Manière de voir, no. 115 - Batailles pour l'énergie, mardi, 1 février 2011, p. 89
Par Nieves López Izquierdo, Architecte et géographe.
De vastes étendues de la forêt amazonienne disparaissent chaque année pour laisser place à l'agriculture ou à l'élevage. Mais l'évolution du marché énergétique mondial pousse les producteurs à troquer la production de nourriture contre celle du biodiesel.
Le biodiesel fabriqué à partir des fèves de soja et l'éthanol de canne à sucre constituent au Brésil les deux principaux combustibles d'origine agricole (voir cartes page 87), même si le plan national d'agro-énergie 2006-2011 prévoyait de promouvoir d'autres sources, comme la biomasse forestière et les déchets issus des plantations et de l'élevage. L'élaboration de cet agrocarburant sur la base de plantes telles que le ricin, le tournesol et le palmier à huile, cultivées dans le cadre d'exploi-tations familiales, avait été vantée comme un projet défendable sur le plan environnemental et favorisant l'intégration sociale. La majeure partie du biodiesel brésilien provient pourtant du soja, dont la production se trouve aux mains de grands propriétaires terriens et le marché sous le contrôle de multinationales. Jusqu'à présent, les actions du gouvernement visant à inverser la tendance se sont révélées très insuffisantes et la durabilité du secteur agroénergétique demeure à prouver.
Depuis le début des années 1990, la demande grandissante en fourrage de soja, au niveau mondial, a incité à développer de façon spectaculaire cette culture. L'augmentation - et même l'explosion, en ce qui concerne la Chine - de la consommation de viande a entraîné une hausse des besoins en nourriture pour bétail. La trituration des graines de soja ne permet cependant pas seulement de transformer environ 80 % du volume considéré en alimentation animale et le reste en huile, puisque de nombreuses applications commerciales ont été imaginées pour ce dernier dérivé : on en extrait l'huile de soja raffinée à usage culinaire, mais aussi pour fabriquer de la graisse hydrogénée, de la margarine, de la lécithine, des colorants, des cosmétiques, des médicaments - et à présent du biodiesel (1).
En quelques années, le Brésil est devenu le deuxième producteur et exportateur de soja dans le monde, derrière les Etats-Unis : la superficie servant à cette culture industrielle - qui a été introduite au cours de la décennie 1960 dans l'Etat du Rio Grande do Sul - a connu une expansion quasi ininterrompue à partir des années 1980, occupant de vastes zones de cerrado (2) et progressant rapidement vers le nord et la forêt amazonienne.
Avec l'arrivée de la biotechnologie et du soja Roundup Ready (RR) créé par Monsanto (3) - multinationale spécialisée en biotechnologie végétale et commercialisant entre autres des semences trans-géniques -, le milieu de la décennie 1990 marque le début d'une nouvelle ère dans toute l'Amérique du Sud. L'extension des champs de soja s'accé-lère dans l'ensemble du Cône sud (4) après 1996, année où l'Argentine autorise l'utilisation des cultures transgéniques. Les graines de soja génétiquement modifiées sont alors introduites de façon clandestine depuis ce pays dans les Etats voisins.
En 2004, une publicité de Syngenta (5) délimite sur une carte la "République unie du soja", qui rassemble certaines régions de l'Argen-tine, de l'Uruguay, du Paraguay et du Brésil dans une union métaphorique forgée par la présence d'une culture spécifique - et de multinationales - et prenant la place des Etats-nations (6).
Le nouveau modèle de production du soja repose sur les mêmes bases que la "révolution verte" : monoculture, utilisation intensive d'intrants agrochimiques, industrialisation de l'agriculture, dépendance vis-à-vis des multinationales et des cultures d'exportation. Il s'est imposé grâce au "pack" biotechnologique comprenant des graines de soja transgéniques RR, des herbicides à base de glyphosate et la technique du semis direct. Mais deux autres facteurs ont joué un rôle décisif dans le déploiement de cette production à grande échelle.
D'une part, l'importance des investissements exigés par l'industrialisation de l'agriculture, car le coût des produits phytosanitaires permettant d'obtenir un plein rendement de la machine productive ne rend la culture du soja rentable qu'à cette condition. Parallèlement à l'avancée des champs s'est de ce fait mis en place un système agro-industriel complexe qui mêle multinationales du secteur agrochimique, instituts de recherche opérant dans les champs de la génétique et des biotechnologies, exploitations agricoles et entreprises d'autres secteurs industriels, et établissements bancaires. Les multinationales présentes sur le territoire brésilien, comme Bunge, Cargill, Archer Daniels Midland (ADM) et Louis Dreyfus, ainsi que quelques grosses entreprises locales comme Amaggi gèrent environ le tiers de la production nationale de soja - notamment pour les phases de stockage, de traitement, de transport et de commercialisation sur les marchés mondiaux. Cette situation a de lourdes répercussions sur l'équilibre économique du secteur, sur le cours des produits et sur les prix finaux à atteindre pour que le commerce soit rentable. L'ensemble du processus se révèle presque toujours préjudiciable aux petits et moyens agriculteurs.
