Manière de voir, no. 115 - Batailles pour l'énergie, mardi, 1 février 2011, p. 5
Par Mathias Reymond, Maître de conférences en sciences économiques à l'université d'Evry.
Environ deux tiers du gaz naturel consommé dans l'Union européenne est importé. Et les besoins ne cessent de croître. Inquiète de l'instabilité des prix et de sa dépendance vis-à-vis de la Russie, son premier fournisseur, l'Europe veut diversifier et sécuriser ses approvisionnements gaziers. Symétriquement, Moscou prospecte de nouveaux marchés et entend garder la maîtrise du tracé des principaux gazoducs : dépendre d'un client unique disconvient au Kremlin.
"Un marché unique européen de l'électricité et du gaz véritablement concurrentiel se traduirait par une baisse des prix, une amélioration de la sécurité d'approvisionnement et un renforcement de la compétitivité. Il aurait également un effet bénéfique sur l'environnement." En rédigeant ces phrases dans le Livre vert 2006 sur le développement d'une politique énergétique commune (1), les membres de la Commission européenne ont montré qu'ils avaient la plume légère et la plaisanterie facile. A les en croire, le marché permettrait tout : la baisse des prix de l'énergie, l'indépendance énergétique et la protection de l'environnement.
En réalité, pour Bruxelles, la concurrence n'est pas tant un moyen qu'une fin en soi. Une récente communication de la Commission sur les secteurs européens du gaz et de l'électricité enfonce un peu plus le clou : les tarifs réglementés de l'énergie (fixés par les pouvoirs publics) sont trop bas et "découragent l'arrivée de nouveaux concurrents (2) " ; il faudrait donc que les Etats libèrent les prix. Les réactions ne se font pas attendre et, en France notamment, la Commission de régulation de l'énergie (CRE), dans son projet d'arrêté relatif aux prix de vente de l'électricité, affirme, au diapason de l'Union européenne, que "les hausses de tarifs [réglementés] devraient être plus élevées que celles proposées [par le gouvernement] (3)". Traduction : augmenter les prix pour étendre la concurrence, laquelle est censée les faire baisser.
La concurrence, vecteur de hausse des prix donc, constituerait aussi l'outil idéal pour "améliorer la sécurité d'approvisionnement". Si l'Europe a toujours été dépendante des hydrocarbures étrangers, elle s'inquiète de plus en plus du manque de diversité géographique de ses importations et de sa soumission à l'instabilité des prix.
D'après l'Office statistique des communautés européennes (Eurostat), le taux de dépendance énergétique de l'Union est passé de 45 % en 1997 à 54,8 % en 2008 (4). Et pour cause. Non seulement la production européenne d'énergie a reculé de 14 % depuis 1997, mais la consommation totale d'énergie primaire n'a cessé de croître, du moins jusqu'en 2007 (5). Résultat : en une décennie, les importations nettes ont augmenté de près de 30 %. Mais que recouvre précisément ce chiffre ?
D'abord, l'Union produit de moins en moins d'énergie fossile. Première énergie primaire consommée dans les années 1960, le charbon ne se classe plus aujourd'hui qu'au troisième rang, derrière le pétrole et le gaz naturel. Une à une, les mines ferment.
Simultanément, l'épuisement progressif de ses réserves d'or noir, estimées à moins de huit années pour le même rythme de production (6), lie plus étroitement l'Union à ses fournisseurs russes, proche-orientaux, algériens et norvégiens. Enfin, l'extraction de gaz naturel européen diminue depuis 1996, alors que sa demande s'est fortement accrue au cours des quinze dernières années. En 2008, 62,3 % du gaz consommé (ou stocké) par les pays de l'Union provient des importations.
L'engouement pour le gaz tient en partie à son utilisation pour fabriquer de l'électricité. Alors que la part du nucléaire dans la production électrique européenne stagne depuis les années 1990 et que celle du pétrole et du charbon ne cesse de décroître, la part du gaz a triplé en quinze ans (voir le graphique page 57). La médaille a son revers. En construisant de nombreuses centrales à cycle combiné au gaz, les électriciens européens se retrouvent dépendants des importations et des variations de prix.
Comme avec le pétrole, le choix du gaz naturel dans la production d'électricité pose le problème de la sécurité d'approvisionnement de l'Union, donc de sa vulnérabilité vis-à-vis des pays exportateurs. De son point de vue, la situation est simple : 75 % du gaz importé en 2009 provient de seulement trois pays, la Russie, l'Algérie et la Norvège, et transite essentiellement par gazoduc (voir la carte page 57). Pour mieux se prémunir contre les incertitudes économique et géopolitique, les pays importateurs cherchent donc logiquement à diversifier leurs sources géographiques d'approvisionnement en recourant à un nouveau mode de transport, le méthanier.
