mises en cause. Le 17 septembre, après un concert de protestations, il est relâché.

11 octobre 2010 - La lettre ouverte

Vingt-trois membres du Parti communiste chinois, tous anciens hauts fonctionnaires, publient une lettre ouverte s'adressant au Comité permanent de l'Assemblée nationale du peuple pour demander la liberté d'expression en Chine.

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