D'autre part, la faiblesse des infrastructures, qui rend les coûts du transport et de l'écoulement de la production très élevés, en comparaison avec les pays voisins. Le transport s'effectue pour l'essentiel par la route, la distance moyenne que parcourent les camions avoisinant les mille kilomètres, ce qui revient beaucoup plus cher que par le rail ou par les voies d'eau. En outre, le réseau routier est très mauvais, particulièrement dans l'intérieur du pays ; les réseaux ferroviaire et navigable sont presque inexistants, et les ports possèdent une très faible capacité d'écoulement des marchandises. Enfin, les moyens de stockage assez réduits pour la majorité des producteurs les forcent à travailler à flux tendus : ils vendent rapidement leur récolte, renonçant du même coup aux bénéfices liés à la spéculation sur le cours du soja. D'où l'enjeu crucial que constituent, pour définir les futurs axes d'expansion, les projets d'investissement dans des infrastructures visant à améliorer tant le transport de la marchandise sur le territoire brésilien que les structures de stockage et la capacité d'écoulement des ports.
Dans les années 1970, période durant laquelle l'Etat a encouragé les flux migratoires vers le Centre-Ouest, l'avancée du front agricole a commencé dans cette direction : par millions, des familles de petits agriculteurs du Sud sont parties coloniser les Etats du Mato Grosso, du Rondônia, de l'Acre, du Roraima et du Pará. La déforestation a autorisé l'élevage et l'agriculture sur les terres dégagées, selon une intensité qui dépendait principalement des fluctuations du marché agricole.
C'est d'ordinaire l'élevage qui a une incidence directe sur l'ouverture de nouveaux espaces : il "prépare" le terrain pour les cultures. C'est pendant cette période d'extension surtout que de nombreux champs de soja ont été plantés dans les zones intérieures du Mato Grosso sitôt après la phase de déforestation. Entre 2003 et 2005, ils se sont considérablement étendus dans les parties septentrionales de cet Etat et celles du sud du Pará ; et, selon le rapport "Eating Up the Amazon" de Greenpeace International, elle a représenté durant l'année 2005 la première menace pour la forêt amazonienne.
Le second front pionnier agricole a progressé en suivant les axes empruntés par le précédent ; il s'est caractérisé par le défrichement illégal, l'occupation de nouvelles zones de forêt et de cerrado, et la présence toujours plus marquée des multinationales. Celles-ci ont financé la construction d'autres infrastructures - routes, entrepôts, centres de tri - et garanti l'achat des denrées agricoles.
Au cours de la période 1994-2004, le commerce mondial de soja a doublé. 70 % des exportations en plus étaient destinées à la Chine, où la production totale de viande est passée de quarante-cinq millions à soixante-quatorze millions de tonnes dans le même temps, générant une forte demande en fourrage. L'Argentine et le Brésil ont promptement répondu à cette nouvelle opportunité de marché, fournissant à eux deux plus des deux tiers des exportations mondiales supplémentaires.
Les Etats brésiliens du Mato Grosso, du Goiás et du Mato Grosso do Sul ont respectivement multiplié par deux leurs surfaces consacrées au soja entre 1999 et 2000, puis entre 2004 et 2005, avec un ajout global de cinquante-quatre mille kilomètres carrés. Le taux annuel de déforestation dans l'Amazonie entre 2000 et 2005 (vingt-deux mille quatre cents kilomètres carrés), qui a été de 18 % supérieur à celui des cinq années précédentes (dix-neuf mille kilomètres carrés), s'explique en partie par l'accroissement des zones agricoles (7).
De fortes pressions internationales ont conduit l'Association brésilienne des industries des huiles végétales (Abiove) et l'Association nationale des exportateurs de céréales (ANEC) à signer, en 2006, un "moratoire sur le soja" par lequel elles s'engageaient à ne pas vendre de produits issus de zones récemment déboisées en Amazonie, ou provenant d'entreprises dans lesquelles des cas d'esclavage avaient été signalés. Deux ans après, Greenpeace a salué le résultat de cette initiative : elle a contribué à rendre l'industrie du soja plus respectueuse de la forêt et des droits des travailleurs. Toutefois, le ralentissement du taux de déforestation depuis 2004, "annus horribilis", est plutôt à mettre au "crédit" de l'évolution du marché mondial ; et, d'après les estimations, la superficie cultivée en soja va encore augmenter, dynamisée par un marché des agrocombustibles en plein essor (8).
La production du biodiesel (comme celle de l'éthanol) a été programmée au Brésil il y a trente-cinq ans, mais il est longtemps resté cantonné au domaine de la recherche universitaire et scientifique. La création, en 2003, d'un groupe de travail interministériel chargé d'étudier le recours possible aux huiles végétales comme source alternative d'énergie a toutefois changé la donne. En décembre 2004 a été lancé le plan national pour la production et l'usage du biodiesel (PNPB), qui se fixait comme axes principaux l'intégration sociale par le biais de l'agriculture familiale, la durabilité de l'environnement et la viabilité économique.
Le gouvernement brésilien a imposé que du biodiesel soit mélangé au diesel fossile selon un pourcentage obligatoire, palliant ainsi l'écart de prix en faveur du carburant conventionnel. Cette mesure est entrée en vigueur en janvier 2008, avec un quota exigé de 2 % de biodiesel qui a crû progressivement jusqu'à 4 %, et qui atteindra 5 % en 2010 - la plupart des véhicules sont équipés de moteurs pouvant tourner avec un mélange polycarburant ("flex-fuel"). Le secteur privé y a réagi en investissant aussitôt dans les infrastructures servant à fabriquer ce combustible. En 2009, quatorze usines sont venues s'ajouter aux cinquante et une que comptait déjà le Brésil, portant la capacité de production à quatre milliards de litres par an - pour des besoins annuels évalués à environ mille sept cents millions de litres, après le passage à 4 % du quota de biodiesel obligatoire. Trente-cinq autres installations sont à l'étude au ministère des mines et de l'énergie, et seront construites dans les années à venir (9).
L'intégration sociale et le soutien à l'agriculture familiale ont quant à eux été encouragés par l'instauration d'un "label du combustible social". Le ministère du développement agraire délivre ce certificat aux industriels du biodiesel fournissant une assistance technique aux petits agriculteurs pour la production des oléagineux et leur en achetant au moins le tiers. Le label est une condition indispensable pour avoir accès aux exonérations d'impôt instituées par le PNPB. Néanmoins, la politique d'allégement fiscal s'est révélée très insuffisante pour inciter les agriculteurs familiaux à faire pousser du ricin dans le Nord-Est ou des palmiers à huile dans le Nord ; et elle a en revanche renforcé la culture industrielle du soja dans le Centre-Ouest (10).
La production totale de biodiesel au Brésil a évolué de près de sept cents mètres cubes en 2005 à plus d'un million et demi en 2009 (11). Entre 70 et 85 % de cette hausse, selon le mois et le cycle de récolte considérés, sont dus à l'huile de soja ; les pourcentages restants, à la graisse bovine (de 10 à 20 %) et à l'huile de coton (de 1 à 6 %). La fabrication - envisagée dans le PNPB - de biodiesel à partir du ricin, du palmier à huile, du tournesol et du colza n'existe pour le moment pratiquement pas.
La chaîne brésilienne de culture du soja, extrêmement structurée, résulte de plus de quarante ans de recherche, d'investissement et de développement du marché. Le dixième des récoltes suffirait à satisfaire les besoins internes du pays en biodiesel, si celui-ci était composé uniquement à partir du soja. De plus, dans leur grande majorité, les usines réalisant le nouveau carburant sont situées, de manière stratégique, dans les principales zones où se cultive cette plante ; et plusieurs projets ayant pour finalité d'améliorer l'organisation des transports dans le Centre-Ouest, qui fournit la moitié de la production nationale de soja, sont en passe d'être approuvés.
Enfin, les multinationales agro-industrielles, qui se partagent l'Amérique du Sud avec les grosses sociétés minières et pétrolières, se regroupent actuellement pour former un système intégré : "Une stratégie régionale et un projet d'intégration des grandes entreprises sont en train d'être mis en place. La domination territoriale s'exprime à travers l'expansion de la monoculture et la réalisation d'axes logistiques d'écoulement vers les ports (12)."
Au second semestre de l'année 2008, la crise de la finance mondiale a entraîné une diminution considérable des crédits accordés aux agriculteurs, et enterré les prévisions optimistes portant sur la récolte 2008-2009. Cependant, la plupart des investissements prévus pour développer le secteur du biodiesel ont été reconduits pour l'année 2009.
Cette importante mobilisation de capital s'explique partiellement par le niveau d'attente très élevé dû à l'ouverture du marché mondial au carburant brésilien, encore peu exporté. Le gouvernement du président Luiz Inácio Lula da Silva a signé une série d'accords bilatéraux, principalement avec les Etats-Unis et l'Union européenne, avec pour objectif d'étendre les exportations. Si ces accords se concrétisent, son pays sera bientôt le principal fournisseur d'agrocombustibles au niveau international.
Quoique l'essor actuel du soja au Brésil ne soit pas dû au biodiesel, celui-ci représente donc un élément important pour son marché déjà florissant au plan international, par les perspectives très prometteuses qu'il offre sur la nouvelle scène énergétique mondiale. Si le soja occupe aujourd'hui une place centrale dans l'économie du pays, il n'en appartient pas moins à un secteur qui engendre de graves problèmes au point de vue social et environnemental.
Le renforcement de l'agriculture familiale et de l'exploitation durable du territoire que recherche le PNPB passe par la diversification des cultures, et en particulier par la promotion des plus adaptées à la petite production. Cela nécessite une réelle implication du gouvernement, qui doit engager des fonds spécifiques pour aider les producteurs familiaux et pour soutenir la recherche technologique. Or cette implication n'a jusqu'ici été que partielle, et les conditions extrêmement favorables accordées à l'industrie du soja au Brésil y ont encouragé la production de biodiesel à partir de cette seule culture. Sans rééquilibrage, les aspects positifs de cette production passeront au second plan.
Traduit de l'italien par Marion Lecoquierre.
(1) "Agronegócio e biocombustíveis : uma mistura esplosiva", Forum brésilien des ONG - organisations non gouvernementales - et mouvements sociaux pour l'environnement et le développement (FBOMS), 2006.
(2) Le Brésil est composé de sept biomes, ou ensemble d'écosystèmes terrestres caractérisés par des types de végétation de physionomie semblable. La savane tropicale la plus riche du monde par sa biodiversité, appelée cerrado, constitue l'un d'eux. S'étendant sur un peu moins de deux millions de kilomètres carrés, elle renferme un tiers de la biodiversité brésilienne, et 5 % de la flore et de la faune mondiales. Beto Ricardo et Maura Campanili (sous la dir. de), Almanaque Brasil socioambiental 2008, Instituto Socioambiental, São Paulo, 2007.
(3) Le soja RR est conçu pour résister aux fumigations d'herbicides au glyphosate - comme le Roundup, également breveté par Monsanto.
(4) Cette zone géographique comprend les pays d'Amérique du Sud se trouvant sous le tropique du Capricorne. Elle inclut l'Argentine, le Chili et l'Uruguay, des parties du Paraguay ainsi que les Etats méridionaux du Brésil - notamment le Rio Grande do Sul, Santa Catarina et São Paulo.
(5) Multinationale de l'agrobusiness spécialisée dans la vente de graines et de pesticides, ainsi que dans la recherche en génétique et en biotechnologie.
(6) Carlos Vicente, "La república unida de la soja. Crónica de un desastre anunciado", www.globalexchange.org, 22 octobre 2004. Food Crisis and the Global Land Grab, "Sudamérica en la mira de inversionistas agrícolas", http://farmlandgrab.org, 12 novembre 2010.
(7) Banque mondiale, "Rapport sur le développement dans le monde, 2008. L'agriculture au service du développement", Washington, octobre 2007.
(8) Javiera Rulli (sous la dir. de), Repúblicas unidas de la soja. Realidades sobre la producción de soja en América del Sur, Groupe de réflexion rural (GRR), 2007, http://lasojamata.iskra.net/es/republicasunidas
(9) Centro de Monitoramento de Agrocombustíveis (CMA), "O Brasil dos agrocombustíveis. Impactos das lavouras sobre a terra, o meio e a sociedade", ONG Repórter Brasil, 2009.
(10) Arnoldo Anacleto de Campos et Edna de Cássia Carmélio, "Construir a diversidade da matriz energética : o biodiesel no Brasil", dans Ricardo Abramovay (sous la dir. de), Biocombustíveis. A energia da controvérsia, Senac, São Paulo, 2009.
(11) Agence nationale du pétrole, du gaz naturel et des biocombustibles (ANP).
(12) Déclaration du Forum de résistance à l'agrobusiness, Bolivie, juin 2006.
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