Depuis 1985 et jusqu'à 2000, la baisse des prix du gaz avait favorisé la signature de contrats de distribution à long terme (vingt ou trente ans), impliquant la construction de nombreux gazoducs. Les prix de vente aux consommateurs finaux s'en trouvaient garantis, mais le processus enchaînait les pays importateurs aux pays exportateurs. L'un des axes de la libéralisation du secteur gazier a donc visé la multiplication des contrats à court terme afin d'encourager l'arrivée de nouveaux entrants sur les marchés. Il s'agissait non pas de réduire la dépendance énergétique européenne à l'égard de ses importations - elle est inéluctable en l'absence de capacités domestiques renouvelables -, mais de diversifier les fournisseurs.
Contrairement à celui du pétrole, le marché du gaz demeure régionalisé en raison des contraintes d'infrastructure liées aux gazoducs. Les régions "Europe", "Asie" et "Amérique" échangent peu entre elles. Mais l'internationalisation du marché se profile avec la montée en puissance du gaz naturel liquéfié (GNL) (7). Il est six cent fois moins volumineux qu'à l'état gazeux, et son expédition - via des méthaniers - comme son stockage se révèlent aussi flexibles qu'économiques. Une aubaine pour les contrats à court terme. Et pour les pays exportateurs qui misent sur ce nouveau produit : le Nigeria, le Qatar (troisièmes réserves mondiales), Trinité-et-Tobago (qui alimente surtout les Etats-Unis), mais aussi la Malaisie et l'Indonésie.
En 2005, 22 % des échanges gaziers mondiaux se sont effectués sous la forme de GNL. Toujours obsédée par la concurrence, l'Union a imposé, en 2003 (8), une contrainte aux opérateurs historiques : permettre l'accès des tiers au réseau et notamment aux terminaux de réception du GNL.
Ces contrats à court terme satisfont la Commission européenne car ils facilitent la rencontre entre l'offre (les fournisseurs) et la demande (les distributeurs) d'où découle le prix du marché du gaz. Tout paraît simple. Mais ce libéralisme boite : malgré le développement des gaz non conventionnels, le prix du marché reste en partie indexé sur celui du pétrole, dont l'instabilité constitue une incertitude supplémentaire pour les acheteurs. Et pour les exportateurs. Une dépendance mutuelle dont tous les acteurs aimeraient se défaire...
En effet, aborder la question de la dépendance énergétique européenne en se limitant au point de vue du client n'a pas grand sens. Il suffit d'adopter celui des pays producteurs pour comprendre que leur position de force est plus fragile qu'il n'y paraît. La plupart des pays qui fournissent du gaz à l'Europe lui vendent une part écrasante de leurs exportations (voir la carte page 57). Plus de 80 % de la production sortant de Russie ou d'Algérie achève sa course dans les terminaux européens, comme la quasi-totalité du gaz norvégien. Si bien que l'Union européenne n'est pas loin d'occuper une position de consommateur unique face à plusieurs producteurs ; une situation rare, baptisée "monopsone". Aussi désunie soit-elle sur cette question, et malgré des politiques énergétiques divergentes en son sein, l'Union équilibre en quelque sorte sa dépendance par celle de ses obligés.
Pour compenser cette conjoncture et les risques qui en découlent, certains producteurs tentent de réorienter une part de leurs exportations (vers la Chine notamment) et de s'implanter sur le marché européen en aval pour devenir également distributeurs finaux. Dans ce cadre, la compagnie russe Gazprom, principal fournisseur en gaz de l'Union (elle lui fournit un quart de ses approvisionnements), construit, en partenariat avec de grands groupes européens, des gazoducs qui concurrencent... ceux créés par des pays de l'Union européenne.
Nord Stream, le gazoduc reliant la Russie à l'Allemagne par le nord de l'Europe, dont la première tranche devrait être achevée en 2011, se construit ainsi avec la participation de GDF-Suez, des énergéticiens germaniques E.ON et BASF et de la société néerlandaise de transport de gaz Gasunie. Prévu pour alimenter le sud-est de l'Europe depuis la Russie, le gazoduc South Stream, assemblé notamment avec l'aide d'EDF et de l'italien ENI, devrait voir le jour en 2015. Il concurrencerait sévèrement le gazoduc Nabucco, prévu pour acheminer le gaz de l'Iran jusqu'à l'Autriche, via la Turquie. Initialement attendu pour 2013, Nabucco, qui contourne la Russie, a du plomb dans l'aile et manque de financement : la participation de Gaz de France (GDF) a été rejetée par la Turquie au motif que la France a reconnu le génocide arménien.
