En France et ailleurs en Europe, les annonces se multiplient sur la Toile. Même sans passage à l'acte, le phénomène trahit une extrême détresse, morale et financière.
Béziers, à l'heure du déjeuner. La ville héraultaise est déserte, les magasins ont baissé leurs rideaux. Dans l'arrière-boutique de son épicerie, un homme d'une quarantaine d'années allume une cigarette en lisant son courrier électronique. Appelons-le Antoine, un prénom d'emprunt. Il est de petite taille, plutôt trapu, avec le crâne dégarni, une barbe de trois jours. Son regard ne quitte pas l'écran, et cette annonce qu'il a mise en ligne, il y a quelques mois : "Je suis commerçant et en grande difficulté de trésorerie. Pour éviter un dépôt de bilan, je mets en vente un rein."
Antoine n'avance aucun prix, juste un numéro de téléphone. Depuis, son portable n'a sonné qu'une fois. Un Africain, semble-t-il, qui se prétendait médecin. "Il m'a dit : "Venez, ici, cela se fait dans de bonnes conditions et on a besoin de votre organe", raconte ce célibataire de 42 ans. J'ai refusé. Je n'irai jamais à l'étranger. Je n'accepterai pas une intervention ailleurs qu'en Europe."
L'idée lui est venue en regardant un reportage télévisé. Il n'en a parlé à personne. Sauf à une poignée d'amis, qui l'ont cru fou. "Je suis désespéré, lâche-t-il, je ne sais plus quoi faire." Son regard quitte enfin l'écran. "Vous voyez ce magasin ? lance-t-il en montrant les rayons à moitié vides, les vitrines déjà grises. Bientôt, je vais tout fermer. Je dois de l'argent à mes amis et à la banque. Je ne plaisante pas en mettant un rein en vente. Si je trouve un médecin prêt à m'opérer, je le ferai vraiment ! 150 000 euros et mes problèmes seront résolus ! Et puis, vous savez, on peut très bien vivre avec un seul rein..." D'où ces quatre lignes - gratuites - pour éviter la faillite, effacer l'échec. Et rebondir, peut-être... Depuis notre discussion avec Antoine, l'été dernier, sa situation a évolué : son entreprise a été placée en liquidation judiciaire et il estime ne plus avoir besoin de faire un tel sacrifice. Mais il ne regrette pas pour autant de l'avoir envisagé.
Des dizaines de vendeurs se manifestent ainsi sur Internet. Pour le constater, il suffit de taper "vendre mon rein" sur un moteur de recherche. Apparaissent alors les annonces diffusées sur des sites comme Digg-France.com ou Tomshardware.com... Leurs auteurs ? Des femmes, des hommes, mariés ou célibataires, avec ou sans enfants, de tous âges, de toutes les régions. Avec deux points communs : des soucis financiers et l'idée un peu dingue de faire "comme à la télé". Leurs mots sont souvent simples, les propositions sans détours. "Je vends un de mes reins, je suis une jeune maman de 32 ans, je le fais pour l'avenir de mes enfants", écrit par exemple une certaine Lisa Dumont. Pour convaincre les acheteurs, elle ajoute : "Je suis en excellente santé, mon alimentation est saine et je fais du sport." Lisa donne aussi son groupe sanguin et son prix : 140 000 euros.
Sur Annonce100x 100.com, une autre mère de famille se présente en ces termes : "Je suis une femme de 44 ans, enseignante et, suite à des problèmes financiers, j'ai décidé de vendre un de mes reins pour 500 000 euros. Je suis sportive (semi-marathon), en excellente santé, je suis du groupe O +, je ne fume pas et ne bois pas d'alcool, je mesure 1,62 mètre pour environ 51 kilos. Mon annonce est sérieuse, je suis une personne fiable et honnête. J'habite Paris et tiens à préciser que les frais médicaux seront à votre charge. Par ailleurs, je souhaite me faire opérer en France. Curieux ou plaisantins s'abstenir."
Le "business" du corps humain, jusqu'ici limité au quart-monde, serait-il l'ultime recours des naufragés occidentaux de la crise ? En Italie, un chômeur de 59 ans a mis en vente un rein en échange d'une embauche. En Espagne, c'est une association de consommateurs, Facua, qui a soulevé le problème dès 2009, craignant que les vendeurs potentiels ne soient "victimes de réseaux".
"Nous sommes informés du phénomène, confirme le Dr Luc Noël, chargé des transplantations à l'Organisation mondiale de la santé (OMS), mais je ne crois pas que ces "candidats vendeurs" passent à l'acte. L'offre de vente est un signal de détresse, un appel à l'aide, ou l'illusion de pouvoir changer de vie. Mais la réalité s'impose quand il s'agit de franchir le pas. Le commerce illégal d'organes de donneurs vivants existe, mais dans les pays pauvres, où l'intérêt de quelques-uns passe avant celui de tous. En Europe, je suis sûr que ce serait impossible de pratiquer longtemps la transplantation illégale. C'est une opération complexe, elle ne passerait pas inaperçue."
Au sein de l'Union européenne, la commercialisation du corps humain est interdite. Seul le don d'organes anonyme et gratuit est autorisé. Mais cela n'empêche pas certains de croire à l'eldorado. A Lyon (Rhône), nous avons ainsi rencontré Leonard, 35 ans, maçon de profession. Un grand type un peu nerveux, vêtu d'un polo à l'effigie de la société de BTP qui l'emploie. "Je n'ai ni dettes ni problèmes de travail, assure-t-il. Simplement, j'ai quatre enfants et une femme, je vis en location et je voudrais une belle maison." Ses explications sont confuses, décousues, et ne permettent pas de savoir s'il serait prêt, ou non, à passer à l'acte.
A priori, ceux qui franchissent le pas dans l'Hexagone sont donc rares. "Je doute qu'un Français accepterait d'aller à l'étranger en prenant le risque de tomber entre les mains d'un réseau criminel", poursuit le Dr Luc Noël. Dans les pays où de tels trafics existent (Inde, Pakistan, Chine, Pérou...), les organisations spécialisées sévissent jusque dans les hôpitaux. Des donneurs munis de faux documents d'identité s'y présentent comme des proches des patients en attente d'un rein. Ils prétendent venir à leur secours en proposant gratuitement leur organe. En réalité, ils n'ont aucun lien de parenté et sont payés pour céder leur rein. Les tarifs varient, mais certaines transactions plafonnent à 1 000 euros. Autant dire qu'un rein "français" à 100 000 euros n'a aucune chance de trouver preneur.
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