Complétant son costume de fournisseur par celui de distributeur, Gazprom viendrait aussi concurrencer GDF-Suez sur le marché français. A terme, le géant russe souhaiterait commercialiser directement 10 % du gaz naturel consommé en France (9). Une position qui laisse craindre des comportements anticoncurrentiels : "Si l'entreprise Gazprom s'implante plus largement sur le marché de la fourniture de gaz en Europe, elle pourra augmenter stratégiquement le coût de ses concurrents en leur vendant du gaz à un prix élevé tout en vendant directement à ses clients finaux son propre gaz à un prix beaucoup plus compétitif (10). "
Menacés par l'évolution de la structure des échanges gaziers, les pays exportateurs pourraient aussi chercher à développer des ententes. Si, à court terme, l'option d'un cartel n'est guère envisageable - trop d'hété-rogénéité dans les ambitions de ces pays -, elle n'est pas à écarter à moyen terme. Le regroupement des principaux pays exportateurs de gaz sur le modèle de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) pourrait entraîner une hausse des prix ou une diminution des volumes de production.
Avec ses faibles réserves prouvées et sa forte production, la Norvège devrait voir ses ressources gazières s'épuiser plus rapidement que celles des autres pays "cartellisables". La Russie, l'Algérie, et pourquoi pas la Libye et le Nigeria, constitueraient alors une base forte pour un cartel, avec le risque de voir la Russie se comporter en "entreprise dominante".
Pareille entente sonnerait le glas de la libéralisation énergétique européenne : en amont, des pays exportateurs qui fixent les prix et les quantités à produire ; en aval, des entreprises déstructurées et mises en concurrence. Dans ces conditions, la solution préconisée par Bruxelles ne surprend guère : exporter la concurrence chez les pays producteurs. La Commission préconise d'ailleurs que les accords avec des pays tiers puissent "contenir des dispositions en matière d'ouverture des marchés, d'investissements, de concurrence et de convergence des réglementations (11)". Une utopie ? Une obsession.
Concentrée sur le respect et l'extension de la libre concurrence, la Commission en vient à oublier que l'économie est mondialisée. Le problème réside moins dans la dépendance énergétique de l'Union que dans son intégration économique au sein des échanges internationaux de ressources non renouvelables.
Plutôt que d'inciter les géants publics de l'énergie à investir dans des unités de production et à dialoguer avec les opérateurs étrangers, elle a préféré démanteler les monopoles historiques. A défaut de favoriser l'efficacité, son dogmatisme a engendré un oligopole d'entreprises privées plus préoccupées par le service de leurs actionnaires que par celui des "usagers" transformés en "clients".
Une autre politique, tout aussi européenne mais moins éblouie par les lumignons idéologiques en vogue à Bruxelles, aurait consisté à édifier une entreprise énergétique unique garante d'un service public européen. Même les spécialistes les moins interventionnistes s'accordent sur un point : les réseaux de distribution et leurs infrastructures constituent des monopoles naturels et devraient être gérés par une seule et même entité.
Adossé à une relance du nucléaire civil, au développement des énergies renouvelables et à des importations diversifiées de gaz naturel, cet hypothétique monopole public, sorte d'EDF-GDF européen, aurait pu prendre en charge le transport, la distribution et une partie de la production de l'énergie européenne. Une occasion manquée de réduire sensiblement les coûts collectifs (une seule facture, une seule entité pour gérer toutes les énergies, pas de coûts de transaction, pas d'incompatibilité administrative...) et les émissions de gaz à effet de serre. Mais pour donner vie à ce projet, il aurait fallu une autre Europe...
Gaz non conventionnels
M. R.Longtemps inexploités car trop coûteux et techniquement inaccessibles, les gaz dits "non conventionnels" (essentiellement situés dans des zones argileuses ou à proximité du charbon et connus sous le nom de schiste ou de grisou) s'avèrent être une nouvelle ressource pour les industriels gaziers et pour les Etats. La diminution des coûts d'extraction et la multiplication des zones de forage changent progressivement la donne sur le marché mondial du gaz. D'après l'Agence internationale de l'énergie (AIE), le gaz est la source d'énergie qui connaîtra le plus fort développement dans les trente-cinq prochaines années... grâce notamment aux gaz non conventionnels.
Ce nouvel élan pourrait mettre à mal les échanges internationaux de gaz naturel car la dépendance des pays importateurs serait amoindrie. Ainsi, aux Etats-Unis, le gaz non conventionnel a représenté la moitié de la production gazière en 2009. En Europe, les compagnies gazières et pétrolières sondent les sols et se lancent dans le forage. On prospecte jusque sur le Larzac.
Reposant sur des contrats à court terme, et longtemps perçu comme l'avenir du transport du gaz, le gaz naturel liquéfié (GNL) est forcément la première victime de cette nouvelle relative autonomie énergétique des pays importateurs. La quantité de GNL importé par les Etats-Unis, par exemple, est passé de 21,8 milliards de mètres cubes en 2007 à 12,8 en 2009.
Toutefois, cette nouvelle espérance de voir se réduire le taux de dépendance énergétique des Etats européens a un caillou dans la chaussure. L'extraction et l'exploitation des gaz non conventionnels ne sont pas vraiment écologiques : elles polluent massivement les rivières et assèchent les nappes phréatiques. Pourra-t-on alors préconiser des forages au nom de l'indépendance énergétique alors que l'on cherche vaillamment à responsabiliser les peuples au sujet de l'environnement ?
Eclairages
Olivier Pironet
Christian Ngô, L'énergie. Ressources, technologies et environnement, Dunod, Paris, 2008 (3e éd.). Cet ouvrage pédagogique de Christian Ngô, physicien et directeur scientifique auprès du haut-commissaire à l'énergie atomique, fait le point sur les différentes sources d'énergie et sur leur utilisation.
"La ville dans la transition énergétique", Les Annales de la recherche urbaine, n° 103, juillet 2007, Plan urbanisme, cons-truction, architecture (PUCA), La Défense (92). Nouvelles technologies, habitat et déplacements, comparaisons internationales, risques liés à la libéralisation du secteur, etc. : éclairages sur "une économie généralisée de l'énergie" en milieu urbain.
European Fuel Poverty and Energy Efficiency (EPEE), "Evaluation de la précarité énergétique en Belgique, Espagne, France, Italie et Royaume-Uni", 2009 (www.fuel-poverty.org). Selon cette étude comparative de l'EPEE sur la précarité énergétique en Europe, entre 50 et 125 millions d'Européens connaîtraient des difficultés d'accès à l'énergie et auraient des arriérés dans leur facture d'eau, de gaz ou d'électricité.
Richard Douthwaite, The Growth Illusion. How economic growth has enriched the few, impoverished the many and endangered the planet, New Society Publishers, Gabriola Island (Canada), 1999. Démontant le dogme de la croissance et les travers du "toujours plus", l'auteur prône la décroissance.
(1) "Une stratégie européenne pour une énergie sûre, compétitive et durable", Commission européenne, COM (2006) 105 final, Bruxelles, 8 mars 2006.
(2) Commission européenne, COM (2006) 851 final, 10 janvier 2007.
(3) Commission de régulation de l'énergie, Paris, 11 août 2008.
(4) Le taux de dépendance est la différence (importations-exportations) divisée par la consommation brute.
(5) Energie primaire : énergie naturelle avant transformation (hydrocarbures, nucléaire, vent...). La consommation européenne d'énergie primaire a baissé de 2,2 % en 2007 et a légèrement augmentée en 2008.
(6) Le ratio réserves-production, actuellement de 7,8, évolue chaque année en fonction de l'exploitation de nouveaux gisements et des innovations dans l'extraction des énergies fossiles.
(7) La liquéfaction survient quand on refroidit le gaz naturel à la température de - 161 ºC.
(8) Dans la directive 2003/55/CE établissant des règles communes pour la création d'un marché gazier.
(9) Cf. "Quand Gazprom impose sa loi", Alternatives économiques, Paris, septembre 2008. Sur Gazprom, lire aussi Jonathan P. Stern, The Future of Russian Gas and Gazprom, Oxford Institute for Energy Studies, Oxford (Royaume-Uni), 2005.
(10) Edmond Baranes, François Mirabel et Jean-Christophe Poudou, "Un divorce risqué dans le gaz en France", Les Echos, Paris, 3 novembre 2008.
(11) Livre vert 2006, op. cit.
© 2011 Manière de voir. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire